L’entreprise, laboratoire de la démocratie ?
Si la démocratie fait corps avec le développement tant de l’homme que de la société, dans leur recherche de la « vie bonne », il importe de s’interroger, non seulement sur la façon de faire vivre la démocratie dans la sphère du politique, mais aussi sur le fonctionnement démocratique des groupes humains et les formes diverses qu’il peut revêtir dans un parti politique, un comité de quartier, une entreprise … La présente analyse porte sur la petite et moyenne entreprise (PME). Se basant sur un cas concret, elle met en évidence des éléments susceptibles de favoriser une participation responsable des collaborateurs dans l’entreprise. L’auteur, ancien responsable d’entreprise, souligne l’importance, à la base, d’une intention de faire équipe, car c’est une porte ouverte à l’initiative et à la rencontre. Mais, ajoute-t-il, cette intention ne suffit pas : le réflexe de dialogue doit s’appuyer sur une structure garante d’objectivité et de continuité. Et de souhaiter une forme « allégée » de conseil d’entreprise adaptée à la structure des PME.le nombre de chômeurs est considérable, la question se pose de la valeur du travail. Certains iraient jusqu’à penser quelle deviendrait très secondaire. Cet article, en se référant à l’histoire, propose de visiter quelques figures du travail, afin d’en dégager la complexité, et de montrer combien le travail exprime notre véritable identité humaine.
La démocratie a un caractère incontournable. Elle est une valeur qui fait corps avec le développement tant de l’homme que de la société, dans leur recherche de « la vie bonne ». C’est la conviction qu’expriment les auteurs de l’ouvrage « La démocratie, pourquoi ? », au terme de leur réflexion sur les fondements de la démocratie. Une « conviction solide et bien fondée », précisent-ils[1]. C’est que la dignité fondamentale des êtres humains, quelle que soit la diversité de ceux-ci, réside à la fois en leur liberté et leur prise de responsabilité, chacun selon ses capacités.
S’il en est ainsi, il importe de s’interroger, non seulement sur la manière de faire vivre la démocratie dans la sphère du politique, mais aussi sur le fonctionnement démocratique des groupes humains et les formes diverses qu’il peut revêtir dans un parti politique, un comité de quartier, une paroisse, une entreprise…
La réflexion formulée ici porte sur l’entreprise, plus particulièrement sur la petite et moyenne entreprise (PME).
Quand on parle de démocratie dans les entreprises, on imagine généralement des structures de pouvoir et de participation[2]. Les structures ont leur importance mais, comme je voudrais le faire comprendre, elles ne sont pas seules en jeu. Comme « étude de cas » je me permettrai de faire appel à ma propre expérience afin de m’écarter le moins possible des réalités quotidiennes.
Dans la PMI (petite et moyenne entreprise industrielle) que je dirigeais avec deux de mes frères (60 personnes avec les filiales), ces structures qu’on connaît dans les grandes entreprises n’existaient pas. Ce que nous souhaitions, c’est qu’à tous les niveaux, les gens aient des réflexes démocratiques, c.à.d. de participation responsable. Ce qui m’intéressait (me passionnait même), c’était de former avec l’ensemble des collaborateurs une équipe gagnante dont chacun des membres ait une relation positive vis-à-vis de son travail (une activité utile et non un mal nécessaire) et y trouve des possibilités de développement personnel. On pouvait aussi espérer que, si l’opération était positive, l’envie se manifeste d’avoir des attitudes démocratiques dans la vie sociale. Cela allait donc beaucoup plus loin que la « boîte à suggestion » qui chez nous n’a rien donné.
Au départ, il est nécessaire de prendre du recul par rapport à sa fonction et par rapport à l’entreprise et à la perception qu’en ont d’autres personnes. Les circonstances de la vie m’ayant placé un peu malgré moi et un peu trop tôt à la tête de l’entreprise familiale, j’ai eu la chance de pouvoir participer à un séminaire ayant pour thème « Qualités et Défauts des Entreprises familiales ». En démystifiant les structures habituelles des PME familiales (et des autres), les orateurs avaient mis surtout en relief les défauts liés aux qualités, notamment le risque de paternalisme des patrons à fibres sociales.
Je suis revenu de ce séminaire avec une masse d’avertissements et la volonté de relever un défi.
Il semble essentiel, en premier lieu, de former une équipe autour d’’un projet bien défini et de lui permettre de suivre pas à pas sa réalisation. Ce n’est pas toujours évident mais nous avions la chance de devoir construire une nouvelle usine et de recruter en même temps de jeunes collaborateurs que nous pourrions sensibiliser au projet. Il faut aussi que des règles du jeu connues de tous garantissent l’esprit d’équipe. Je veux parler de l’absence de privilèges. Ce doit être une règle absolue. Ce qui mine l’esprit de nombreuses entreprises familiales (et autres), c’est le traitement inéquitable de leurs collaborateurs. Un détail qui peut être discuté mais qui avait dans notre entreprise valeur de symbole : les membres de la direction payaient les photocopies pour usage personnel et les déplacements privés en voiture comme les autres. Plus grave eût été l’attribution de privilèges lors d’embauches ou de nominations alors que les compétences devaient constituer le principal critère de choix. Il nous fallait donc garantir aux collaborateurs qu’il n’y aurait pas de parachutage qui les court-circuiterait. C’est ainsi que, nous inspirant de l’exemple d’une grande entreprise familiale en France, nous avons présenté au personnel une charte signée par les membres de la famille qui participaient au capital de la société.
Ce cadre étant créé, on pouvait espérer former une équipe de collaborateurs responsables. Il était aussi important que chacun sache ce qui était attendu de lui et quels étaient ses marges de manœuvre et les critères sur lesquels son action serait évaluée. On passa ainsi à la négociation et à la mise au point des « Job Descriptions ». Je dois avouer que tout le monde dans l’entreprise ne les interprétait pas toujours de la même façon et qu’il a fallu réviser les textes à plusieurs reprises.
Venons-en à présent aux perspectives d’évolution. Il n’y a jamais eu chez nous de compétition entre les cadres. Comme la taille de notre entreprise était réduite, nous avions l’habitude d’expliquer que sa structure hiérarchique était également réduite mais que, nous trouvant depuis plusieurs années dans une phase d’expansion, les promotions ne consisteraient pas à prendre la place d’un autre mais résulteraient du développement de son propre service ou de la capacité de réaliser un nouveau projet. Il fallait donc grandir dans sa fonction. Un chef d’atelier qui avait des masses d’idées dans la tête a, par exemple, demandé et obtenu d’être déchargé de sa fonction pendant de nombreux mois pour participer à la conception et à la construction d’une deuxième nouvelle usine. De même, le responsable du laboratoire a trouvé son propre développement dans le démarrage d’une filiale de ventes de services.
L’information requérait aussi une certaine attention. Chaque semaine le comité de direction et le comité des ventes se réunissaient et une secrétaire avait en charge la communication interne. Chaque année, un vendredi après-midi était consacré à la présentation des comptes et du budget prévisionnel à l’ensemble du personnel. Cette présentation était précédée d’une initiation à la lecture des bilans (qu’est-ce qu’un Cash Flow, un R.O.I. (règlement d’ordre intérieur). Même si certains estimaient que l’on pouvait ne présenter que les informations que nous voulions bien donner, ces présentations étaient généralement reçues avec beaucoup d’attention.
Y avait-il ségrégation entre les travailleurs ? Nous ne sommes pas parvenus à donner un même statut à tous les collaborateurs : contrats d’emploi et contrats de travail ont coexisté. Par contre, il a fallu beaucoup d’efforts de persuasion pour que les ouvriers prennent le pique-nique de midi dans le réfectoire avec les employés et la direction. Il y avait une certaine gêne à vaincre et cela supposait également un passage aux vestiaires. Lorsque l’habitude fut prise, l’intégration fut parfaite. La répartition entre les tables se basait principalement sur l’appartenance aux joueurs de cartes ou aux commentateurs des titres de journaux… Il suffit parfois d’un petit effort de persuasion.
En ce qui concerne la participation financière, je ne puis pas affirmer qu’elle constitue un facteur important de démocratie. Ce n’est certainement pas une nécessité. Mais à l’époque on parlait énormément de co-gestion, de reprises d’usines en faillite par les travailleurs. Après un nombre suffisant d’années prospères, le capital de ma société fut ouvert aux membres du personnel. Une formule mathématique avait été adoptée pour fixer la valeur des actions à l’achat, formule qui, à défaut d’accord sur une autre approche, devait également servir à fixer le prix à la vente. Ceux qui souhaitaient faire fructifier leurs économies pour un temps limité (en prévision de l’acquisition d’une maison, par exemple) avaient la possibilité de faire un placement au taux payé aux banques par la société (c’est-à-dire nettement plus élevé que celui des comptes d’épargne habituels) et pouvaient le retirer sans préavis. Tous ceux qui ont voulu bénéficier de ces mesures s’en sont déclarés satisfaits.
Je me rends compte, après coup, que nous avons eu la chance de connaître une succession d’années prospères, et que des problèmes auraient pu surgir si les circonstances étaient devenues défavorables. Si c’était à refaire, je ferais appel à des spécialistes pour encadrer ce genre de mesures.
Représentation des travailleurs : Le nombre de travailleurs occupés ne nous obligeant pas à constituer un conseil d’entreprise, nous avons estimé que le poids d’une délégation syndicale était trop lourd pour une structure comme la nôtre. J’avais néanmoins eu l’occasion d’en discuter avec des cadres syndicaux et nous avons tenté de développer le dialogue démocratique en organisant l’élection d’une délégation du personnel à un comité de concertation comportant un représentant des ouvriers, un pour les employés, un pour les vendeurs + 3 représentants de la direction. Cette initiative n’avait pas été bien réfléchie et après quelques mois, le personnel (en accord avec les délégués élus) a suggéré de supprimer le comité et d’en revenir aux contacts directs avec la direction.
Comment évaluer l’action menée ? Tout d’abord, les initiatives de démocratisation ont été prises au fur et à mesure des opportunités mais sans le support de professionnels en la matière.
Des avis utiles ont parfois été donnés par des amis dirigeants ou cadres d’entreprises[3]. Mais le support de spécialistes aurait probablement évité certaines hésitations. Autre constatation : beaucoup d’efforts (de formation et d’information) ont été fournis mais surtout au bénéfice des cadres et des agents commerciaux. Les ouvriers ont, par contre, peu bénéficié des programmes de formation et étaient relativement peu demandeurs.
Que conclure de l’expérience à propos de la démocratie ? Ce qu’il faut à la base, c’est une intention de faire équipe, c’est une porte ouverte à l’initiative et à la rencontre. Mais l’intention ne suffit pas : le réflexe de dialogue doit s’appuyer sur une structure garante d’objectivité et de continuité. J’ai souvent regretté qu’il ne soit pas créé une forme « allégée » de conseil d’entreprise adaptée à la structure des PME et qui puisse aider à faire de l’entreprise, pour ceux qui y travaillent, un laboratoire de démocratie : une démocratie fondée essentiellement sur le respect de chacun, sur la participation de tous avec ce que cela comporte de responsabilité, d’autonomie et de dialogue.
Notes :
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[1] La Démocratie, pourquoi ? Réflexion philosophique et chrétienne sur les fondements de la Démocratie, sous la direction de Jean-Marie Faux, Charleroi, Éd. Couleur livres, Bruxelles Centre Avec, 2006, p.5. Cette étude est le résultat d’une recherche menée, au Centre Avec, par un groupe pluridisciplinaire. Voir aussi les documents publiés dans la série des « Réflexions et analyses » du Centre Avec (téléchargeables sur le site www.centreavec.be) : La démocratie en crise ? (Jean-Marie Faux – 2005), La démocratie toujours à construire et Démocratie participative (Guy Cossée de Maulde, 2005).
[2] Dès les années 60 du siècle dernier, on y a beaucoup réfléchi. À titre d’exemples : La participation aux responsabilités dans l’entreprise (Congrès national de la Fédération des Patrons catholiques de Belgique, Congrès national 1965, deux volumes publiés : Contributions et Conclusions, 192 et 40 pages) ; Gestion socialiste des entreprises (Michel Branciard, Paris, Les éditions ouvrières, 1975, 224 pages – où sont évoquées tant la cogestion à l’allemande que l’autogestion à la yougoslave) ; Autogestion (Daniel Chauvey, Paris, Seuil coll. Politique 41,1970, 252 pages) ; L’autogestion goutte à goutte (Daniel Mothé, Paris, Centurion, 1980, 190 pages) ; Auto-organisation de l’entreprise. 50 propositions pour l’autogestion (Jean-Louis Le Moigne et Daniel Carré, préface de Michel Rocard, Paris, Les Éditions d’organisation, 1977, 236 pages).
[3] Notamment dans une équipe de l’ADIC (Association chrétienne de Dirigeants et de Cadres – Avenue Konrad Adenauer 8, 1200 Bruxelles, www.adic.info).
Type de Publication: Analyse