Le 04 mai 2005

Les Amérindiens sont-ils solubles dans le capitalisme ?

Citoyenneté autochtone, renouveau identitaire et gestion capitaliste dans les réserves ojibwas américaines.

Partant du cas particulier des Amérindiens, l’auteur, Olivier Servais, fait une analyse approfondie de la complexité des situations et de l’ambiguïté profonde des rapports entre communautés autochtones et système capitaliste.

Citoyenneté autochtone, renouveau identitaire et gestion capitaliste dans les réserves ojibwas américaines.

Depuis quelques décennies, on assiste selon les analystes à un véritable soulèvement des traditionalismes autochtones en Amérique. Ces derniers se sont donné pour mission de sensibiliser leurs peuples à la nécessité d’un retour à la spiritualité et aux pratiques religieuses traditionnelles. Ainsi nous voyons depuis quelques années réapparaître certains cultes que l’on croyait oubliés. Mais ce mouvement de réémergence, raconté avec délectation par des ethnologues passionnés par les cultures « authentiques », masque des réalités parallèles contradictoires. De fait, en Occident, l’image d’un Amérindien anti-capitaliste, figure d’une spiritualité originelle, en harmonie avec la nature, n’a pas fini de réduire ces populations à la réalité que leur attribue la culture blanche. Mouvements zapatistes du Chiapas, groupes Aymaras luttant contre les privatisations en Bolivie, ou encore Ojibwas du Wisconsin s’opposant à l’accaparement de ressources minières par la société Exxon. Ces images, emblématiques d’une opposition quasi dichotomique avec l’économie de marché, inondent nos imaginaires contemporains. Cependant, souvent détachées des réalités sociologiques, elles ne font pas souvent droit à la complexité des situations, et surtout à l’ambiguïté profonde des rapports entre communautés autochtones et système capitaliste. Certes cette lutte correspond à des réalités empiriquement observables, mais ces réalités ne résument jamais à elles seules les positionnements autochtones sur la question.

Le cas des Amérindiens Ojibwas des Etats-Unis est symptomatique de cette situation ambiguë. Depuis les années ‘60, ces populations furent pionnières en matières de préservations des droits des Amérindiens. Dans les années ’60, ils fondèrent à cette fin l’American Indian Movement, le principal groupe de pression indien aux Etats-Unis. De nombreuses affaires furent ainsi portées devant les tribunaux, et les Ojibwas se bâtirent une solide image de « résistance » autochtone, notamment dans le cadre de la contre-culture américaine. Récemment encore, cette résistance s’est manifestée dans les communautés de Mole Lake et du Lac du Flambeau contre des entreprises minières.

Mais ces communautés du Michigan, du Wisconsin ou du Minnesota, n’adoptent pas pour autant une attitude unilatéralement opposée au mercantilisme américain. Ce sont parfois des touches ténues qui trahissent une autre posture. La communauté de Keweenaw Bay sur son site internet (http://www.ojibwa.com/) signale discrètement un appel clair par l’appellation, d’une de ces rubriques : Doing Business with The Tribe. Mais l’élément le plus visible de ce positionnement autre, est sans conteste le phénomène des casinos indiens.

Ce phénomène n’est pas neuf, mais depuis une quinzaine d’années il a subi une accélération massive suite à une nouvelle législation fédérale : l’Indian Gaming Regulatory Act (IGRA). Le 17 octobre 1988, le gouvernement américain a décrété la normalisation des jeux de hasard en territoires indiens, autorisant de ce fait les nations indiennes fédéralement reconnues à développer des jeux de hasard sur leur terre.

Cette législation était une réponse à deux décisions de la cour d’état (Seminole 1979 et Cabazon 1987) qui avait affirmé le droit des communautés indiennes à organiser ces jeux en dehors des limitations et des règlements imposés à de telles activités par la loi des états. L’apparition de l’IGRA a entraîné une  expansion phénoménale des jeux indiens à travers tous les Etats-Unis, bien au-delà des prospectives de ces promoteurs. Ainsi, alors qu’en 1988 il y avait seulement environ 70 établissements tribaux de petites tailles, leur nombre a grimpé jusqu’à atteindre plus de 320 aujourd’hui. Et certains d’entre eux s’avèrent aujourd’hui de véritables casinos géants, hautement profitables. Aujourd’hui, environ 60% des 339 tribus des Etats-Unis détiennent un ou plusieurs équipements de jeu.

Cette expansion s’observe également dans la croissance considérable des revenus des jeux de hasards pour les communautés. D’environ $212 millions en 1988, on est passé à presque $13 milliards en 2001[1]. En outre, comme ces entreprises ne sont pas considérées comme des jeux commerciaux privés mais des établissements tribaux (donc publics), elles ne sont pas sujettes à imposition. Dès lors, même pour des communautés isolées, dans des zones éloignées, leurs casinos constituent très souvent la source de revenu principale pour le budget tribal. Par conséquent, le jeu d’argent est considéré aujourd’hui par beaucoup de réserves comme le symbole de l’avenir, après des décennies ou même des siècles de pauvreté et de perspectives économiques sombres. Ceci permet de comprendre pourquoi on le désigne métaphoriquement aujourd’hui chez les amérindiens des plaines comme  le nouveau bison.

Chez les Ojibwas, le nombre de ce type d’établissements a littéralement explosé. On ne compte plus les sites de jeu dans les réserves, dont les façades virtuelles ont fortement accru leur présence sur la toile[2]. Le casino de la communauté de Baraga au Michigan, 3200 indiens inscrits, est particulièrement caractéristique de cette folie du jeu. Le casino est ouvert 24h/24. C’est un établissement de 2000 mètres carré avec 400 machines à sou et 12 tables de jeu. L’établissement comprend un hôtel de 42 chambres et un restaurant. La communauté possède un second établissement en dehors de la réserve à environ 25 kilomètres. Et pourtant nous sommes loin des grandes mégapoles américaines, en pleine zone rurale. Des partenariats avec des grandes entreprises américaines du jeu sont en outre élaborés, et permettent entre autres d’utiliser l’image du jeu indien en dehors des réserves. C’est donc à une véritable dynamique nationale du jeu de hasard que contribuent les dynamiques amérindiennes.

L’argent gagné de la sorte reste du ressort de la communauté. La plupart des gouvernements tribaux ont utilisé leurs revenus du jeu pour mettre en œuvre un certain nombre de mesures sociales et économiques. On a construit des écoles, des hôpitaux, des centres communautaires, des musées, des centres de soins de jour pour les aînés, et un ensemble d’autres investissements en infrastructure dans les réserves. Outre les gains financiers, dans une large part des réserves à casino, l’établissement de jeu a amené une régression massive du chômage et subséquemment de la pauvreté.

Mais cet essor capitaliste a surtout permis d’accroître l’autonomie des communautés et a paradoxalement renforcé directement et ouvertement le développement des mouvements traditionalistes. Ce renforcement ne s’est pas produit par opposition au casino, mais par un soutien direct des casinos au profit de ces groupements. De fait, bien des « bandes » ont pu investir une partie des sommes gagnées dans des projets culturels, par exemple, la conservation ou la revitalisation de leurs langues maternelles, dans des programmes spéciaux, des éco-musées, etc… Ces créations culturelles contribuant de leur part à accroître l’attrait de la réserve et dès lors à attirer de nouveaux clients pour les casinos. A l’opposé d’un affaiblissement mutuel, traditionalismes et modernité se renforcent donc conjointement.

Il va de soi toutefois que ces bouleversements récents ne sont pas sans poser des problèmes. De fait, au-delà du pragmatisme amérindien outrancier que révèle cette gestion du jeu, l’émergence d’un tel phénomène a créé de nouveaux conflits en pays indien. Plusieurs communautés ont écarté cette pratique comme moyen de développement économique et d’autonomisation tribale.  Car les confrontations semblent avoir surgi à plusieurs niveaux.

Du point de vue intra-tribal, la question centrale a souvent été de savoir si le jeu représente une solution utile et raisonnable aux problèmes sociaux et économiques de toute la communauté. Alors que les partisans soulignent les avantages matériels potentiels d’un casino, les adversaires arguent du fait que fréquemment, le jeu mine les valeurs culturelles et religieuses de la communauté. De manière sous-jacente d’autres arguments sont avancés comme la crainte de la dépendance et la méfiance vis-à-vis de leurs gouvernements tribaux respectifs. Et de fait, ce dernier élément est caractéristique de la situation amérindienne aux Etats-Unis. La méfiance de beaucoup d’autochtones envers leurs propres gouvernements tribaux est répandue. Pour les affaires de jeu, on peut mentionner à cet égard de nombreux cas de détournement, de fraude et de corruption opérés par des membres de gouvernements autochtones. Ces phénomènes de fraudes ont parfois entraîné des violences dans les réserves. Deux exemples sont révélateurs d’une situation intrinsèquement tendue.  D’abord il y a le fait que d’après la loi, les gouvernements tribaux ne sont pas obligés de rendre compte publiquement des revenus issus de casino. Par conséquent, il est presque impossible pour des observateurs extérieurs, voire pour les membres de la communauté de déterminer combien d’argent a été gagné et où il a été dépensé. Autre problème symptomatique, la question des affiliations. On observe ces dernières années une augmentation manifeste des conflits liés à l’enregistrement de nouveaux indiens dans la communauté. En effet, les communautés sont libres de décider de payer une partie de leur montant de jeu directement à leurs membres. Quelques groupes payent d’ailleurs des sommes colossales. Or, bien souvent, plus le nombre de membres d’une communauté est petit, plus les dividendes seront élevés. J’ai entendu parler de sommes allant jusqu’à 30 ou 40000$ par personne pour une année. Etant donné les sommes en jeu, il n’est pas étonnant d’avoir vu croître fortement le nombre de demandes d’enregistrement dans ces réserves.

Or, les critères d’enregistrement sont déterminés par chaque communauté indienne. Par conséquent, dans plusieurs communautés, les critères permettant l’inscription dans la réserve sont devenus l’objet de conflits parfois violents.

Dans un certain nombre de communautés Ojibwas, de tels conflits ont cependant pu être évités. Dans la réserve des Mille lacs par exemple, la mise en application d’un processus démocratique avec contrôle, responsabilisation et accès libre à l’information pour les membres, a permis de clairement définir des critères d’acceptabilité pour l’adhésion tribale.

Mais les conflits autour de ce nouvel enjeu économique ne s’arrêtent pas aux frontières de la réserve. En effet, avec l’accroissement du nombre d’entreprises indiennes de jeu, la concurrence entre réserves pour des parts de marché se développe de même. Chez les Ojibwas du Wisconsin et du Minnesota la situation a parfois semblé tourner à l’affrontement entre communautés. Les relations se sont également tendues avec les populations blanches alentour. Les gouvernements locaux et les résidents se sont régulièrement plaint de l’augmentation du trafic, des attitudes de dépendance au jeu, ou de l’accroissement de l’insécurité. En outre, des conflits ont émergé dans les régions où les populations indiennes ont commencé à utiliser leurs revenus du jeu pour agrandir leur base territoriale. Pour contrer ces difficultés, une partie des communautés autochtones ont tenté d’améliorer leurs relations de voisinage. Une fois encore, c’est l’argent des casinos qui va permettre de réhabiliter l’indien. Concrètement, les communautés financent des infrastructures locales, participent à des programmes de répression du crime ou de la dépendance au jeu, font des dons aux organismes charitables locaux, voire même couvrent les déficit fiscaux qu’entraîne leur rachat de terres.

Aujourd’hui, le succès économique des casinos indiens semble créer de nouveaux problèmes. Parce qu’il a diffusé l’idée que tous les Indiens étaient devenus riches grâce au jeu, ce phénomène répand une image négative auprès des populations blanches, et ce jusqu’au Congrès à Washington. Ainsi, actuellement, plusieurs représentants travaillent toujours à supprimer l’aide fédérale envers les communautés indiennes, prétextant que les casinos les suppléent largement. Et la machine juridique américaine est sur le point de déclencher une nouvelle guerre entre blanc et Indien. Les armes ne sont plus des chevaux et des fusils, mais des avocats, des lobbyistes et les médias. À coup des millions de l’argent des casinos, les communautés ojibwas fourbissent leur arsenal.

Bibliographie sommaire :

J. Rotskowski, Le Renouveau indien aux Etats-Unis. Un siècle de reconquête, Paris : Albin Michel, coll. « Terre indienne », 2001.

Ross Philip Liner, Casino Louisina. The Impact of the Three Land Based Indian Casinos In Louisiana, Paperback, 2004.

Eve Darian-Smith, New Capitalists: Law, Politics, and Identity Surrounding Casino Gaming on Native American Land, Case Studies on Contemporary Social Issues, 2004.

Michael K. Evans, The economic impact of Indian casino gaming, Evans Group 1999.

Daniel J. Alesch, The impact of Indian casino gambling on metropolitan Green Bay, Wisconsin Policy Research Institute report, 1997.

William N Thompson, Casinos and crime in Wisconsin: What’s the connection?, Wisconsin Policy Research Institute report, 1996.

Notes :