L’Arche de la Rebellerie
Une expérience d'économie solidaire et de développement durable
Une expérience d’économie solidaire et de développement durable
L’auteure de ce document de réflexion a vécu plusieurs années au sein de la communauté de l’Arche de la Rebellerie en France. Cette dernière offre un lieu de vie et un travail à des personnes en situation de handicap mental. Le travail y est envisagé comme un moyen privilégié d’intégration, et comme une source de croissance, de dignité et d’épanouissement. Une des activités de la Rebellerie est la production de vins biologiques. L’auteure montre que, si la société actuelle fonctionne selon des logiques de compétitivité, de rentabilité et d’efficacité, cette expérience de production de vins témoigne que d’autres logiques sont possibles et existent, font place à la fragilité et portent du fruit, tant au niveau écologique qu’au niveau humain.
La communauté de l’Arche de la Rebellerie, membre de la fédération internationale des communautés de l’Arche de Jean Vanier[1], est située en Anjou, dans l’Ouest de la France. Fondée en 1978 par un couple d’éducateurs sur le site de la ferme familiale, la Rebellerie offre un lieu de vie et un travail à des personnes en situation de handicap mental. Habilitée par les services sociaux français en tant qu’établissement médico-social, la Rebellerie est une communauté de foi, enracinée dans la tradition chrétienne et respectueuse des convictions de chacun. Elle rassemble des personnes ayant un handicap et des amis et assistants[2] qui construisent ensemble une vie de partage et de relations fraternelles.
De par l’identité rurale de la Rebellerie, le travail a toujours constitué une dimension importante de la vie de la communauté. Envisagé comme étant source de dignité, de croissance et d’épanouissement, il est aussi vécu comme un moyen privilégié d’intégration pour les personnes accueillies[3].
Le travail y est organisé dans le cadre d’une structure ESAT (Etablissement ou Services d’Aide par le Travail, équivalent français des Entreprises de Travail Adapté belges ). Celui-ci comporte un atelier de sous-traitance industrielle, un atelier de fabrication de confitures, un élevage de volailles avec un service d’abattage et enfin une activité importante liée a la production de vins biologiques[4]. Le travail dans la vigne, proche de la terre et du rythme des saisons, offre un cadre idéal pour soutenir la croissance des personnes en situation de handicap et pour construire un mode de production agricole écologiquement durable.
C’est à cette dernière expérience que nous nous intéressons dans le cadre de cette analyse.
Un vignoble pas comme les autres…
A la Rebellerie, l’ensemble de la production viticole, de la plantation de la vigne à la commercialisation du vin, est assuré par une équipe de 12 travailleurs de l’ESAT accompagnés par deux assistants ainsi qu’un maître de chais. En 2000, la Rebellerie a eu la première certification AB (Agriculture Biologique) pour certaines parcelles de vigne. Actuellement, les 25 hectares du vignoble sont certifiés issus de l’agriculture biologique, avec le label AB. La vigne est donc cultivée sans engrais chimiques ni pesticides de synthèse, sans désherbant et l’essentiel du travail est fait à la main, du soin du vignoble à la vendange.
En outre, un cahier de charges pour une vinification biologique est en cours d’élaboration, sans doute pour la prochaine vinification en 2012[5].
Le choix de travailler en agriculture biologique s’enracine dans une préoccupation environnementale autant que dans une perspective de développement humain. Nous nous intéressons à cette double approche dans la suite de cette analyse.
La production viticole se fait en plusieurs étapes ; à chaque saison ses travaux : taille, ébourgeonnage, palissage, traitement, entretien des piquets, replantation et puis la vendange. Viennent ensuite la vinification, la mise en bouteille et enfin la commercialisation. Cette dernière étape est généralement assurée en tandem par un travailleur accompagné d’un assistant, qui vont en tournée dans diverses régions de France (et même jusqu’en Belgique !) pour faire découvrir leurs produits et la particularité de ce qu’ils vivent à la Rebellerie. Les ventes se font généralement chez des particuliers, sous le mode d’une rencontre conviviale … avec bien sûr une dégustation !
Parallèlement au travail dans le vignoble de la Rebellerie, certains travailleurs assurent également des prestations chez des viticulteurs voisins.
Mettre l’humain et la nature au cœur du système de production
Le modèle économique actuel et, de manière plus générale, la société fonctionnent sous le signe de la compétitivité, de la croissance, de l’efficacité et de la rentabilité à tout prix. Nous savons aujourd’hui les conséquences que cela peut avoir en matière environnementale mais aussi sociale. Les personnes en situation de handicap sont le plus souvent exclues de ce modèle dominant. L’expérience vécue dans les communautés de l’Arche et plus particulièrement à la Rebellerie témoigne qu’un autre modèle de société est possible et existe, basé non plus sur le pouvoir des plus forts mais dans lequel la fragilité et la limite peuvent exister et porter du fruit. Cette perspective nous semble particulièrement intéressante aux niveaux écologique et humain.
D’un point de vue environnemental, les limites de l’agriculture industrielle intensive a l’échelle planétaire ne sont aujourd’hui plus à démontrer (dégradation de la qualité des sols, de l’air et de l’eau, déséquilibres de la faune et de la flore, etc.). La viticulture biologique tente d’apporter une réponse différente, en travaillant non pas à combattre les « ennemis » de la vigne, mais à les contenir en recréant les équilibres, à réactiver la vie des sols, à renforcer la résistance naturelle des plantes et à soutenir les cycles naturels. Elle tient également compte des limites de ce que la terre peut donner. On ne force pas, on ne cherche pas à augmenter le rendement de la vigne en utilisant des produits de synthèse ou en remplaçant le travail manuel par des machines. En outre, cette approche permet aux personnes en situation de handicap d’être acteurs face aux enjeux environnementaux actuels.
Cette approche écologique prend tout son sens parce qu’elle s’enracine dans une perspective de développement humain. La centralité accordée à la personne humaine dans son intégralité et à la relation caractérise le projet de la Rebellerie. Cela nous semble intéressant, surtout à l’heure où le culte de la performance[6] et du chacun pour soi triomphent.
Le processus choisi pour la commercialisation du vin est particulièrement éclairant. En choisissant le contact direct avec les consommateurs – et donc la suppression de tous les intermédiaires – la Rebellerie témoigne de la volonté de remettre la relation au centre de l’activité de production, et plus spécifiquement la relation avec des personnes que notre société tend à exclure. Les « tournées » dont nous avons parlé plus haut constituent en effet des moments privilégiés pour rencontrer les clients, parler de ce qui se vit à la Rebellerie et donc pour créer du lien social. La rencontre, l’échange humain et la convivialité y tiennent une place centrale. Elles sont aussi l’occasion pour les personnes de la Rebellerie d’être valorisées et reconnues pour la qualité de leur travail. Bien souvent, la qualité des produits aide aussi à changer le regard de certains clients sur le handicap.
Parallèlement aux ventes, les travaux effectués chez des viticulteurs voisins à titre de prestations extérieures permettent aux travailleurs d’intégrer un tissu économique et social qui les valorise. Ils acquièrent par là un vrai métier, celui de vigneron et sont reconnus pour leurs savoir-faire.
Conclusion
Le projet vécu à l’Arche de la Rebellerie est une expérience parmi tant d’autres qui cherchent à construire un autre modèle de société. Elle témoigne que l’être humain ainsi que ses relations avec la terre peuvent être mises au centre de l’activité de production pour créer une économie à échelle humaine, solidaire, conviviale et écologiquement durable.
Des choix politiques sont bien sûr essentiels en matière environnementale et sociale, mais cette initiative peut donner espoir à ceux et celles désireux de s’engager en faveur d’une économie solidaire. De plus, elle invite à porter un nouveau regard sur le handicap et sur la fragilité. La prise en compte des fragilités dans le système de production peut être source d’une attention croissante portée à l’autre et par là d’une croissance relationnelle, conviviale et même spirituelle.
Enfin, il nous apparait important de souligner qu’un véritable développement durable ne pourra se faire qu’en continuant à construire des ponts entre les êtres humains et en retrouvant le caractère sacré de la vie et du lien avec la terre[7].
Notes :
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[1] La première communauté de l’Arche a vu le jour en 1964 dans le petit village de Trosly-Breuil, dans l’Oise, lorsque Jean Vanier invita Philippe et Raphael, deux hommes ayant un handicap mental à partager sa vie, à la lumière de l’Evangile. Très rapidement, des jeunes du monde entier furent attirés par cette nouvelle forme de vie communautaire et joignirent Trosly. Les années qui ont suivi ont vu la naissance de nouvelles communautés dans des contextes religieux et culturels divers : France, Canada, Inde, etc. Aujourd’hui, la fédération de l’Arche compte 137 communautés dans près de 40 pays. Pour plus de renseignements sur l’Arche, voir www.larche.org, et sur la Rebellerie voir www.arche-larebellerie.org.
[2] Le terme “assistant” est généralement utilisé à l’Arche pour désigner ceux et celles qui vivent un engagement auprès des personnes ayant un handicap, pour une durée courte ou plus longue et qui participent à la vie communautaire. Les assistants accompagnent les personnes accueillies dans la vie ensemble au foyer ou au travail dans les divers ateliers.
[3] Charte des Communautés de l’Arche.
[4] Parallèlement à l’ESAT, la Rebellerie dispose de trois foyers d’hébergement accueillant une trentaine de personnes, ainsi qu’un Foyer Occupationnel, dont la particularité est d’accueillir des personnes dont le handicap ne permet pas ou plus d’intégrer une activité professionnelle.
[5] La vinification biologique implique une réduction des interventions du maître de chai au plus strict minimum pour préserver l’évolution naturelle du vin, ainsi que l’utilisation du minimum de soufre nécessaire à sa bonne conservation.
[6] Nous devons cette expression au livre d’Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
[7] Voir à ce sujet Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, 2010.