L’économie sociale de marché : une idée actuelle?
Ce qui a suscité cette analyse, c’est la lecture d’une « Déclaration sur l’objectif d’une économie sociale de marché compétitive dans le traité de l’Union européenne », publiée en décembre 2011 par la COMECE (Commission des Épiscopats de la Communauté européenne). Nous nous sommes demandé si, effectivement, ce concept d’économie sociale de marché avait encore une actualité. Nous commençons par rappeler comment est né le concept d’économie sociale de marché et comment, dans certaines limites de temps et de lieu, celle-ci a été réellement d’application. Nous voyons ensuite comment les évolutions ultérieures l’ont peu à peu battue en brèche, dans les faits et dans les esprits, jusqu’à la rendre totalement obsolète. Enfin, dans un effort patient de reconstruction ou de « remise des choses à l’endroit », nous essayons de dire ce qu’elle pourrait représenter aujourd’hui : la finance au service de l’économie réelle, l’économie au service des besoins réels des « gens », de tous les habitants du monde, et cela grâce à un pouvoir politique qui assume effectivement la gestion du bien commun, porté et soutenu lui-même par « la force des peuples », par un engagement réel de tous. Oui, l’économie sociale de marché peut être aujourd’hui à la fois l’objectif et le moyen d’une sortie de crise et d’un avenir positif, pour notre pays et l’Europe et pour l’humanité entière.
Les évêques de la COMECE (Commission des épiscopats de la Communauté européenne) ont publié en décembre 2011, sous le titre « Une communauté européenne de solidarité et de responsabilité », une « Déclaration sur l’objectif d’une économie sociale de marché compétitive dans le Traité de l’Union Européenne »[1]. Il s’agit du traité de Lisbonne du 13 décembre 2007[2]. La mention d’une économie sociale de marché (hautement) compétitive s’y trouve à l’article 2, 3 parmi les caractéristiques du « marché intérieur » établi par l’Union. Confrontant le titre du document et son sous-titre, on peut se demander pourquoi les évêques, lorsqu’ils invitent à faire de l’Union européenne une « communauté de solidarité et de responsabilité » retiennent particulièrement et mettent au centre de leur argumentation ce concept d’économie sociale qui, dans le texte du Traité, est mentionné parmi d’autres (on a presque envie de dire : par acquis de conscience). La réponse à cette question est sans doute bien exprimée dans une phrase de la préface de Mgr Adrianus van Luyn, évêque émérite de Rotterdam et président de la COMECE : « L’économie sociale de marché, déclare-t-il, incarne un juste équilibre entre les principes de liberté et de solidarité »[3].
Nous voudrions passer au crible de cette analyse le bien fondé de cette affirmation. L’économie sociale de marché a connu une période de notoriété ; elle est en concordance avec les principes fondamentaux du discours social de l’Église, comme en témoignent les nombreuses références qui ponctuent les pages de la Déclaration des évêques. La proposer comme fil conducteur d’un grand projet de société pour l’Europe, est-ce quelque chose de plus qu’un retour nostalgique à un passé révolu ou un repli de la pensée sur des affirmations théoriques déconnectées de la dure réalité ? L’économie sociale de marché serait-elle vraiment une idée actuelle, capable de nous sortir des impasses de notre temps ? C’est sur cette hypothèse que nous voudrions nous interroger. Notre propos n’est pas de présenter ni de commenter la Déclaration mais, tout en nous inspirant librement de certaines de ses affirmations, de développer une réflexion propre.
Nous commencerons par rappeler comment est né le concept d’économie sociale de marché et comment, dans certaines limites de temps et de lieu, celle-ci a été réellement d’application. Nous verrons ensuite comment les évolutions ultérieures l’ont peu à peu battue en brèche, dans les faits et dans les esprits, jusqu’à la rendre totalement obsolète. Enfin, dans un effort patient de reconstruction, nous essaierons de voir comment, aujourd’hui, une « économie sociale de marché » renouvelée pourrait être à la fois l’objectif et le moyen réaliste d’une sortie de crise et d’un avenir positif, non seulement pour notre pays et pour l’Europe mais pour l’humanité entière.
L’économie sociale de marché
Dans leur Déclaration, les évêques européens prennent un point de vue résolument doctrinal. Constatant avec satisfaction que « ce concept politique est devenu … une notion ancrée juridiquement dans les Traités européens », ils croient nécessaire de « lui donner de la substance ». Et comme « (ses) racines puisent dans l’héritage philosophique et religieux, et en particulier chrétien, de l’Europe… il (leur) a semblé opportun et légitime d’aborder ce concept de (leur) point de vue ».[4]C’est ce qu’ils font à grand renfort de références aux encycliques sociales, y compris à celle de Benoît XVI « Caritas in veritate ». Ce n’est pas cette voie-là que nous voulons suivre – même si nous pourrons tirer profit de certaines de leurs remarques. Plus pragmatiquement nous voudrions situer les origines de ce concept et des politiques qui s’en inspirent et en rappeler les heureux effets.
À parler strictement, le concept d’économie sociale de marché (Soziale Marktwirtschaft) est d’origine libérale, forgé par des économistes conservateurs allemands, autour de la revue « Ordo » (d’où leur nom d’ordolibéraux)[5]. Ils ont inspiré Ludwig Erhard, ministre de l’économie, puis chancelier de l’Allemagne fédérale après la seconde guerre mondiale. Celui-ci misa sur le libre jeu du marché pour relancer l’économie allemande après la guerre et sa politique de liberté des prix eut effectivement pour effet le miracle économique des « trente glorieuses ». En réalité plusieurs facteurs favorables contribuèrent à cet essor qui ne fut pas d’ailleurs pas limité à l’Allemagne mais dont bénéficia tout le « monde occidental ». Pierre Defraigne, dans une conférence donnée en 2011, en énumérait trois : les avancées techniques opérées par les États-Unis dans la production militaire et dont le secteur civil a profité, ce qui a permis un accroissement considérable de la productivité, la rente coloniale qui ne signifie pas seulement l’exploitation des ressources du Congo ou d’autres colonies mais, plus généralement le rapport inégal qui fait des pays du Sud des producteurs de matière première à bon marché et concentre toute l’activité manufacturière dans le Nord et enfin la puissance des syndicats qui était favorisée par l’existence de la menace du monde communiste[6]. D’une façon plus générale, on peut dire que, dans le périmètre précis du « premier monde », pendant plus ou moins trente années, une prospérité économique alla de pair avec une assez large redistribution de la richesse et un progrès social assez généralisé. En contrepartie il y avait l’écart entre ce premier monde et ce qu’on a commencé alors à appeler le Tiers Monde, dont on voyait d’ailleurs le « sous-développement » comme un retard sans se rendre compte qu’il était l’effet et une des conditions de notre essor.
On a bien oublié aujourd’hui l’origine libérale du concept : avec le temps, ce n’est plus une sorte de vertu spontanée du libre marché qui est affirmée mais la nécessité de donner à ce marché une finalité sociale. Le concept est abandonné par la pensée libérale et repris par les socialistes (et par la pensée sociale chrétienne). Si on l’emploie pour qualifier le modèle dominant pendant les trente années de l’après-guerre, on le lie à ce qu’on appelle aussi le capitalisme rhénan caractérisé par une vision à long terme, une politique de stabilité monétaire et un partenariat entre pouvoirs publics, employeurs et employés[7]. Mais on peut aussi le rapprocher du système américain qu’on a appelé le fordisme, fondé sur la conviction qu’une hausse des salaires avait un effet positif sur l’accroissement de la production et la prospérité des entreprises. En s’en tenant à l’essentiel, on peut dire que l’économie sociale de marché est un régime où la prospérité économique va de pair avec un progrès social généralisé. Évoquant les années d’après-guerre dans nos pays, Philippe Van Parijs parle, avec un peu d’emphase, du « somptueux mariage de la justice sociale et de l’efficience économique qui a constitué le substrat du grand consensus social-démocratique de l’après-guerre »[8]. Faut-il admettre que cette sorte d’état de grâce était du à un concours de circonstances à jamais révolues ou est-il permis de penser qu’un projet politique aujourd’hui peut encore se donner pour objectif ce type d’harmonie ? L’économie sociale de marché est-elle encore d’actualité ?
Que l’article 2.3 du Traité modificatif présente comme l’une des tâches de l’Union « une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social » devrait autoriser une réponse positive. Encore faut-il que les actes suivent et qu’il ne s’agisse pas seulement d’une belle déclaration d’intentions. Avant d’essayer de voir comment un tel régime pourrait aujourd’hui se mettre en place, il nous faut d’abord brièvement expliquer comment et mesurer combien l’évolution des 30 dernières années nous en a de plus en plus éloignés en dérégulant l’économie et en creusant les inégalités.
La mondialisation ultralibérale [9]
La période d’expansion économique continue qui avait suivi la fin de la guerre prend fin vers le milieu des années 70. Les causes de la récession sont multiples, certaines dues à des décisions politiques comme celle de Nixon qui, dès 1971, a supprimé la convertibilité-or du dollar ou comme celle des pays de l’OPEP qui, en réaction à la guerre du golfe, fait doubler puis quadrupler le prix du pétrole – ce qu’on a appelé le « choc pétrolier ». D’autres sont plus structurelles et progressives : « la troisième révolution industrielle », celle des technologies de l’automation et de l’information qui, d’un côté, transforme la structure de l’emploi et, de l’autre, favorise l’ouverture d’un marché mondial, l’émergence de nouvelles puissances industrielles, la montée en puissance d’entreprises supra nationales… Rappelons que cette crise frappe le monde occidental (le monde « libre ») en un temps où le monde d’en face, le monde communiste est encore solide et connaît même des succès. C’est dans ce contexte que s’inscrit la « révolution » libérale dont le président Reagan est le protagoniste, bientôt suivi par Margaret Thatcher.
Élu président des Etats-Unis en 1980, Ronald Reagan est mû par la volonté de rendre à son pays un leadership que les dernières années ont écorné. Sur le plan politique, il lance le projet dit de la « guerre des étoiles », ce bouclier capable de protéger définitivement le sol américain de la menace nucléaire. Sur le plan économique, il opte pour une libéralisation totale du marché[10]. L’effondrement du monde communiste dans les années suivantes apparaîtra comme la confirmation historique du bien fondé de cette option. Celle-ci n’a peut-être pas provoqué à elle seule les évolutions ultérieures mais elle a donné libre cours et, en quelque sorte, carte blanche à un certain nombre de dynamiques qui étaient déjà en cours. Elle a permis aux entreprises de mettre pleinement à profit les possibilités ouvertes par les nouvelles technologies de l’information pour se développer au delà des frontières et acquérir une dimension mondiale. Aujourd’hui les grandes transnationales sont à bien des égards plus puissantes que les États. Le pouvoir réel n’est même plus dans les mains des directeurs de ces entreprises mais dans celles d’administrateurs qui se préoccupent surtout de réaliser les rendements les plus élevés possibles. Ainsi la logique financière a pris le dessus sur la logique entrepreneuriale. La réussite d’une entreprise n’est plus mesurée à l’utilité, voire à la qualité du produit mais au seul profit maximum de ceux qui apportent les capitaux.
Ce blanc seing donné à la concurrence effrénée – au « règne de la cupidité », comme l’a appelé Stiglitz[11] – a de multiples aspects et conséquences. L’accroissement des inégalités dans le monde d’abord et la persistance, sinon l’aggravation de l’extrême pauvreté. Il y a quelque chose de tout à fait indécent et d’absolument aberrant dans l’envol des plus grosses fortunes du monde ou des émoluments de grands managers. Surtout il faut se rendre compte que cette accumulation de richesse et de puissance se fait aux dépens de tous et en dépit de tout. Il y a sans doute une augmentation globale de la richesse dans le monde ; la mondialisation a apporté des avantages dont beaucoup, en particulier dans les grands pays émergents, ont largement profité. Mais l’observation des évolutions, notamment dans l’évaluation des « Objectifs du 3e Millénaire », montre que, dans les pays même les plus en essor, la pauvreté s’étend et les pauvres deviennent plus pauvres[12]. Le grand principe libéral de « l’avantage comparatif », qui ouvre sans discernement les marchés locaux à la concurrence universelle, a des effets désastreux notamment dans le domaine alimentaire[13]. Quant à l’autre principe avancé par les défenseurs du système, la théorie dite de « l’avantage mutuel » selon laquelle l’accroissement global de la richesse, même très inégalement répartie, profiterait même aux plus pauvres, elle est à ce point démentie par les faits qu’elle résonne aujourd’hui comme une sinistre plaisanterie.
Mais « l’économie triomphante »[14] et la finance ont su se faire accepter de l’immense majorité de la planète en engendrant une sorte de culture universelle de la consommation. C’est l’économie de l’offre, une offre qui suscite si bien le désir que celui-ci est perçu comme besoin vital. On évoquera ici quelques traits de cette culture. C’est la rentabilité financière qui oriente les choix de la recherche et du progrès technique : exemple de la recherche médicale dont seulement une infime partie est consacrée aux maladies des pays pauvres. C’est la précarité acceptée et le renouvellement accéléré des appareillages de toutes sortes. C’est la publicité omniprésente. C’est aussi la commercialisation de plus en plus envahissante de domaines de la culture ou de la vie privée[15]. Cette culture de la consommation non seulement se fait accepter par tous ceux qui ont les moyens d’en profiter et qui risquent d’en devenir esclaves ; par le biais de l’universalisation de l’information – la télévision, les grandes multinationales de l’information comme News Corporation ou Mediasat – elle rejoint même tous ceux qui en sont privés. Le mirage d’un Occident riche et facile est certainement à l’origine de beaucoup de projets migratoires.
Cette hégémonie de la pensée économique et de la culture de consommation ont évidemment accéléré de façon exponentielle les processus d’épuisement des ressources de la planète et de sa destruction, même si ceux-ci étaient en cours depuis longtemps. La prise de conscience des dernières décennies n’a pas encore réussi à influencer beaucoup le cours des choses, comme en témoigne, au moment où nous rédigeons ces lignes, le peu d’impact et de résultats de Rio+ 20.
Pourtant le beau système a fini par manifester ses faiblesses. Provoquée par l’abus de l’emprunt et la spéculation boursière, la crise bancaire de 2008 aux États Unis a révélé sa fragilité : l’image de la bulle qui éclate qu’on a employée abondamment à propos de la bulle immobilière, caractérise à merveille tout le système. À des rythmes et sous des modalités différentes, la crise s’est répercutée de pays en pays. Elle met en question l’euro et l’organisation économique européenne. Les États sont intervenus pour renflouer les banques. On a beaucoup parlé de contrôle et de régulation. Mais finalement le monde de la finance s’en tire bien. Le prix de la crise est trop souvent payé par « les gens », les travailleurs, le peuple ordinaire à travers la réduction des emplois et les politiques d’austérité. Ne sommes-nous pas arrivés à un seuil, à la fin d’une époque ? Ne sommes-nous pas devant l’impérieuse nécessité de reconnaître l’échec de la mondialisation ultralibérale, d’inventer (de retrouver peut-être) autre chose ?
Remettre le monde à l’endroit
Qu’on nous pardonne ce titre. Il nous paraît en effet que l’évolution ultralibérale des trente dernières années a complètement inversé l’ordre naturel, l’ordre humain des réalités de ce monde pour tout subordonner finalement à l’enrichissement des plus riches et des plus forts dans une compétition sans freins. L’économie réelle a été mise au service de la finance, sommée non de créer des produits pour la consommation mais d’engendrer du profit pour les capitalistes ; la production n’a plus été mesurée à la demande et au besoin réel mais à la capacité de produire et de créer des marchés rentables ; la mondialisation a privé les États de toute possibilité réelle de choisir et de mener une politique économique et, par voie de conséquence, elle a aussi subrepticement vidé de contenu la démocratie. Au terme du processus, la protestation des « indignés » de New York, dénonçant le 1 % qui domine le monde, paraîtrait encore optimiste.
Philippe de Woot note assez justement : « La performance économique…a créé une idéologie qui tend à confondre l’économie de marché, la modernité et la démocratie »[16]. En fait il s’agit d’une sorte de subversion rampante : nos sociétés continuent à affirmer leurs valeurs, les droits de la personne humaine, les idéaux démocratiques de liberté, égalité, fraternité ; tous les États du monde s’engagent à réaliser les « Objectifs du Millénaire » ; les Déclarations des Droits Humains et de nombreuses Constitutions nationales (dont celle de notre pays) intègrent les droits économiques et sociaux, mais en même temps tout le monde s’est laissé prendre dans une logique économique et même culturelle qui rend tout cela impossible.
Remettre le monde à l’endroit, ce serait donc rétablir le juste rapport des choses : la finance au service de l’économie réelle, l’économie au service des besoins réels des personnes, de toutes les personnes, un pouvoir politique fondé démocratiquement et en mesure d’assurer effectivement le bien commun (en ce compris l’avenir si menacé de la planète), des citoyens enfin responsables et solidaires.
La finance au service de l’économie réelle [17]
Lors de la crise financière de 2008, les États sont intervenus massivement pour sauver les banques. En contrepartie, on a beaucoup parlé à l’époque de la nécessité de réguler le marché financier mais on en est resté aux déclarations d’intention. La crise a repris sous différentes formes, elle s’est étendue à l’Europe, elle met aujourd’hui en question la survie de la zone euro mais aucune réforme importante n’est venue changer les comportements ni contester le pouvoir des banques. Les Agences de notation, qui sont des institutions d’ordre privé souvent contrôlées par les banques, continuent à distribuer ou retirer leurs bons points, exerçant ainsi sur la politique des États une pression aussi démesurée qu’injustifiée. Renflouées par l’intervention des pouvoirs publics, les banques ont recommencé à enregistrer des bénéfices. Ce ne sont pas les financiers qui paient le prix mais tout le monde, et en particulier les plus pauvres et les plus fragiles, frappés par les politiques d’austérité.
Il n’est pas possible ici – nous n’en avons pas la compétence et ce n’est pas notre propos – d’analyser dans le détail les dérapages successifs qui ont provoqué la crise et les atermoiements à travers lesquels elle se perpétue. Ce qui est avéré, c’est que la complexité et la labilité des opérations bancaires permettent à ceux qui savent en profiter d’échapper à tout véritable contrôle et de s’enrichir en toute légalité. Gaël Giraud, dans sa conférence fort éclairante, fait percevoir par des faits précis comment, dans cette sorte de jeu à haut risque, les plus malins pipent les dés sans en avoir l’air. « Pile, je gagne ; face tu perds », résume-t-il. Il s’agit en l’occurrence des CDS (Credit Default Swap), ces contrats d’assurance sur des institutions (banques par exemple) ou des personnes par lesquels, en même temps qu’on leur consent un prêt, on conclut en toute discrétion des contrats d’assurance sur elles, autrement dit, on mise sur leur éventuelle faillite…
Exemple extrême peut-être mais qui fait bien percevoir comment la cupidité (ou volonté d’enrichissement sans vergogne) des acteurs, à la faveur d’une liberté de manœuvre quasiment illimitée, peut subvertir totalement l’ordre des choses et comment le financier, cessant d’être l’investisseur au service de l’économie en devient le profiteur et, à la limite, le prédateur.
Il est donc absolument nécessaire de réglementer l’entièreté du marché financier. La tâche n’est pas facile parce qu’il s’agit d’inverser totalement une dérive qui a marqué toute note culture actuelle ; l’esquisse que nous en avons faite plus haut, montre bien comment tout se tient. Le caractère aigu de la crise pourrait pourtant rendre la nécessité d’un contrôle assez évidente pour surmonter les résistances. On parle depuis longtemps d’une taxe sur les transactions financières qui aurait au moins le mérite de freiner un peu la spéculation. Dans le contexte de la crise des dettes souveraines de plusieurs pays européens et de l’euro lui-même, des propositions sont avancées en vue d’une meilleure coordination des politiques budgétaires et d’un meilleur contrôle des opérations financières. On parle aussi d’enlever aux agences de notation le pouvoir exorbitant qui est le leur pour confier leur mission à un organisme d’ordre public… Toutes les initiatives qui iront dans le sens d’un contrôle des opérations financières seront bienvenues. La difficulté majeure à surmonter est l’impuissance des pouvoirs publics qui restent nationaux, voire multinationaux, face au caractère mondial du marché financier. Beaucoup reconnaissent aujourd’hui la nécessité d’une gouvernance économique et financière mondiale mais du souhait à la réalisation le chemin est encore long[18].
Cette difficulté se fait particulièrement sentir dans la problématique de la réduction des inégalités et de la lutte contre l’accumulation du capital. L’instrument naturel pour diminuer les écarts de revenus est évidemment la fiscalité, l’impôt progressif. Mais l’impôt reste la prérogative des États, le caractère transnational des grandes entreprises et des grosses fortunes leur permet de jouer avec les régimes et les dispositifs d’imposition des États et d’exercer sur eux un chantage permanent. Même à des échelles régionales, comme au niveau de l’Europe, il n’a pas encore été possible de se mettre d’accord sur une harmonisation des politiques fiscales, qui paraît pourtant impérative[19].
L’économie pour « les gens »
Les gens : c’est une expression chère au premier ministre belge, Elio di Rupo. Il entend par là, pensons-nous, l’ensemble des citoyens au service desquels se trouvent l’État et les autorités politiques, il y voit en quelque sorte l’horizon de sa responsabilité et le cadre de son action : il s’agit en somme de faire en sorte que les citoyens aient réellement accès à l’usage de l’ensemble de droits que définissent les diverses Déclarations des Droits Humains et en particulier la Constitution belge. Une autre expression entendue souvent en ces temps de crise est : « préserver le pouvoir d’achat des gens ». La perspective est clairement celle d’une économie au service des besoins réels des personnes.
On peut définir l’économie comme l’ensemble des activités d’une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des biens et des services nécessaires à sa vie et à sa prospérité. Le capitalisme est une forme entre d’autres d’organisation de ces activités, un système fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange. Comme l’écrit Benjamin Barber, « la formule originelle du capitalisme est née de l’idée que produire des biens et des services pour rencontrer les besoins humains réels était le chemin idéal pour créer de la richesse, servir la communauté et ses besoins et rémunérer les investisseurs qui prennent un risque avec un revenu pour leur capital – mariant ainsi l’altruisme et l’intérêt personnel pour le bien de tous »[20]. Vision trop optimiste sans doute, car elle occulte le déséquilibre, inhérent au système, entre le capital et la force de travail et la tension qui les oppose. Mais cette vision a le mérite de dire clairement que le capitalisme, comme tout système économique a pour but de produire pour répondre aux besoins et ne se justifie que dans la mesure où il atteint ce but.
À ce point de notre réflexion, nous sommes ramenés en somme dans les eaux de l’économie sociale de marché : un régime fondé sur la conviction que la prospérité économique, non seulement peut aller de pair avec un bien-être social généralisé, mais est engendrée ou en tout cas favorisée par celui-ci. Mais ce qui fut réalisé dans une bonne mesure pendant une trentaine d’années dans une partie favorisée de la planète est-il encore possible aujourd’hui – même dans ce champ limité – quand le marché est devenu mondial ? Pour sortir de la crise financière qui affecte leurs économies, les pays européens semblent amorcer timidement un tournant : le discours de la relance remplace peu à peu le discours de la rigueur. Mais quelle est la marge de manœuvre dans une économie mondialisée ? Il nous semble que, pour avoir quelque chance de « remettre l’économie à l’endroit », deux écueils doivent être franchis, ou, pour dire les choses positivement, deux notions fondamentales doivent être profondément révisées. Il s’agit de la compétitivité d’une part et de la croissance de l’autre.
Une autre compétitivité
Pour subsister et prospérer, une entreprise, quelle qu’elle soit, doit être compétitive : les biens ou les services qu’elle offre doivent, par leur rapport qualité-prix, lui attirer et éventuellement lui fidéliser une clientèle. Pour le bon fonctionnement de l’économie, le libre jeu de la concurrence est essentiel et il doit être préservé de tout ce qui peut le fausser comme les concentrations et les monopoles, les subsides ou les privilèges fiscaux, le dumping fiscal ou social… Ce qui est loin d’être le cas dans la jungle mondiale actuelle. Le texte du Traité de Lisbonne qui est le point de départ de notre réflexion appelle à « une économie sociale de marché hautement compétitive ». Et Elio di Rupo, entre plusieurs recommandations, invite les Européens à « investir dans l’économie de la connaissance afin de faire de l’Europe le berceau de l’économie la plus compétitive »[21]. N’ouvrirait-il pas ainsi la voie à une révision de la notion de compétitivité ?
Nous avons parlé plus haut de la théorie de « l’avantage comparatif », pierre angulaire de la mondialisation ultralibérale et nous avons évoqué ses effets néfastes. Or, en parlant comme il le fait, n’est-ce pas dans cette voie que Monsieur di Rupo s’engage ? Il nous semble cependant qu’on peut comprendre autrement son propos (ainsi d’ailleurs que l’affirmation du Traité). Ne serait-il pas possible de dépasser une conception purement commerciale et mercantile de l’avantage comparatif et de le comprendre plutôt dans le sens d’une « utilité comparative » ou d’une « compétence comparative » ? L’enjeu de la compétition ne serait plus la baisse des prix, la conquête du marché et le profit maximum mais la qualité des produits et leur adéquation aux besoins des clients. Un tel changement de perspective appellerait sans doute un minimum de planification au niveau mondial et un changement radical de politique de la part d’organismes mondiaux comme le FMI et l’OMC. Mais il n’est ni impossible ni interdit aux États européens et à l’Europe de faire des pas dans ce sens.
Une autre croissance
L’autre fondamental de l’économie est la croissance. Le taux de croissance d’un pays ou d’une région est comme le baromètre de sa prospérité. S’il est faible, nul ou devient négatif, c’est que l’économie ne produit plus, n’est plus compétitive, perd les marchés ; bientôt suivront les fermetures d’entreprises, les faillites, l’accroissement du chômage… Quand aujourd’hui les responsables politiques, en Europe notamment, parlent de relance absolument nécessaire, c’est pour sortir de cet enlisement qui les alarme. Mais la croissance est une notion aujourd’hui contestée. Comment la mesurer tout d’abord ? La référence ordinaire est le Produit Intérieur Brut (P.I.B.) mais il est régulièrement mis en question comme trop sommaire et incluant des éléments négatifs[22]. Plus fondamentalement, c’est la croissance elle-même qui est mise en question aujourd’hui par la prise de conscience que nous habitons un monde aux ressources limitées. De plus en plus de voix s’élèvent pour découpler la prospérité de la croissance, voire prôner la décroissance.[23] Mais ce langage-là n’a pas encore vraiment touché le monde de l’économie ni des politiques. Faut-il croire que ceux qui, aujourd’hui, parlent de relance de l’économie s’enfoncent dans une impasse ?
Revenons un instant à la définition de l’économie : « Ensemble des activités d’une collectivité humaine… relatives à la production et la distribution des biens et services nécessaires à sa vie et à sa prospérité ». La nouvelle prise de conscience de la finitude du monde nous oblige à intégrer dans cette définition la dimension de la durabilité. Il ne faut peut-être pas pour autant abandonner la notion de croissance comme dynamique de l’économie mais l’infléchir dans un sens qualitatif. Ne pas produire plus mais produire mieux, engager des travaux utiles à la collectivité, innover dans les énergies renouvelables, la protection de l’environnement, l’amélioration des services publics. Comme nous avons suggéré plus haut de substituer à la compétitivité purement commerciale une compétitivité de l’utilité et du service, nous pensons qu’une croissance qualitative, utile et durable pourrait se substituer à la croissance telle qu’on la mesure aujourd’hui. Mettre en œuvre cette autre compétitivité et cette autre croissance reviendrait à faire en sorte que l’économie soit pour les gens – tous les gens, tous les habitants de la planète et aussi les générations à venir.
Le politique, responsable du bien commun
Qui va faire cela ? Qui va opérer cette inflexion indispensable pour le bien de l’humanité ? Il ne faut pas sous-estimer les ressources du monde économique lui-même. Il y a des détenteurs de très grosses fortunes qui en consacrent la plus grande partie à des fondations d’utilité publique, il ne manque pas de banquiers et d’économistes qui critiquent durement les dérives du système et réclament une régulation. À l’inverse d’ailleurs, n’oublions pas la lourde responsabilité que des politiques portent dans l’évolution ultralibérale ; pas seulement le président Reagan et Madame Thatcher mais bien d’autres ensuite et de bien des manières. Les liens entre le monde économique et le monde politique sont étroits. Il reste que c’est le pouvoir politique légitimement élu – comme c’est le cas tout de même dans la majorité des pays de la planète – qui est en principe responsable du bien commun et que la dérive actuelle des choses résulte de la trop grande émancipation de la logique économique par rapport à cette responsabilité, ou, en d’autres termes, du retard du politique sur l’économique.
C’est bien une question d’échelle. Les régimes d’économie sociale de marché qui ont bien fonctionné dans les années d’après-guerre ont été possibles dans un certain nombre d’États démocratiques, en Europe en particulier, parce que le pouvoir politique était en mesure de choisir le type d’organisation économique ou en tout cas de l’infléchir pour le bien de l’ensemble des citoyens. Ce n’est plus possible dans une économie mondialisée. Comme l’écrit Philippe de Woot, « la globalisation échappe aux États-nations… ne leur laissant plus la liberté de choisir le type d’économie qui convient à leur pays »[24]. La question cruciale aujourd’hui est celle d’une gouvernance politique mondiale de l’organisation économique capable de mettre celle-ci au service du bien commun de l’humanité.
Il faudrait ici passer en revue les nombreuses Institutions internationales qui pourraient ou devraient incarner cette gouvernance. Dans l’état actuel des choses, on peut dire qu’elles sont de trois sortes. Tout d’abord il y a l’ONU elle-même avec son Assemblée générale, le Conseil de Sécurité, l’activité de son secrétaire général, les « grands messes » qu’elle organise périodiquement, les « Objectifs du millénaire » et le « Programme des Nations Unies pour le Développement ». Il y a ici, en principe au moins, une participation égale de tous les pays et la visée directrice est celle des Droits humains pour tous et de la paix du monde. Une deuxième série d’institutions concernent plus directement l’organisation économique : le Fonds Monétaire International (FMI), la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), auxquelles on devrait joindre la plus ancienne Organisation Internationale du Travail (OIT) dont l’influence ne suffit malheureusement pas à tempérer le pouvoir des trois premières. Si même des courants divers peuvent se combattre à l’intérieur de ces institutions, le poids financier des États membres y est prépondérant et la logique dominante est celle du marché. Il y a enfin les G : G 6, puis G 8, aujourd’hui G 20. Initiative des chefs d’État de quelques pays, ces réunions n’ont pas d’autre légitimité que celle que leur donnent les résultats qu’elles obtiennent. C’est pourtant peut-être par là – par la personnalité et les options de certains de leurs membres que des pas pourraient être franchis…
Le défi est aujourd’hui lancé. Largué par une mondialisation trop uniquement économique et financière, le politique saura-t-il reprendre le rôle qui est le sien, l’intérêt général ou le Bien commun de toute la société ? Comme le note encore Philippe de Woot : « Pour la première fois dans l’histoire, grâce à la globalisation, aux progrès techniques et aux capacités d’action des entreprises et des citoyens, nous pourrions nous occuper sérieusement des problèmes d’une société humaine qui comptera 9 milliards de personnes en 2050 »[25]. On peut immédiatement ajouter une autre question : « Où en sera en 2050 cette société humaine si nous ne le faisons pas ? ». Il y a donc urgence à inventer de nouvelles formes de gouvernance mondiale dans lesquelles les États-nations, les concertations régionales comme l’Union européenne, les Institutions internationales pourraient conjuguer leurs compétences et leurs moyens d’action pour affronter les menaces majeures qui plombent l’avenir de notre monde telles que la faim et la grande pauvreté, le creusement des inégalités ou la destruction de l’environnement et pour construire le Bien commun. Malgré le poids des habitudes et des intérêts particuliers, malgré les atermoiements et les timidités dont témoignent à répétition des Assemblées internationales à moitié ratées, on peut penser toutefois que la conscience des enjeux grandit, que la lucidité engendrera le courage politique… Mais le pouvoir politique tient sa légitimité et sa force réelle des citoyens qui l’ont démocratiquement élu et envers lesquels il est responsable. En fin de compte, l’urgente, l’indispensable bonne gouvernance du monde et son avenir dépendent de tous les humains, elles dépendent de nous tous.
La force des peuples
Nous reprenons cette expression de Talbia Belhouari, ancienne député fédérale belge. Au terme d’une conférence où elle avait décrit les injustices de notre société, en réponse à la question : « Qu’est-ce qui pourrait changer tout cela ? » elle répondait : « la force des peuples ». L’expression nous paraît très juste. Elle prend une force particulière aujourd’hui quand, un peu partout, se font entendre les voix des « indignés ». Cette « autre voix » (ou voie) n’est pas nouvelle. Elle se fait entendre de multiples manières depuis une vingtaine d’années, s’est imposée à l’attention avec la protestation orchestrée contre le sommet de l’OMC à Seattle en 1999, a continué depuis dans les différents sommets alternatifs, elle prend corps dans les divers courants de l’alter-mondialisme[26]. Plus récent est le mouvement des indignés, lui-même dans une certaine filiation avec le printemps arabe. Il a touché l’Espagne surtout[27], puis différents pays d’Europe, il a éclaté en plein Wall Street à New York, il prend une autre coloration encore avec le printemps érable au Québec. Ce qu’il y a de commun à tous ces mouvements, c’est leur mise en question profonde du dés/ordre économique mondial, de la domination du 1 %. Ils sont portés souvent par des jeunes adultes, plutôt qualifiés et responsables et que le fonctionnement de la société marginalise. Mais on a vu manifester aussi, par exemple lors du récent sommet alternatif de Rio + 20, des Indiens directement menacés dans leur habitat et leur survie. Quoiqu’il en soit de leur diversité, tous ces mouvements témoignent non seulement d’un malaise, qui souvent sombre dans la détresse, mais aussi d’une révolte et d’une volonté de changement. Ils sont l’expression de la force des peuples. Mais pour que cette protestation engendre des effets, pour qu’elle permette et impose au politique d’inventer la bonne gouvernance de la planète et de réguler l’économie, pour que, finalement les choses soient remises à l’endroit, deux conditions doivent, nous semble-t-il, être remplies. Tout d’abord, la contestation du désordre actuel devrait être portée par un changement réel et le plus généralisé possible des mentalités et des cultures, rompant avec le consumérisme régnant. Ensuite elle devrait s’organiser, se structurer en groupes de réflexion, groupes de pression, syndicats, associations diverses et s’articuler au monde proprement politique, dans les différents pays et par delà les frontières. C’est donc sur ces deux plans qu’il faut agir, à ces deux objectifs qu’il convient de s’atteler si l’on veut aujourd’hui progresser pour le Bien commun de notre monde.
Reprenons brièvement les deux points. Comme nous l’avons rappelé plus haut, la mondialisation économique et financière a su se faire accepter de l’immense majorité de l’humanité en engendrant une culture de la consommation. Servie par une publicité qui franchit toutes les frontières, cette culture n’est pas partagée seulement par ceux qui peuvent en profiter, elle agit plus encore peut-être sur ceux qui en sont exclus, engendrant par exemple des aventures migratoires sans lendemain. Il ne manque pas aujourd’hui de voix qui s’élèvent et de projets qui surgissent pour contester cette culture et ouvrir d’autres voies. Elles restent cependant encore minoritaires et trop souvent encore quelque peu élitistes, ne touchant pas le milieu populaire. La force de la publicité reste grande et incontrôlée. Il y a donc un grand et persévérant travail d’éducation à opérer à tous les niveaux de la société et pour tous les âges afin de rétablir une juste hiérarchie des valeurs. Les « gens » ne sont pas seulement ni d’abord des consommateurs, des clients. Ce sont des êtres humains, femmes, hommes, enfants, des êtres de relations, des vivants.
Ce sont aussi des citoyens. La seconde condition pour que la contestation du mondialisme ultralibéral arrive à inverser la tendance est qu’elle s’organise et s’articule au monde politique. Beaucoup de ces mouvements actuels de contestation s’accompagnent d’une désaffection complète vis à vis du monde politique. Même si elle peut s’expliquer, voire être justifiée en partie, par les compromissions du monde politique avec la finance et ses dérives ou par son impuissance à changer le cours des choses, cette désaffection est profondément regrettable. Car, dans une société moderne, la structure représentative de la démocratie est incontournable. Elle peut – et elle devra de plus en plus – être complétée par des formes de démocratie participative mais on ne peut en faire l’économie. Il est essentiel que des citoyens s’engagent dans des activités au service de la communauté, qu’ils créent des initiatives mais tout cela ne peut se dérouler en marge du travail politique institutionnel – celui des élus, des assemblées, des gouvernements. Il faut donc que les citoyens votent bien, qu’ils s’engagent éventuellement dans des partis de leur choix éclairé et s’ils ont vraiment une autre idée de la société, qu’ils s’emploient à la concrétiser dans le champ de la décision politique. On ne peut trop souligner l’importance, pour permettre ce passage à l’acte, des « corps intermédiaires » tels que les syndicats, les associations de consommateurs ou de diverses professions, le monde associatif en général. La citoyenneté se vit effectivement dans un ensemble de relations, un continu de rouages qui, à partir des « gens » construit l’ordonnance de la cité, à tous les niveaux, du local au national et au mondial. Ajoutons encore que la mondialisation des technologies de l’information, en créant des réseaux au delà de toutes frontières, donne aujourd’hui à cette démocratisation du politique des moyens que nous commençons seulement à utiliser.
La force des peuples l’emportera-t-elle sur le poids de l’argent ? Le champ est ouvert, la tâche est immense, apparemment insurmontable. Mais on sait au moins, à l’évidence, quel chemin d’éducation permanente, d’éveil de la conscience pourrait y conduire. Il y a dans l’être humain, dans tous les êtres humains – dans la force des peuples – assez de ressources d’intelligence et de cœur pour espérer un avenir et pour entreprendre courageusement de le construire.
Une nouvelle « économie sociale de marché » ?
Revenons maintenant à notre point de départ. Interpellés par la lettre des évêques de la COMECE sur l’économie sociale de marché – qui prend elle-même son point de départ dans une mention qu’en fait le Traité de Lisbonne – nous nous demandions si cette forme d’organisation de l’économie et de la société qui s’épanouit pendant une trentaine d’années dans une partie limitée du globe avait encore une actualité à l’ère de la mondialisation. Au terme de notre cheminement, il nous semble que la réponse est clairement affirmative. Reprenons une définition entre d’autres de l’économie sociale de marché : une économie de marché, régulée par la puissance publique ainsi que par les partenaires sociaux et qui a pour finalité la satisfaction des besoins sociaux. En développant notre tentative de « remettre les choses à l’endroit », qu’avons-nous fait d’autre que d’actualiser cette définition : une économie mise au service des gens, grâce à l’intervention de la puissance publique exerçant sa responsabilité au service du bien commun et en liaison étroite avec la société civile et ses divers organes. La mondialisation rend la réalisation de cet équilibre infiniment plus difficile mais aussi d’autant plus impérative. C’est une question de vie ou de mort pour la planète et ses habitants. Il faut la saisir comme une chance. « L’instauration d’un marché mondial constitue peu à peu l’humanité en un seul peuple. D’un point de vue éthique, c’est là sans doute une chance inouïe à saisir, la possibilité de réaliser l’exigence éthique exaltante de non-discrimination, de solidarité mondiale ». Ces lignes sont de Philippe Van Parijs[28], celui-là même dont nous citions plus haut la manière dont il évoquait l’économie sociale de marché comme le « somptueux mariage de la justice sociale et de l’efficience économique qui a constitué le substrat du grand consensus social-démocratique de l’après-guerre ». Ainsi la boucle est bouclée. La tâche est plus immense que jamais mais les ressources aussi. Et surtout l’enjeu est vital. Il n’y a pas d’alternative.
Notes :
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[1] Une Communauté européenne de solidarité et de responsabilité. Déclaration des évêques de la COMECE sur l’objectif d’une économie sociale de marché dans le traité de l’’Union Européenne. COMECE, décembre 2011 (traduction de l’original allemand).
[2] Traité modifiant le traité sur l’Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, adopté à Lisbonne en décembre 2007. Voir Guy COSSEE de MAULDE, Le nouveau traité européen de Lisbonne. Analyse du Centre Avec, décembre 2007. Disponible sur www.centreavec.be.
[3] Op.cit., p.2.
[4] Ib.
[5] Voir François BILGER, L’école de Fribourg, l’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché. Conférence du 5 avril 2005. Disponible sur fr.wikipedia.org/wiki/ Économie_sociale_de_marché.
[6] Pierre DEFRAIGNE, « Intolérables inégalités. Approches macro-économiques des causes de la pauvreté », dans En Question, n° 96 (mars 2011), pp.23-24.
[7] Voir Michel ALBERT, Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, 1991.
[8] Philippe VAN PARIJS, « L’éthique à l’épreuve du marché mondial », dans Jacques DELCOURT et Philippe de WOOT (dir.), Les défis de la globalisation. Babel ou Pentecôte ? Presses Universitaires de Louvain, 2001, p.602.
[9] Sur ce qui suit, voir Hélène LAIGNEAUX, Mondialisation. Quelles responsabilités pour plus de solidarité ? Étude du Centre Avec, 2008. Disponible sur www.centreavec.be.
[10] Voir Michel ALBERT, op.cit. (note 7), chapitre 1 : « America is back », pp. 27-46.
[11] Joseph E. STIGLITZ, Le triomphe de la cupidité (traduit de l’Américain). Les liens qui libèrent, 2010. Cet ouvrage du prix Nobel d’économie est consacré à la crise financière de 2008 et à la manière dont elle a été (mal) gérée. Mais il a une portée plus large comme critique de toute l’évolution économique des dernières années.
[12] Voir Dr Amy POLLARD, « Les objectifs du Millénaire pour le Développement : une fin et un nouveau commencement, dans En Question, n° 101 (juin 2012), pp.8-11.
[13] Voir Claire WILIQUET, Le monde a faim. Constats et solutions. Analyse du Centre Avec, juillet 2012. Disponible sur www.centreavec.be.
[14] Allusion au titre d’un ouvrage d’Albert JACQUARD, J’accuse l’économie triomphante. Paris, Calmann-Levy, 1995.
[15] Sur tout ceci, voir Philippe de WOOT, « Défis de la globalisation économique : entreprises, concurrence et société », dans Les défis de la globalisation, op.cit. (note 8), pp.45-59.
[16] Loc.cit., p.50.
[17] Nous avons été fort éclairés pour la section qui suit par une conférence de Gaël GIRAUD, tenue le 10 janvier 2011 sous le titre : « La crise financière ». Signalons aussi l’ouvrage publié sous la direction de cet auteur et de Cécile RENOUARD, et avec la collaboration de nombreux auteurs : Vingt propositions pour réformer le capitalisme. Paris, Flammarion, 2e éd., 2012 (Champs Essais).
[18] Voir Jürgen KAISER, « Dette : vrais maux et mauvais traitements », dans En Question, n° 101 (juin 2012), pp.26-29 ; On se référera aussi avec fruit au dossier publié plus spécifiquement sur la crise de l’euro par Projet, n° 328, juin 2012, sous le titre : « À quel prix sauver l’euro ? »
[19] Voir Guy COSSEE de MAULDE, Pour une plus grande justice. La question de l’harmonisation fiscale en Europe. Analyse du Centre Avec, décembre 2011. Disponible sur www.centreavec.be.
[20] Benjamin BARBER, « Le consumérisme dans la culture américaine. Les origines de la crise fiscale et l’avenir du capitalisme », dans En Question, n° 95 (décembre 2010).
[21] Dans La Libre Belgique, 15 mai 2012. Il cite en fait le premier point de la « stratégie (ou processus) de Lisbonne, », établie en 2000 par l’union Européenne,
[22] Voir notamment Claire BRANDELEER, Environnement et justice sociale. Invitation à une spiritualité engagée. Étude du Centre Avec, décembre 2011, p.20. Disponible sur www.centreavec.be.
[23] Outre l’étude mentionnée à la note précédente, citons Tim JACKSON, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, Bruxelles, De Boeck, 2010 (Planète Essais) et Isabelle CASSIERS, (dir.), Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public. Paris, Éd. de l’Aube, 2011.
[24] Op.cit. .note 8, p.51.
[25] Ib., p.56.
[26] Voir Claire WILIQUET, Les voies des alternatives. Analyse du Centre Avec, novembre 2011. Disponible sur www.centreavec.be.
[27] Voir Oscar MATEOS et Jesus SANZ, « 15 mai. De l’indignation à l’espérance », dans En Question, n°99, (décembre 2011), pp.4-7.
[28] Loc. cit. (note 8), p.610.