Le 20 juillet 2006

L’entrepreneuriat, un acte citoyen ?

L’entrepreneuriat peut-il être un acte citoyen ? Une telle question peut sembler utopiste à l’heure du capitalisme financier et de la recherche effrénée du profit. Dans son analyse, Sandrine Dapsens envisage pourtant une série d’aspects très concrets sur lesquels il est possible d’agir pour faire en sorte qu’une entreprise participe, au delà de la production de biens, de services et de richesses, à la construction de la société et contribue au bien-être de ses membres, dans le respect des droits humains. Ce texte s’adresse à tous ceux qui veulent travailler à un système de marché plus responsable, mais aussi et surtout aux jeunes trop peu éduqués, selon l’auteure, à l’entrepreneuriat, à la prise de risque et à la responsabilisation. 

« L’entrepreneur a une fonction sociale et son profit ne doit résulter ni d’un monopole actif ni d’une exploitation de la main-d’œuvre. L’intérêt public et celui des salariés sont essentiels. »[1]

Le comportement entrepreneurial peut être analysé sous bien des aspects : économique, sociologique, éthique… Dans le présent document nous privilégierons la question suivante : l’entrepreneuriat peut-il être considéré comme un acte citoyen ?  À quelles conditions ?

Quelques précisions de vocabulaire

Il est utile de préciser le sens des mots utilisés. Sous le vocable « acte citoyen », nous entendons un acte qui participe à la construction de la société et contribue au bien-être de ses membres, dans le respect des droits humains.

Quant au mot « entrepreneuriat », dont l’usage est récent[2], il renvoie à la période de la révolution industrielle. À cette époque, on parlait surtout de « l’entrepreneur ».

De nos jours Louis Jacques Filion, spécialiste canadien de la question, entend par entrepreneuriat le processus par lequel des personnes prennent conscience que le fait de posséder leur propre entreprise constitue une option ou une solution viable ; ces personnes pensent à des entreprises qu’elles pourraient créer, prennent connaissance de la marche à suivre pour devenir un entrepreneur et se lancent dans la création et le démarrage d’une entreprise[3]. Remarquons que certains restreignent le sens du mot au fait de lancer une nouveauté : un nouveau service, un nouveau produit, une technologie nouvelle. Ainsi, à leurs yeux, la création d’un commerce ne devrait pas être considérée comme un acte entrepreneurial bien qu’il y ait initiative et démarrage d’une petite entreprise. Pour notre réflexion, retenons l’expression dans son sens large : celui du lancement et/ou du développement d’une entreprise[4].

Entrepreneuriat, un acte citoyen ?

Ces dernières années, en Belgique, la fonction sociale et économique de l’entrepreneur se voit davantage valorisée, entre autres dans les discours politiques.

L’entrepreneuriat peut-il être un acte citoyen ?  Certainement. Mais il importe pour cela qu’il réponde à certaines conditions.

Une première condition est celle du service rendu. L’entrepreneuriat ne sera un acte citoyen que dans la mesure où il vise à rendre un service réel aux habitants, aux citoyens. Que penser du fabricant de drogue ?  Fournit-il vraiment du bien-être à sa clientèle qui fréquentera bientôt les hôpitaux ?  L’entrepreneur citoyen, lorsqu’il lance un nouveau produit ou un nouveau service, est attentif à l’apport positif pour les consommateurs ou bénéficiaires. Cela veut dire qu’il ne lance pas son nouveau projet pour des raisons uniquement financières mais que, pour lui, apporter quelque chose de positif à la société, à la construction de celle-ci, au bien-être des citoyens tient une place de choix parmi les raisons qui le poussent à entreprendre.

Un autre aspect est à prendre en considération : celui de l’emploi. De plus en plus, dans la presse, dans les discours politiques, on parle de la nécessité de créer des emplois pour assurer le bien-être des ménages belges et l’on insiste sur la création de nouvelles entreprises et la découverte de nouveaux produits.

C’est bien ce qui se passe lors de la création d’entreprises : lancer une nouvelle activité économique permet à l’entrepreneur non seulement de se réaliser, de proposer un nouveau service ou produit, mais aussi d’offrir du travail à d’autres. Cette initiative a par ailleurs des effets en cascade : avoir un emploi a des répercussions également sur les proches des travailleurs et contribue non seulement au bien-être économique de leur famille mais également à l’épanouissement global de celles-ci. En effet, avoir un travail signifie aussi se sentir utile et trouver une dignité que le chômage n’offre pas.

Enfin, l’entrepreneuriat est citoyen si l’entrepreneur est également attentif à ce que la richesse réalisée ne soit pas que distribuée aux actionnaires mais assure aussi la pérennité de l’entreprise, sa bonne santé pourrait-on dire (entrent ici en jeu le réinvestissement, la recherche-développement, la recherche de nouveaux débouchés, le recours aux nouvelles technologies…), et profite à ceux qui y travaillent (augmentation des salaires, amélioration des conditions de travail…). Veillant ainsi à ne pas tomber dans le capitalisme financier qui base tout sur la rentabilité à court terme.

Une troisième condition concerne la solidarité. Par sa contribution aux impôts, l’entrepreneur apporte sa part pour financer le service public : sécurité sociale (malades, handicapés, pensionnés, chômeurs…), enseignement et culture, infrastructures, services administratifs, justice… Comme on le voit, entreprendre une nouvelle activité et continuer à la mener à bien cela bénéficie indirectement à toute la société. Et c’est dire que, pour être citoyen solidaire de l’ensemble de la société dans laquelle il vit et dont il bénéficie, l’entrepreneur doit veiller à payer correctement ses impôts et ne pas imaginer toutes sortes d’astuces pour s’y soustraire[5].

Il n’y a pas d’entreprise sans relations avec des partenaires : les travailleurs au sein de l’entreprise, les fournisseurs, les clients. Il est donc évident que l’entrepreneuriat ne sera un acte citoyen que si l’entrepreneur satisfait aux exigences de l’éthique en étant attentif au respect du droit de ses travailleurs, de ses fournisseurs, de sa clientèle…[6] Et puisque l’entrepreneur se situe dans un monde global, il s’agirait aussi de bien réfléchir à ce que cela entraîne, notamment en ce qui concerne le développement durable (respectueux de l’environnement, soucieux des générations futures), le commerce équitable, le respect des producteurs du Sud…

L’entrepreneuriat, une prise de risque ?

Les règles propres au marché s’imposent à tout nouveau projet et le créateur doit en tenir compte s’il ne veut pas se retrouver la clé sous le paillasson. « Le détournement de talents entrepreneuriaux vers des activités improductives aura un impact négatif sur le rythme de la croissance »[7], ou tout simplement sur la santé de l’ensemble de l’économie. L’entrepreneuriat ne peut dès lors être un acte citoyen que s’il est viable financièrement et apporte de la richesse à l’entrepreneur, à son personnel, à ses actionnaires.

Ceci met en évidence l’importance et la valeur de la prise de risque. Dans la sphère économique comme dans tous les domaines de la vie d’ailleurs. Une prise de risque mesurée et réfléchie sans doute, mais une prise de risque effective. Il importe ainsi que la peur de l’échec ou de la faillite ne vienne pas inhiber l’esprit entrepreneurial. À cet égard la composante culturelle, identitaire du créateur jouera un grand rôle sur sa capacité à prendre des risques et à oser se lancer. L’éducation a, bien sûr, un rôle fondamental  à jouer en ce domaine, nous y reviendrons. Mais, lors de la création d’une entreprise, il est fameusement utile que l’entrepreneur trouve des aides adéquates. Des initiatives publiques et privées naissent d ailleurs pour aider le créateur à réussir le lancement de son activité et à poursuivre celle-ci sur du long terme : accompagnements  à la création d’entreprise, fonds divers[8]

Obstacles à l’entrepreneuriat comme acte citoyen

On vient de le voir, la peur de l’échec ou le refus de prendre des risques peut faire obstacle à l’esprit entrepreneurial en général, et par là à l’entrepreneuriat citoyen.

Il est d’autres obstacles au caractère proprement citoyen de l’entrepreneuriat. Ainsi en va-t-il de la course à l’argent, à l’enrichissement purement personnel, que l’on trouve dans les perspectives néo-libérales en vogue. Une telle course pousse les entrepreneurs à ne pas respecter certaines normes de travail, à  vouloir abaisser indûment les salaires, à délocaliser dans la seule perspective de bénéficier de salaires infimes et de conditions de travail non contraignantes, sans prendre en compte les intérêts légitimes des travailleurs…

La tendance actuelle à la concentration des entreprises peut également avoir des effets dommageables. Par exemple, si l’innovation devient l’apanage de laboratoires entre les mains de  grandes compagnies, le risque est grand d’aboutir à des situations monopolistiques.

Eduquer à l’entrepreneuriat

En Belgique francophone, des milliers de jeunes finissent encore chaque année leur cursus obligatoire sans jamais avoir été sensibilisés à l’esprit d’entreprise et à l’environnement économique. Une lacune que, depuis une bonne dizaine d’années, diverses initiatives s’efforcent de combler. Une prise de conscience s’est faite de la nécessité de développer le goût d’entreprendre, non seulement chez les jeunes mais aussi chez les enfants dès l’école primaire.

Apprendre l’autonomie, apprendre à mettre sur pied et à gérer un projet de A à Z, apprendre à se frotter à certaines réalités difficiles, apprendre à ne pas craindre l’échec et, quand il arrive, à en tirer des outils pour avancer…, tout cela est essentiel pour faire naître les innovateurs, créateurs, entrepreneurs de demain. On peut dès lors se réjouir de la mise sur pied de programmes, tels que ICHEC-PME, les mini-entreprises, Cap’Ten et bien d’autres[9], qui ont pour objectif de susciter de futurs hommes et femmes entreprenants. Mais il importerait que, dans ces formations, le souci d’entreprendre se double du souci de l’entrepreneuriat citoyen, tel qu’il a été ici évoqué.

Conclusion

Ne nous leurrons pas, considérer l’entrepreneuriat comme un acte citoyen est actuellement l’apanage d’une minorité. Le talent s’investit souvent dans les activités où les bénéfices privés sont les plus élevés au détriment des bénéfices sociaux[10].

Au vu de la complexité sociologique, économique, psychologique, culturelle de la création d’entreprise, promouvoir l’entrepreneuriat citoyen n’est pas chose aisée. Néanmoins l’enjeu en vaut la peine et les initiatives tant au niveau de l’éducation qu’au niveau privé et institutionnel sont les bienvenues.

« Sans entrepreneurs, le monde ne serait toujours qu’une idée ». On pourrait conclure en complétant cette citation : sans l’entrepreneuriat comme acte citoyen, le monde ne serait qu’une jungle où seuls les plus forts survivraient.

Notes :

  • [1] Thierry Verstraete, Entrepreneuriat, connaître l’entrepreneur, comprendre ses actes, Paris, Ed. L’Harmattan, 1999, p. 83.

    [2] Selon le Grand Robert de la langue française (éd. 2001), le mot apparaît après 1990, probablement d’après l’anglais « entrepreneurship ».

    [3] Louis Jacques Filion. Vision et relations : clefs du succès de l’entrepreneur, Cap Rouge, Qc, Éditions de l’entrepreneur, 1991.

    [4] Notons que l’on peut utiliser l’expression « intrapreneurs » pour désigner des personnes qui découvrent un nouveau produit ou service au sein d’une entreprise pour laquelle ils travaillent comme salariés. Il arrive que ces personnes, parce qu’elles en ont le désir et la possibilité, lancent leur propre entreprise, elles seront alors qualifiée d’entrepreneurs…

    [5] À cet égard, il conviendrait de s’interroger sur certaines pratiques de ce qu’on appelle l’ingénierie fiscale.

    [6] L’entrepreneur citoyen se réfèrera aux règles de la déontologie. Il conviendra de veiller à ne pas prendre celles-ci de façon minimaliste : l’éthique a des exigences qui dépassent parfois les règles déontologiques établies dans une profession. Voir Paul Löwenthal, « ‘Nous ne sommes pas des philanthropes’. L’économie, les affaires et les droits de l’homme », in Reflets et perspectives de la vie économique, tome XXXIX, 2000/4, pp. 147-154. Philippe de Woot, « Entreprise responsable », in Évangile et Justice, n°72, mars 2005, pp. 14-17.

    [7] Marcus Dejardin, « Entrepreneuriat et croissance, une conjonction évidemment favorable ? », Reflets et Perspectives de la vie économique, Tome XXXIX, 2000/4, p. 26.

    [8] Voir par exemple le site http://creation-pme.wallonie.be.

    [10] Même si les déterminants qui poussent à entreprendre ne sont pas tous pécuniaires. Voir K.M. Murphy, A. Shleifer and R.W. Vishny, “The allocation of talent: implications for growth”, The Quarterly Journal of Economics, 106, May 1991, p. 506.