Le 17 juin 2019

Le « Donut », nouvelle boussole pour l’humanité

Le concept du « Doughnut » – oui, oui, ce célèbre beignet américain, mieux connu comme le « Donut » chez nous –, est un outil visuel développé par l’économiste Kate Raworth[1], qui permet d’expliquer les liens intrinsèques entre inégalités sociales et limites environnementales. De quoi s’agit-il ?

Un plafond environnemental…

D’aucuns connaissent déjà ce diagramme (de Johan Rockström, de l’université de Stockholm), présentant les neuf seuils planétaires à ne pas dépasser. Il s’agit des changements climatiques, de l’intégrité de la biosphère (érosion de la biodiversité et dérèglement des écosystèmes), du changement d’occupation des sols, de l’acidification des océans, de l’utilisation mondiale de l’eau douce, des flux biogéochimiques (les cycles de l’azote et du phosphore), de l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, de la croissance des aérosols atmosphériques, de la dissémination de nouvelles substances (la pollution chimique).

source : https://www.nature.com/articles/461472a/figures/1


Ces seuils forment un « plafond environnemental », montrant les limites à l’intérieur desquelles l’économie globale doit opérer si l’humanité veut maintenir de bonnes conditions de vie sur terre et ne pas courir de risques significativement plus élevés de changements irréversibles du système terrestre. Les limites définissent un « espace sûr » pour l’humanité. Or, au moins quatre limites ont déjà été dépassées, à savoir celles du changement climatique, de l’intégrité de la biodiversité, des flux d’azote et de phosphore, et de la reconversion des terres.

… et un plancher social…

En introduisant un anneau intérieur à ce schéma, le Donut de Kate Raworth permet d’ajouter à ce plafond environnemental un « plancher social » qui complète les neuf limites environnementales par douze objectifs sociétaux. Ce plancher social permet d’identifier les niveaux de privation en-deçà desquels les personnes ne peuvent mener une vie digne. Ces douze objectifs sont basés sur les droits humains (et les standards minimum du bien-être humain tels qu’établis par les Objectifs de Développement Durable adoptés par tous les États membres des Nations unies) et donnent le contour d’un « espace juste » pour l’humanité : la sécurité alimentaire, l’eau et son assainissement, l’accès aux soins de santé, les revenus et le travail, l’accès à l’éducation, l’accès à l’énergie, l’égalité des sexes, l’équité sociale, les réseaux[2], la représentation politique, la paix et la justice.

source : https://usbeketrica.com/article/kate-raworth-theorie-donut-croissance


… pour un espace sûr et juste pour l’humanité

Entre le plancher social et le plafond environnemental se situe l’espace sûr et juste pour l’humanité, c’est-à-dire l’espace pour un développement économique inclusif et durable. Actuellement, les limites sont transgressées des deux côtés.

Une des idées phares de l’encyclique Laudato si’, à savoir qu’il faut « écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (LS 49), se trouve ainsi résumée de façon ludique en une viennoiserie emblématique de la culture américaine : de quoi marquer les esprits !

Le Donut, une nouvelle boussole pour changer de cap

Le Donut est un bon outil pour aider à penser : comment ma manière de vivre impacte-t-elle la capacité de l’humanité à vivre à l’intérieur du Donut ? Et si les décideurs politiques utilisaient ce diagramme ? Et si ce schéma était à la base du système financier ? Et si les choix d’investissements dans la technologie prenaient le Donut pour principe premier ? Et si c’était le premier schéma enseigné aux étudiants en économie ? Si le Donut était pris au sérieux ? Cela permettrait de rencontrer les besoins de tous à l’intérieur des limites de la planète.

Vers une réconciliation des « gilets jaunes » et des « gilets verts » ?

L’humanité est loin de vivre à l’intérieur du Donut, dans cet espace sûr et juste pour tous les êtres humains. Conséquence : on voit apparaître des « gilets jaunes », qui réclament plus de justice sociale, et des « gilets verts », qui marchent pour que les changements climatiques (et plus largement la protection de l’environnement) soient pris au sérieux. Si l’on reste dans une vision de court terme, c’est le dilemme : pensons par exemple à l’argument des risques pour l’emploi d’une réorientation des modes de vie consuméristes. Mais si l’on pense à long terme, il nous faut une vision qui lie les deux combats, les prenne en compte simultanément et aide nos sociétés – et leur mode d’organisation sociale, économique, financière, politique… – à changer de cap.

L’avantage du cadre visuel du Donut est de nourrir l’imaginaire collectif en montrant l’interdépendance des réalités sociales et des contraintes environnementales. La dynamique de cet espace sûr et juste est complexe : « la pression s’exerçant sur l’environnement peut exacerber la pauvreté et vice-versa »[3]. Il ne faut pas que les efforts accomplis pour rester dans les limites planétaires se fassent au détriment des droits sociaux. De même, il importe que les politiques publiques visant l’éradication de la pauvreté tiennent compte du plafond environnemental.

L’outil du Donut apporte une nouvelle manière de représenter le développement durable. Comme le souligne Kate Raworth, « cela fait longtemps que les défenseurs des droits de l’homme mettent en relief la nécessité de satisfaire la revendication par chaque personne des aspects essentiels à la vie, tandis que les économistes écologiques ont souligné la nécessité de situer l’économie dans des limites environnementales. Ce cadre rassemble ces deux aspects, créant un système fermé limité à la fois par les droits de l’homme et la durabilité environnementale. L’espace qui en résulte – le Donut – est le lieu où se produit le développement économique inclusif et durable. Il n’implique aucune limite pour le bien-être humain : c’est en effet dans cet espace que l’humanité a les meilleures chances de prospérer »[4].


Le Pape François, dans son encyclique Laudato si’ (publiée en juin 2015), ne dit pas autre chose : « Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature » (LS 139). « Tout est lié », répète-t-il. Et c’est parce que tout est lié qu’il faut tout intégrer : d’où sa proposition du paradigme de l’écologie intégrale[5]. De même, les Objectifs de Développement Durable (2015) que les États membres des Nations Unies se sont engagés à poursuivre tiennent compte tant des droits humains que de l’intégrité écologique de la Planète.

Ni Laudato si’, ni les Objectifs de Développement Durable n’offrent de programme politique clé-sur-porte. Le Donut de Kate Raworth non plus. Ces différents apports nous donnent un cap, mais ils ne nous dispensent pas de réfléchir, de dialoguer, de mettre des idées en débat… Bref, de faire vivre la démocratie.

Quid de la croissance économique ?

Qu’en est-il de la croissance économique dans une société qui prendrait le Donut pour boussole ? Beaucoup le savent, y compris parmi nos dirigeants : un modèle économique basé uniquement sur la croissance du PIB n’est ni inclusif, ni durable. On ajoute volontiers un adjectif pour qualifier la croissance économique : croissance verte (ou plus verte), inclusive, durable, résiliente, partagée, équitable, intelligente, etc. On ne sait pas par quoi la remplacer. Pour sa part, Kate Raworth se définit comme « agnostique de la croissance ». Ainsi, nous avons besoin d’un nouveau modèle économique dans lequel on ne sait pas d’avance si le PIB va croitre ou décroitre. Là n’est plus la question. Inutile donc, voire même contre-productif, de parler de décroissance, car c’est toujours se définir par la croissance. Dans l’« économie du Donut », certaines choses doivent croitre, d’autres décroitre. Mais la croissance du PIB n’y est plus la boussole qui nous guide, juste un indicateur parmi d’autres.

Notes :

  • [1] J’ai entendu Kate Raworth, économiste de l’université d’Oxford, lors du colloque « Réduire les inégalités, une exigence écologique et sociale » organisé par le CERAS en février 2017. Cette analyse se base en partie sur sa conférence. Voir son interview dans la Revue Projet n°356, février 2017 : « Inégalités, un défi écologique ? ». Kate Raworth a élaboré sa « théorie du Donut » alors qu’elle travaillait pour Oxfam Grande-Bretagne. Sa réflexion a initialement été publiée dans un « document de discussion » d’Oxfam (2012). Voir www.oxfamfrance.org/actualite/la-theorie-du-donut-une-nouvelle-economie-est-possible/.

    [2] Le mot « réseaux » fait référence tant au fait de pouvoir compter sur des proches en cas de nécessité, qu’à l’accès au réseau de communication digitale. Voir Kate Raworth, « A Doughnut for the Anthropocene : humanity’s compass in the 21st century », et « A Doughnut for the Anthropocene – appendix », The Lancet, Planetary Health, mai 2017. Disponibles en ligne.

    [3] Kate Raworth, « Un espace sûr et juste pour l’humanité. Le concept du Donut », document de discussion d’Oxfam.

    [4] Idem, p. 19.

    [5] Pour une présentation de la lettre encyclique Laudato si’ et le concept d’écologie intégrale, voir l’analyse « Laudato si’. Quand l’Église catholique invite à l’écologie intégrale », sept. 2015. Disponible sur www.centreavec.be.