En Question n°133 - juin 2020

Le temps des vacances

Des Golden sixties à la crise du coronavirus

« Je conseillerais de faire une pause en ce qui concerne les voyages à l’étranger.[1] » Nous sommes le 19 mars 2020 et le virologue-vedette Marc Van Ranst est interviewé dans Het Laatste Nieuws. Sans détour, l’homme conseille aux Belges de ne pas quitter le pays à l’été prochain. « L’année dernière, j’étais dans les Ardennes, c’était très chouette. J’opterais maintenant aussi pour des vacances dans mon propre pays. » C’est une bombe ! Et ce n’est pourtant que le début. « Dans ce genre de période, on se dit que voyager est accessoire et que la priorité est de sauver un maximum de vies[2] », ajoute, deux jours plus tard, Arnaud Feist, qui n’est pourtant autre que le CEO de Brussels Airport. Quelques semaines plus tard, à la veille de l’été, bien des familles ignorent encore à quoi ressembleront leurs vacances…

crédit : Brandon Nelson – Unsplash


L’attrait de l’étranger

Cette année est véritablement exceptionnelle. Car les Belges adorent voyager. Et ils adorent voyager à l’étranger. En la matière, ils font d’ailleurs figure d’exceptions. En Europe, en effet, la majorité des touristes visitent leur propre pays. D’après Eurostat, en 2017, 73% des voyages effectués par des Européens sont nationaux. En France, on atteint les 87%. Les chiffres sont encore plus élevés au Portugal (89%), en Espagne (91%) et en Roumanie (94%). Les Belges se trouvent de l’autre côté de l’échelle : 12 des 15 millions de voyages comptabilisés en 2017, soit environ 80%, étaient à l’étranger[3].

Comment les Belges se déplacent-ils ? Eurostat livre aussi des indications à ce sujet. La vedette, c’est la voiture. C’est avec elle que 55% des voyages sont effectués. Puis vient l’avion (33,3%). Presque négligeables sont les chiffres du train (6,6%) et de l’autocar (3,4%)[4]. Si le rail a davantage de succès en France et en Allemagne, même là, il ne concerne qu’une minorité des voyages (respectivement 15 et 14%). Regrettable lorsque l’on sait que ce moyen de transport est largement moins polluant que la voiture ou l’avion…

Encore des chiffres ? Ceux des dépenses ! Le baromètre des vacances 2019 d’Europ Assistance confirme l’appétence du Belge pour les vacances. Rien que pour l’été, ils déclarent prévoir un budget de 2.242 €[5]. Ce qui place nos compatriotes au quatrième rang des dix pays européens sondés. À relever : pourtant plus pauvres en moyenne, les francophones prévoient un budget vacances plus élevé que les Flamands…

Ces chiffres sont de vifs indicateurs de notre temps. Ils s’inscrivent aussi dans une lente évolution. 

« Un fait de civilisation »

1936. Chez nous, c’est le 27 juin de cette année-là que sont instaurés les congés payés. Il s’agit d’un tournant : dorénavant, le salarié pourra s’absenter de son travail sans rien perdre de son salaire. Et il ne va pas s’en priver. Pour nombre d’entre eux, les années 1930 sont synonymes de premières vacances. C’est évidemment la côte belge qui attire le plus. Dès la fin du 19e siècle, des villes comme Knokke et Ostende accueillent déjà de nombreux touristes, mais il ne s’agissait alors que de personnes fortunées. Dorénavant, le tourisme va se démocratiser. Les milieux populaires ne sont d’ailleurs pas oubliés. Dans la sphère socialiste comme dans les milieux chrétiens, des « centres de vacances » sont ouverts au profit des moins riches.

La tendance se confirme au lendemain de la Seconde Guerre, portée par l’enthousiasme des « Trente glorieuses » [6]. De plus en plus de Belges partent. Et ils partent de plus en plus loin. Si les Ardennes et la mer du Nord continuent à avoir la cote, un nombre croissant de vacanciers préfèrent quitter le pays. En 1948, 43,1% des séjours se font hors des frontières. En 1956, on est passé à 47,9%. Cette tendance lourde s’accompagne d’une diversification des destinations. Progressivement, le podium historique « France-Suisse-Pays-Bas » perd des parts de marché au profit de destinations plus lointaines telles l’Autriche, l’Italie et l’Espagne.

La montée en puissance des vacances s’inscrit dans un contexte global. De plus en plus, l’individu s’aperçoit que le monde ne se réduit pas au travail. De plain-pied, il entre dans la société de consommation. Ciblée par les campagnes de publicité, la ménagère acquiert divers appareils qui vont faciliter sa vie. Et bientôt, chaque famille de la classe moyenne dispose de son propre téléviseur. La vie sociale se diversifie. Sous de nombreuses formes, les loisirs se développent. « Au crépuscule des golden sixties, à l’aube du temps des crises, le tourisme est bel et bien un fait de civilisation, un enjeu et un levier. Un phénomène dont l’ampleur ne cesse de s’affirmer[7] », ont pu écrire les historiens Vincent Dujardin et Michel Dumoulin.

Prudence, toutefois : si de plus en plus de Belges partent en vacances, de nombreux citoyens restent chez eux. En 1948, 33,3% de la population effectuent un (ou plusieurs) voyage(s) d’agrément annuel(s). Ils sont 38,4% en 1956 et 40,1% en 1979. La croissance est continue mais la proportion de non-partants demeure majoritaire. Question d’argent, bien sûr. Mais pas seulement : en 1956, 68% des Belges disposent de ressources leur permettant de voyager. Or, comme on l’a vu, seuls 47,9% partent réellement…

Les dernières décennies ont accéléré ces processus. En 2018, 64% des Belges ont effectué au moins un voyage touristique. Au total, 19,1 millions de voyages ont été comptabilisés au départ de chez nous. La diversification des destinations se confirme aussi. En la matière, des modes se manifestent. À la fin des années 1990, les Belges se ruent ainsi soudainement vers la Turquie[8]. Plus fondamentalement, l’allongement des distances se vérifie. En 2018, 84% des séjours de plus de trois nuits ont été enregistrés au sein de l’Union européenne. Ce qui veut aussi dire que 16% l’ont été en dehors…

Longtemps sous-évalué

Évidemment, la Belgique n’est pas un cas isolé. À l’échelle du monde, les chiffres sont fous. Et ils le sont chaque année un peu plus. En 2019, 1,5 milliards de touristes internationaux ont été comptabilisés, soit 4% de plus qu’en 2018 qui était déjà… une année-record[9]. En réalité, cela fait plus de dix ans que le nombre de touristes augmente chaque année. En janvier dernier, l’Organisation mondiale du Tourisme (OMT) tablait d’ailleurs sur une nouvelle croissance pour 2020. C’était évidemment avant la crise du coronavirus. Avant le report des Jeux Olympiques de Tokyo. Avant l’annulation de la Coupe d’Europe de football. Avant la fermeture des frontières…

Le tourisme est un acteur-clé de notre système-monde. Il est l‘un des moteurs les plus puissants de l’économie mondiale. Car les gens qui se déplacent – et cela a un coût – se nourrissent aussi. Ils logent, achètent des souvenirs, participent à des excursions organisées… Bien des économies locales, bien des emplois, sont largement dépendants du tourisme ! À relever : le secteur génère de nombreux emplois à faible qualification. Il permet donc à des populations peu formées de bénéficier d’un revenu.

Au-delà, le tourisme agit sur le réel. En traçant des routes, en ouvrant des pistes, en créant des circuits, il le fabrique. Il forge de nouveaux paysages. Inévitablement, il façonne aussi le regard que l’on porte sur le monde. Il permet d’élargir les horizons, de faire des rencontres, d’apprendre la différence, de goûter l’altérité.

Malgré son importance, le secteur a longtemps été sous-évalué, notamment par les décideurs politiques. « Jusqu’à ces dernières années, le tourisme n’a jamais bénéficié d’une attention particulière de la part des dirigeants politiques de la planète, à l’exception de ceux des pays pour lesquels il constitue une ressource essentielle de devises[10] », pouvait écrire, en 2013, Gérard Ruiz, ancien président du Partenariat mondial pour le tourisme durable. L’homme regrettait aussi l’absence d’une réflexion du secteur sur certaines implications de son activité. « Jusqu’à présent, les acteurs du tourisme international, publics et privés, se sont peu préoccupés des conséquences liées au développement touristique dans les pays récepteurs. » En clair, ce n’est que du seul touriste que les acteurs du secteur ont longtemps pris soin. Négligeant largement l’impact des déplacements sur les sociétés accueillantes. Et sur l’état de la planète.

180 litres d’eaux usées

Il est aujourd’hui manifeste que si le tourisme produit de nombreux fruits, il a aussi un sacré coût. Sur l’environnement notamment. En 2018, une étude a montré que la part du tourisme dans la production de gaz à effet de serre liée à l’activité humaine avait longtemps été sous-évaluée. Elle représenterait en réalité 8%[11]. Les chercheurs ont aussi montré que les voyageurs les plus aisés – les plus dépensiers – laissaient la plus forte empreinte carbone derrière eux. Conclusion : ceux qui tirent la croissance économique du secteur sont aussi ceux qui polluent le plus. Plutôt gênant… Cela s’explique notamment par l’usage important de l’avion, mais aussi par le mode de vie adopté par certains touristes. Étonnant phénomène : alors qu’à la maison, ils ne changent leurs serviettes de bain qu’une fois par semaine, lorsqu’ils sont à l’hôtel, certains touristes exigent que leur serviette soit remplacée quotidiennement. De même, alors qu’ils minutent habituellement leur douche, certains ne comptent plus leurs bains dès qu’ils arrivent à l’hôtel. « C’est la vacance des valeurs qui fait la valeur des vacances[12] », a pu écrire Edgar Morin, insistant sur le brouillage des repères sociaux habituels, propre au temps des vacances. Les chiffres donnent le tournis :

« un touriste international génère environ 180 litres par jour d’eaux usées et consomme six à neuf fois plus d’eau quotidiennement qu’un habitant dans les pays en développement ; un hôtel de niveau international dans un pays comme l’Égypte consomme autant d’énergie électrique que 3.600 familles de classe moyenne[13] ».

Se pose aussi la question de la redistribution des richesses. Lorsqu’il fait l’objet d’une stratégie claire, le tourisme peut avoir des retombées positives sur une économie locale. Mais ce n’est pas toujours le cas – surtout lorsque le niveau de corruption est important. Par ailleurs, le tourisme entraîne aussi, à proximité des grands sites, une augmentation du coût de la vie, dont les locaux sont les premières victimes.

Le sens et la beauté

Ne plus voyager ? On l’aura compris : telle n’est évidemment pas l’option que nous défendons ici. Au contraire, nous voulons saluer l’importance des vacances. Mais aussi inviter chacun à en redécouvrir le sens. Pour en retrouver la beauté.

Une certaine culture ambiante a pu nous faire croire, certainement depuis les Golden Sixties, qu’il fallait partir loin pour se ressourcer. Qu’il fallait faire le tour du monde parce que c’était possible. Qu’il fallait profiter à fond pour savourer vraiment. Car les vacances étaient une parenthèse. Hors du monde. Sans prise de tête. Durant laquelle il ne fallait plus penser qu’à soi. Ne rien se refuser. Tout oublier.

Héritière de cette conception, une élite – toujours plus nombreuse mais toujours élitiste – a donc fait le tour du monde. A profité à fond. S’est offert de nombreuses parenthèses. Hors du temps. Sans se prendre la tête. En pensant à elle, surtout. En ne se refusant pas grand-chose. Et en oubliant tout le reste.

Cette même élite a contribué à une étonnante croissance de l’économie mondiale. Mais à quel prix ! Ainsi, elle n’a pas réussi à découvrir la planète sans l’abîmer. Elle s’est invitée chez des populations locales sans trop se soucier de leur quotidien, se contentant de s’offrir leurs services à bas prix, et de profiter jusqu’à la lie de ce qu’elles pouvaient donner. Dans leur sillage, trop souvent, elle n’a laissé que amertume et détritus. Et lorsque le précédent se faisait trop cher ou dangereux, elle s’est mise en quête d’un nouveau terrain de jeu.

Depuis quelques années, le monde du tourisme a évolué. Encouragés par l’OMT, les acteurs du secteur promeuvent de plus en plus le tourisme durable (ou responsable), soit un tourisme qui « tient pleinement compte de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux actuels et futurs, en répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de l’environnement et des communautés d’accueil » (définition OMT). Par ailleurs, toujours plus nombreux sont les citoyens qui expriment le souhait de découvrir des endroits à l’écart, de loger chez l’habitant, de retrouver les joies du camping… Une dynamique est lancée.

Il se pourrait bien que la crise du coronavirus lui donne un coup d’accélérateur. Nous avons compris aujourd’hui qu’un virus est capable de provoquer l’effondrement des bourses, la fermeture des frontières, et le confinement d’un tiers de l’humanité. La crise du coronavirus nous rappelle que nous sommes interdépendants : un malheur lointain finit toujours par devenir un peu le nôtre. Face à cela, c’est la solidarité qui s’impose. L’épisode des masques a valeur de parabole : ce n’est pas d’abord pour me protéger que je porte un masque, mais pour protéger l’autre. La crise nous rappelle que nous devons prendre soin les uns des autres – car nous avons besoin les uns des autres. Elle nous rappelle le sens de la frontière, de la limite, de la finitude. « Pendant des années, les milliards dépensés en marketing nous ont fait confondre la planète avec un supermarché géant où tout serait indéfiniment à notre disposition », a récemment souligné l’économiste jésuite Gaël Giraud. « Nous faisons brutalement l’expérience du manque.[14] » La crise, enfin, nous aide à percevoir que le confinement n’empêche pas le dépaysement. Que la fermeture des frontières n’empêche pas de faire des découvertes.

Les vacances, c’est d’abord se donner la liberté de rompre avec son quotidien. Changer de rythme. Changer d’air. Ce peut être le déplacement – voyage lointain ou intérieur. Ce peut aussi être le temps de la rencontre – avec soi, un autre, l’Autre. C’est assurément le temps du plaisir – mais moins que jamais, celui-ci ne pourra s’offrir sur le dos d’un autre ou de la planète.

Notes :