Le 01 octobre 2021

Les défis de la transition ecclésiale et religieuse

crédit : Xavier Coiffic – Unsplash

Plus que la division entre les religions, celle au sein des religions elles-mêmes est l’impasse dont il est urgent de sortir. La ligne de fracture entre les traditionnalistes et fondamentalistes, d’une part, et ceux qui regardent vers demain s’exacerbe. Que l’on pense à l’islamisme ou à la messe en latin. Gageons que l’avenir appartient aux religions qui réussiront la transition en se reconfigurant autour de l’essentiel tout en valorisant le dialogue entre elles.

L’ÉGLISE CATHOLIQUE, UNE INSTITUTION EN PÉRIL

Le poids de l’institution ecclésiale n’aurait-il pas fait oublier la fraternité entre les disciples du Christ ? Si l’Église veut survivre, elle doit inverser le mouvement, retrouver la fraternité au service de laquelle elle se doit d’être. L’Église des premiers siècles fonctionnait de manière plus horizontale, à l’opposé donc de la structure centralisée et cléricale de plus en plus lourde héritée de la réforme grégorienne du XIe. Pierre Teilhard de Chardin disait sentir à certains moments « si lourdement peser sur [son] esprit le poids du corps ecclésiastique ».

Le pape François parle volontiers de « mystique de la fraternité » et de synodalité – du grec sun, avec, et odos, chemin : des chemins qui se rencontrent pour faire route ensemble. C’était, au premier millénaire, la manière participative de gouverner dans l’Église, à tous les échelons. Elle a été inaugurée au « concile de Jérusalem » dont nous parle les Actes des Apôtres (15, 5-21). Pour saint Jean Chrysostome, Église et Synode étaient synonymes.

L’Église semble tourner de plus en plus à vide. Les pratiquants de jadis se font absents. Si l’on estimait à 42% dans les années 60 le nombre de pratiquants hebdomadaires, on parle actuellement de 3% au moins une fois par mois. Les jeunes, sauf exceptions, ne prennent pas le relais. Leurs solidarités sont ailleurs. Ils « ont appris à vivre heureux sans Dieu »[1].

Dans nos régions, l’Église n’en est pas à son premier grand « reformatage ». En France, l’anticléricalisme virulent du début du 20e siècle, qui mena à la séparation de l’Église et de l’État de 1905, obligea le monde chrétien à se resituer dans la société. Aujourd’hui, c’est en interne que l’Église doit se repenser. Quand l’opposition est extérieure, l’identité se renforce. Quand c’est de l’intérieur que viennent les questions, c’est sans doute plus difficile.

Le fonctionnement clérical

En quels termes faut-il définir l’Église ? Citons l’Évangile : « Pour vous, ne vous faites pas donner le titre de Rabbi, car vous n’avez qu’un seul maître pour vous enseigner, et vous êtes tous frères » (Mt 23, 8). Laïcs et pasteurs sont donc sur pied d’égalité, ces derniers n’étant ni des druides ni des mandarins incontournables et intouchables !

Au fil des siècles, en effet, un dualisme hiérarchique s’est mis en place, une structuration binaire. Les clercs étaient devenus des personnages sacrés, se tenant à l’écart du commun des mortels jusque dans leur sépulture qui devait être séparée de celle des laïcs (Droit canon de 1917, n°1209 § 2). C’est à leur désacralisation qu’il faut travailler. Heureusement, depuis quelques décennies, le tournant semble s’opérer, mais avec des retours en arrière.

Les prêtres

La question du célibat « obligatoire » des prêtres nous permettra d’illustrer ce qui précède. Il ne s’agit pas de supprimer la vocation au célibat, mais d’accueillir plusieurs manières de vivre le service « presbytéral ». L’évêque Fritz Lobinger plaide pour une mise en place de deux clergés : l’un marié, appelé corinthien (selon le modèle pratiqué par saint Paul à Corinthe et dans les communautés qu’il fondait) ; il serait issu de la communauté et reconnu par l’évêque, pour animer la fraternité et présider l’eucharistie. C’est vers la quarantaine ou la cinquantaine que l’on serait appelé à ce service après avoir mené à bien sa vie conjugale, familiale, professionnelle. L’autre modèle, paulinien, engagé dans le célibat, œuvrant à temps plein pour faire le lien entre ces communautés, pour former et animer leurs responsables[2].

Aux origines chrétiennes, seul pouvait recevoir l’ordination presbytérale celui qui était appelé par une communauté déterminée. Le lien avec celle-ci était essentiel. C’était d’ailleurs la communauté tout entière qui concélébrait sous la conduite de celui qui la présidait. Avant le concile de Nicée (325), même un laïc pouvait parfois être appelé à présider l’eucharistie. « Celui qui doit présider à tous doit être élu par tous », disait le pape saint Léon le Grand au 5e siècle.

Ne pourrait-on pas envisager la présidence d’une communauté comme un service temporaire et à temps partiel, et non un état définitif[3] ? Si le choix vient de la communauté et que l’accent n’est plus mis sur le « caractère » sacré du prêtre, assimilé à un sacrificateur, la réponse peut être positive. La reconnaissance par l’évêque permettra à cette communauté de rester en communion avec les autres. Mutatis mutandis, il faudra aller dans le même sens pour les évêques eux-mêmes. J’attends d’ailleurs avec impatience le jour où un laïc comme saint Hilaire de Potiers (316-367) sera élu évêque.

Les femmes

Quant à la place des femmes, le Nouveau Testament, marque un tournant, leur faisant une place importante. Saint Paul, même s’il parle encore sur fond d’une culture patriarcale, a proclamé haut et clair l’égalité de l’homme et de la femme : « il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Galates 3, 28). Si l’on veut maintenir le dialogue avec la culture moderne et si, de plus, on promeut une conception moins sacrée du prêtre, ordonner prêtres les femmes serait un pas en avant dans la ligne du tournant opéré par Jésus. La première étape serait la réinstauration de diaconesses[4] et le choix de femmes cardinales, leur donnant un rôle de conseillères du pape et d’électrices de son successeur. L’onction des malades pourrait aussi être donnée par une religieuse, par le laïc ou la laïque qui visite la personne sur son lit d’hôpital ou à la maison. Ne doit-on pas desserrer l’étau sacramentel devenu un quasi-monopole sacerdotal et masculin ? Pour évoluer, des transgressions seront nécessaires, certaines personnes prenant de l’avance sur les réformes estimées indispensables, ainsi qu’il en va dans toute institution. L’avenir jugera de leur opportunité.

Une Église en sortie

L’Église, devenue minoritaire, est invitée à quitter l’extensif en vue de l’intensif, à se vivre comme une communion fraternelle et solidaire où ses membres se ressourcent et tissent des liens chaleureux. L’institution de type paroissial, quadrillant tout le territoire, ne fera sans doute plus partie de notre paysage dans un avenir proche. Il faudra créer d’autres lieux pour que l’Évangile puisse encore rencontrer les hommes et les femmes d’aujourd’hui, des « tiers-lieux ecclésiaux[5] ». Dès le début de son pontificat, François a parlé d’une « Église en sortie ». C’est en se décentrant vers le monde que, paradoxalement, l’Église pourra se régénérer.

LA FRATERNITÉ ENTRE LES RELIGIONS

C’est à partir de la fraternité qu’il faut tout repenser, et pas seulement à l’intérieur de l’Église, mais au niveau de notre humanité. « Nous sommes invités à nous retrouver dans un ‘nous’ qui soit plus fort que la somme de petites individualités » (pape François). Une fraternité en interne, donc, mais au service de la fraternité universelle. Telle est finalement la mission de l’Église, mais aussi de toutes les religions, car elles portent, chacune à sa façon, un idéal de fraternité et sont autant de ressources à la disposition de tous – pour reprendre un terme cher au philosophe François Jullien[6] – en vue de faire advenir cette fraternité. Et il ne faudrait pas oublier les « sans religion », de plus en plus nombreux chez nous.

Au niveau religieux, vu sous l’angle catholique, la fraternité commence par l’œcuménisme, la réconciliation entre les Églises chrétiennes. Il se poursuit dans le dialogue interreligieux, l’annonce de l’Évangile en étant aujourd’hui inséparable, estiment les évêques de France[7]. Les chrétiens doivent s’y présenter « dépouillés » – « tout tremblants », dirait saint Paul –, et non pas dans une posture prosélyte, assurés qu’ils seraient d’avoir la vérité qui s’impose à tous. En termes chrétiens, il s’agit de voir l’Esprit Saint à l’œuvre en chacune de ces religions, car « il souffle où il veut ».

Le tournant de Vatican II

Le concile Vatican II a marqué un tournant, reconnaissant qu’il y a un chemin vers Dieu dans toutes les religions. En tout être humain, en effet, se loge un désir de Dieu qui peut prendre des formes variées — même celle de l’athéisme, celui-ci se posant aussi la question du sens de la vie et de l’au-delà, mais y répondant autrement. Les religions ne s’opposent donc pas, mais valorisent, chacune, des aspects différents de notre commune humanité. Toutes font percevoir quelque chose du mystère divin, car c’est toujours à travers l’être humain qu’on découvre Dieu.

Le chrétien estime pouvoir trouver en Jésus Christ toute la vérité sur Dieu, mais il ne l’a pas encore pleinement accueillie. Pour rejoindre les autres religions, il faut donc non pas minimiser le rôle du Christ, mais l’élargir pour découvrir ce Christ cosmique chanté par saint Paul dans ses épîtres et, plus récemment, par Teilhard de Chardin. « L’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au Mystère pascal »[8], professe le concile. Avec le jésuite belge Jacques Dupuis (1923-2004), on peut dès lors estimer que chaque religion a quelque chose de « sacramentel ». L’homme n’est pas sauvé malgré sa religion, mais au cœur de sa propre religion.

Javier Melloni[9], jésuite espagnol, explique que, après le paradigme isolationniste – selon lequel la vérité n’existe qu’à l’intérieur de la tribu – et le paradigme expansionniste – où l’image de Dieu et les valeurs d’une culture particulière sont perçues comme universelles –, nous arrivons à l’étape de la réciprocité : les religions sont appelées à se laisser mutuellement interpeler et féconder, à « labourer ensemble des terres sacrées » pour rendre la planète habitable, et à aller vers une synthèse qui n’est pas un mélange capricieux. « L’Esprit vous conduira vers la vérité tout entière», disait Jésus (Jn 16, 13).

CONCLUSION

La nostalgie est un immobilisme. Les chrétiens doivent se tourner résolument vers l’avenir tout en restant enracinés dans les intuitions originales qui sont les leurs. Il y va de leur survie dans nos pays. Jésus a voulu susciter une communauté de femmes et d’hommes qui vivent de sa Bonne Nouvelle et sont ainsi levain dans la pâte, mais il n’avait pas envisagé une institution puissante ni une religion nouvelle. Aux prélats de la Curie romaine, en 2019, le Pape a déclaré : « Nous ne sommes plus en régime de chrétienté ». Sans doute celle-ci a-t-elle porté des fruits, mais ce n’est plus notre étape historique. Les chrétiens sont maintenant un « petit troupeau » (Luc 10, 32). Ils ont à trouver leur juste place dans cette société et dans le concert des religions. Il est temps, pour eux, non pas de quitter l’Église, mais de sortir des églises et de ses sacristies.

Notes :

  • [1] Annelien Boone, représentant la Belgique au pré-synode sur les jeunes, au Vatican, 2018.

    [2] Fritz Lobinger, Vers une nouvelle figure de prêtes, Lumen vitae, 2008.

    [3] « Tu es prêtre pour l’éternité » (Tu es sacerdos in æternum).

    [4] Le service sacramental de communautés chrétiennes se présente sous trois formes : le diacre, le prêtre et l’évêque, ce dernier étant, en communion avec le pape, responsable d’un diocèse, un ensemble de paroisses.

    [5] On pourrait citer beaucoup de lieux pluralistes de solidarité mis en place par des chrétiens, des bars interconvictionnels dans différentes villes de France ou, en Belgique, un forum comme « RivEspérance » (www.rivesperance.be).

    [6] François Jullien, Ressources du christianisme, L’Herne, 2018.

    [7] Claude Dagens, Proposer la foi dans la société actuelle : Lettre aux catholiques de France, Cerf, 1997, p. 30.

    [8] Gaudium et spes (22, 5).

    [9] Javier Melloni, Ouverture à la diversité religieuse, InTOUCH, 2021.