En Question n°131 - décembre 2019

Le temps qui compte vraiment

Nous entretenons un rapport compliqué au temps. On connaît la plainte des : « Je n’ai pas le temps », « je suis débordé », « je cours après le temps », etc. Nous maltraitons le temps ; alors le temps nous maltraite. Nous sommes de plus en plus soumis à l’impérialisme de l’efficacité et de la performance. Avec quelles conséquences, et quel prix à payer ? Beaucoup sont crevés, fatigués par l’accélération du temps. Or, le temps ne nous est-il pas offert pour nous permettre de bien vivre ? Mais que signifie bien vivre le temps à une époque – la nôtre – qui semble avoir perdu le bon usage du temps ?

crédit : Priscilla du Preez – Unsplash


Tout d’abord, il faut convenir que le temps n’est pas si simple à penser. Saint Augustin le disait déjà : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus »[1]. Alors, pour y voir plus clair, commençons par distinguer différentes modalités de notre rapport au temps.

Le temps compté

Le temps compté, c’est le temps mesuré par les horloges et les montres, le temps dont nous croyons disposer : le temps soi-disant disponible, le temps de nos agendas qui nous fait croire que le temps est une succession de « plages horaires » qu’il faut remplir. C’est de là que le temps nous apparaît davantage comme une quantité que comme une qualité : « mon temps est compté ». Un autre trait du temps compté est la synchronicité des rythmes : notre nuit est toujours le jour d’un autre. Difficile dans ce cas de vraiment « décrocher ». L’hyperconnectivité réduit de plus en plus le temps pour « rien », le temps pour rêver, dormir, lire, jardiner, réfléchir, jouir tout simplement du moment. Et puis, que nous soyons si exclusivement en rapport avec le temps compté nous fait croire que le temps est le signe d’un nombre, voire d’un chiffre… Ne dit-on pas : « Time is money » ? La grande loi de la modernité, c’est la convertibilité du temps et de l’argent : plus on accélère la cadence de production, plus on gagne de l’argent. Tel est bien le malheur de notre époque : pour nous, le temps est ce qui rapporte. Nous oublions ainsi que le temps est en soi une valeur, et même une valeur inestimable. La vraie valeur du temps, c’est le temps qui compte.

Le temps qui compte

Le temps qui compte, c’est le temps de la croissance et de la maturation. Le temps qu’il faut pour grandir, croître en sagesse et en culture, le temps qu’il faut pour apprendre et se poser des questions, le temps qu’il faut pour admirer et contempler, le temps aussi de l’épreuve, qui oblige, si on ne fait pas diversion, de trouver en soi des ressources qu’on ne soupçonnait peut-être pas…

Le temps qui compte, c’est surtout celui de la rencontre. On comprend que le temps compté ne se prête pas vraiment à la rencontre car il est toujours pressé. Pressé de courir après lui-même, il n’a pas le temps pour la rencontre qui, par définition, vit d’une autre temporalité que celle de l’instant. Tout d’abord, la rencontre n’est pas toujours programmée. Et même quand elle l’est, elle demande, comme on dit, de prendre le temps. Ensuite, la rencontre fait ressentir une autre qualité du temps que le temps qui passe. On a l’impression qu’une autre dimension du temps vient de s’engouffrer dans la succession du temps, qui, à la fois, l’approfondit et le dilate. Le temps en gagne une douce intensité et l’impression qu’il est donné comme un… présent. L’injonction de notre époque est de « profiter de l’instant présent ». Mais attention : ce n’est pas de l’instant dont il faut jouir – puisque, par définition, à peine arrivé l’instant est déjà passé – mais du présent qu’offre la rencontre. Le temps de la rencontre, c’est du temps reçu et offert, le temps de la gratuité et de l’échange.

Le temps qui compte, c’est aussi le temps de la mémoire et celui de l’attente. En effet, si une rencontre se renouvelle, alors la première ou la précédente reste en mémoire. Pensez à la rencontre amoureuse ou même à la rencontre initiale qui donne naissance à une forte amitié. Par contre, le temps compté n’a pas de mémoire : aussitôt que l’activité prévue dans la « plage horaire » de vos agendas est passée, aussitôt fonctionne cette formidable machine à oublier qu’est la fuite du temps en avant. C’est aussi la raison pour laquelle la modernité, qui s’est construite sur le calcul du temps, ne connaît que le futur (qu’elle veut maîtriser), et dévalorise le passé (qu’elle ignore). Mais sans rapport à la mémoire et à l’anticipation, notre époque se condamne à ce qu’on appelle d’un mot un peu barbare, le « présentisme », ce rapport exclusif au présent qui le réduit à un instant fugace, vide, vécu pour rien. À cause de ce « présentisme » ambiant, on peut dire que beaucoup de nos contemporains sont comme absents au véritable présent, le présent du temps et le temps comme présent. Ce n’est pas pour rien que notre époque est celle de l’anticipation à tout prix.

En revanche, le temps qui compte est le seul qui fait présent du temps : le temps de la rencontre n’est plus soumis au temps compté et même si la rencontre ne peut pas s’éterniser, elle aura donné, même brièvement, le goût de… l’éternité. En effet, le temps qui compte est un temps vécu comme hors du temps – c’est le temps typique des amoureux ! – ou celui des contemplatifs. Personnellement, ce temps qui compte, je l’éprouve aussi très fort à l’écoute de la musique classique : le temps compté est comme suspendu et pourtant le temps n’est pas statique ou figé. Bien mieux, le temps musical est une question de tempo comme devrait l’être plus souvent notre rapport au temps. À certains moments, la vie est plus moderato ou allegro, mais toujours elle devrait être vécue sans hâte ni précipitation, comme une joyeuse pulsation, seule manière de bien vivre le temps qui passe, le temps qui file entre nos doigts.

Le temps qui compte vraiment

Dès l’entame de son récit, l’évangile de Marc nous rapporte les paroles essentielles du Christ : « Le temps est décisif car le Royaume de Dieu est en train de s’approcher » (Mc 1, 15). Dans le texte original en grec, le mot « temps » traduit le terme kairos. Mais le kairos n’est pas n’importe quel temps : il n’est pas le temps qui fait succéder un instant à un autre comme les minutes qui s’égrènent ; il n’est pas non plus le temps de la rencontre. Plus exactement, il est le temps pour la seule rencontre qui compte vraiment : la rencontre avec le Royaume qui vient.

À cette évocation du Royaume, certains lecteurs penseront peut-être que mon propos bascule dans le registre des « vieilleries chrétiennes », de ces croyances auxquelles même ceux qui se disent encore chrétiens ne croient plus vraiment. Et pourtant, le Royaume est cet avènement bien réel qui se vérifie au fait qu’il change notre rapport au temps. Le Christ n’a pas annoncé l’arrivée douteuse d’un paradis qui viendrait du ciel mais la transformation de toutes choses par le moyen de deux attitudes qui changent véritablement notre rapport au temps : le changement de tournure d’esprit (la métanoïa) et la foi en l’Évangile. Comment cela ?

Pour comprendre comment la métanoïa (qu’on traduit habituellement par « conversion ») change notre rapport au temps, il faut commencer par nous souvenir que notre relation au temps a commencé à… notre naissance ! Ce constat serait frappé de banalité et ne nous apprendrait rien s’il ne nous rappelait que la fin du temps est, pour chacun de nous, notre propre… mort ! C’est la raison pour laquelle nous courons après le temps, et que nous sommes toujours en train de nous projeter. Tant d’efforts, de plans de carrière ou de planifications mus par la seule angoisse à l’idée que le temps, ce Chronos chronophage, dévore tous nos échafaudages et submerge nos châteaux de carte comme la marée montante renversait les châteaux de sable de notre enfance… C’est ainsi qu’un grand nombre de nos rêves, projets, ambitions ne sont que des courses contre la montre cherchant à pallier une angoisse qui est celle de l’ennui. Beaucoup s’ennuient à mourir, ne sachant plus que faire pour ne rien faire. Alors nous prévoyons, anticipons, programmons nos prochaines vacances, nos prochains loisirs. Pour le dire ainsi, ce qui nous angoisse dans notre rapport au temps, c’est l’inattendu qui déjoue nos pronostics. Or, le « Royaume de Dieu » est la métaphore de l’inattendu par excellence : la venue de l’Autre qui oriente ma perception vers ce qui importe le plus : vivre enfin !

En effet, pour la Bible, le temps est synonyme de la vie elle-même. Selon cette vision, le temps, c’est la persévérance à vouloir vivre vraiment. On en trouve une illustration suggestive dans l’épître de Jacques, dans le Nouveau Testament. Jacques écrit : « Alors, vous qui dites : “Aujourd’hui – ou demain –, nous irons dans telle ville, nous y passerons un an, nous ferons du commerce, nous gagnerons de l’argent”, et qui ne savez même pas, le jour suivant, ce que sera votre vie, car vous êtes une vapeur, qui paraît un instant et puis disparaît ! Au lieu de dire : “Si le Seigneur le veut bien, nous vivrons et ferons ceci ou cela” » (Jc 4, 13-15). Quatre verbes au futur scandent la planification de ces business men de l’Antiquité qui ressemblent tant à ceux d’aujourd’hui : « nous irons, passerons, ferons, gagnerons ». Leur langage trahit leur hantise de la planification ; pour eux, le temps est un bien disponible, utile parce que rentable. Pour les détromper, Jacques leur lance : « Vous êtes une buée, vous ne savez même pas, le jour suivant, ce que sera votre vie ». Comment, leur dit-il, planifier le futur comme si on possédait le temps sans se rendre compte que la mort peut venir y mettre un terme ? La lettre de Jacques pointe la présomption de ces hommes d’affaires, sans cesse affairés à faire des plans d’avenir, mais dont la hâte fébrile à faire du gain les rend inaptes à vivre le présent comme un présent.

À leur conception illusoire, Jacques va opposer une autre manière de considérer la vie et le rapport au temps : « Au lieu de dire : “Si le Seigneur le veut bien, nous vivrons et ferons ceci ou cela”, vous tirez fierté de vos fanfaronnades » (Jc 4, 15). Remarquons la subtile argumentation de Jacques : « Si le Seigneur le veut bien, nous vivrons […] » : le désir de Dieu est que l’homme vive, et non qu’il passe à côté de sa vie, courant de gauche à droite comme un dératé. L’enjeu principal pour les humains est de vivre la vie, de ne pas se laisser détourner de cette orientation décisive. Cette sagesse du temps conduit-elle à déserter l’économie, le monde des affaires ? Une lecture rapide pourrait le faire croire mais ce n’est pas ce que l’épître écrit : « Si le Seigneur le veut bien, nous vivrons et ferons ceci ou cela ». Vivre est prioritaire, décisif, il s’agit de ne pas rater sa vie ; ensuite, portés par cet élan vital que nourrit la confiance, nous pouvons légitimement « faire ceci ou cela ».

Ainsi compris, le temps est moins l’engrenage fatal des minutes qui s’écoulent que la manière d’être présent à la vie. La métanoïa qui nous est demandée ? Apprendre à être présent à ce qui se présente (au moment présent et comme un cadeau), c’est l’unique manière de donner sens à nos vies et de ne pas perdre le temps qui nous est donné. Car, comme nous le rappelle encore une fois l’épître de Jacques, le temps nous est offert comme la possibilité d’une rencontre, et même d’une rencontre décisive qui colore toutes nos rencontres : « Prenez donc patience, frères, jusqu’à la venue du Seigneur » (Jc 5, 7). Le mot « venue » traduit le grec parousia, que le discours théologique chrétien conserve sous le terme technique de « parousie ». Ce terme désigne la croyance chrétienne au retour du Christ à la fin des temps. Mais qui croit encore au retour glorieux du Christ ? Qui l’attend encore ? N’avons-nous pas dégradé la perspective de cette croyance jusqu’à la travestir en un épisode lointain, « retour » hypothétique dont nous ne savons rien – et ne désirons rien savoir – si ce n’est qu’elle est inoffensive parce que sans doute reportée sine die ? Entre temps, puisque le retour du Christ ne semble guère imminent, nous fonctionnons selon l’idée que l’avenir est le résultat de l’effort humain et que la solution à son incertitude viendrait de nos conquêtes technologiques.

Je partage l’avis de certains théologiens qui pensent que la crédibilité du christianisme repose sur sa manière de penser le rapport du temps à ce qui est vraiment ultime, c’est-à-dire à ce qui donne sens à la vie ici et maintenant une fois pour toutes (en théologie, on appelle ce discours l’eschatologie, eschaton en grec pouvant être traduit par « ultime »). Malheureusement, il semble parfois que le christianisme cherche surtout à survivre tout en cultivant une certaine nostalgie pour sa splendeur passée. C’est pourquoi il faut entendre que l’Évangile ne cherche pas tant à répondre à l’angoisse de savoir ce que nous allons devenir après notre mort, qu’à celle qui nous empêche d’être vivants pour de vrai, aujourd’hui. Mais il est vrai aussi que nous avons fini par ne plus entendre le sens de la « venue » du Christ. En fait, le terme « parousie » est l’équivalent de notre mot français « présent », qui vient du latin prae-sentia, « Présent » ne veut pas dire « ce qui est là » mais « ce qui est à l’avant de moi », donc « imminent, urgent ». Ainsi, à chaque moment, la « présence » du Christ se tient devant nous, comme le rappel de l’urgence à croire à l’Évangile, la seule parole décisive à entendre et à incarner si nous ne voulons pas, en perdant notre temps, nous perdre nous-mêmes et le monde avec nous.

Si le chrétien voulait faire la différence dans son rapport au temps, je dirais qu’il lui faut devenir intempestif. À la fois il mène une action intempestive contre son temps, parce qu’il est sourd aux injonctions de l’époque qui sont celles de la rentabilité et de la performance ; et aussi parce qu’il vit son rapport au temps au profit d’un temps à venir. C’est le moteur de sa persévérance à affronter les défis du moment et la source de son espérance. Mais aussi de son amour du prochain en lui offrant un cadeau qui n’a pas de prix : donner de son temps.

Notes :

  • [1] Augustin, Confessions, Livre XIV, 17, 2.