Le 05 octobre 2006

Les femmes musulmanes sortent de l’ombre

En Islam, comme dans d’autres traditions religieuses, des femmes prennent la parole et vivent leur expérience de foi sans se laisser dicter le sens de leur vie. Ces femmes de la troisième génération, « musulmanes mais libres », veulent s’inscrire dans la société belge tout en maintenant les traditions familiales. Parmi elles, bon nombre choisissent de porter le voile. Ceci permet à Nicole Dehan, qui a l’expérience de l’enseignement dans une école à discrimination positive, d’affirmer qu’il s’agit d’un véritable renversement de perspective : dans ce cas-là, le voile est un outil d’affirmation de soi et non d’effacement. L’auteure envisage ensuite la situation des « brus » qui ont grandi dans les pays d’origine et qui arrivent en Belgique par mariage. Bienvenues parce qu’elles sont un gage de maintien de la tradition, ces femmes émigrent souvent parce qu’elles veulent s’en sortir et chercher un avenir plus souriant qu’ « au pays ». Toute l’analyse souligne comment les femmes musulmanes, souvent trop vite qualifiées de soumises, sont aussi pour bonne part les actrices de leur insertion et de l’évolution vers un « Islam des Lumières ». 
 

On ne sait pas assez qu’aujourd’hui, en Islam, des femmes prennent la parole, vivent leur expérience humaine, croyante, autrement, sans se laisser dicter le sens de leur vie.

Aujourd’hui, en Islam comme dans d’autres traditions, des femmes contestent et refusent que leur religion, leur culture servent de caution à l’injustice, à la soumission, à la discrimination.

Elles sont, dans bien des cas, obligées de développer une “ capacité à déchirer leur scénario ” (expression employée par Altay Manço de l’IRFAM – Institut de Recherche, Formation et Actions sur les Migrations), de sortir de la ligne, d’avancer au-delà de ce qui serait attendu d’elles, de grandir, dans l’édification de soi, en tant qu’individu émancipé. Il s’agit de dispositions qui nécessitent courage, intelligence et subtilité pour négocier leur liberté, pour ne pas rompre avec la famille d’origine.

Composer avec les deux sphères que sont la famille et le monde extérieur, trouver leur point d’équilibre, voilà leur singularité.

Je parle ici des jeunes filles de la troisième génération, les “ femmes-filles ” comme je les qualifiais dans un article d’Evangile et Justice[1]. Dans cette parution, je parlais de leur filiation maternelle, mères et grands-mères, en traversant le temps de l’émigration. Ici, je m’intéresse davantage à la diversité des femmes dans l’espace de l’immigration.

“ Musulmanes mais libres ” voici pour beaucoup la proclamation. Elles veulent s’inscrire dans notre société, ne pas s’y inclure et jouir des droits de toutes les femmes. D’une main, elles ajustent leur voile et de l’autre, elles tiennent leur GSM : tradition et modernité.

Peut-on dire, pour autant, que l’ère des revendications est arrivée ? Que l’immigration marocaine, turque est arrivée à un tournant en ce qui concerne les femmes ?

Ce qui rend ce débat intéressant aujourd’hui, c’est que les femmes musulmanes ont droit à la parole et certaines s’expriment ouvertement.

Les volontaires du voile

Des femmes “ qu’on voile ”, on est passé à un contexte où beaucoup décident de se voiler de leur propre initiative. Leur accès aux sources coraniques, le vide juridique, l’absence de clergé leur donnent la possibilité de prendre place, même si elle est loin d’être officielle, pour non seulement vivre le voile mais aussi interpréter son sens selon leurs objectifs  et leur besoin d’émancipation.

L’équation ‘femme voilée donc femme soumise’ n’a pas de sens dans ce cas-là. Et on sait que sous le voile se cachent diverses motivations : religieuse, politique, féministe, identitaire…

On est train d’assister à un formidable renversement de la signification du voile.

Ce voile destiné au départ à cacher la femme, la rend visible, repérable dans l’espace public. Il devient engagement idéologique, affirmation de soi. Se voiler devient une manière de prendre pied dans sa propre histoire et dans une société dans laquelle les mères et les grands-mères devaient se fondre.

De plus, ces jeunes femmes sous le couvert du voile, investissent des espaces jusqu’alors réservés aux hommes. Leur voile est leur laissez-passer.

Ainsi on voit un fossé se creuser entre les femmes plus âgées, souvent analphabètes, voilées par tradition et coutume et ces jeunes femmes portant bonnet serré et “ hidjab ” par-dessus, le voile “ réglementaire ” islamique.

Paradoxe, car elles sont nées en Belgique, scolarisées dans des écoles et universités belges, se disent bien intégrées et épousent des revendications partagées par beaucoup de féministes occidentales de souche.

Elles n’hésitent pas à mettre sur le même plan “ le droit de porter librement le voile ” et “ la lutte contre l’obligation de le porter ”.

Malheureusement, parfois, leur radicalisme, quand elles refusent d’assister à certains cours, de s’asseoir à côté de garçons, les marginalise et les livre à des pratiques discriminatoires. Elles se mettent hors jeu sans en mesurer toutes les conséquences. Ce n’est pas une raison pour les considérer comme des écervelées !

Les femmes-brus

Depuis plusieurs années, dans la communauté turque, nous assistons à l’arrivée d’un groupe de femmes via une union matrimoniale : les brus.

Deux tiers des femmes récemment immigrées en Belgique viennent de régions rurales. La majorité n’a qu’un diplôme de l’école primaire. Presque toutes n’ont jamais travaillé en dehors de leur famille avant d’arriver en Belgique.

Nous observons chez ces femmes la réincarnation du modèle des femmes de la première génération de migration. Ces jeunes femmes sont financièrement et socialement dépendantes de leur conjoint et de leur belle-famille. Sorties de leur milieu d’origine, elles n’y retournent pas en cas de séparation. Elles doivent alors, souvent difficilement, apprendre l’autonomie.

Ces femmes “ traditionnelles ” sont les bienvenues dans les familles installées en Belgique car elles ne remettent pas en question l’ordre établi. Elles sont d’autant plus soumises qu’elles n’ont aucune connaissance du pays d’accueil. Elles se rendent compte, après peu de temps, qu’elles doivent intégrer le mode de vie de la belle-famille. Beaucoup de situations les désorientent complètement. Le climat, les difficultés économiques, les vêtements, la cuisine, les attitudes des jeunes nés en Belgique figurent parmi les ébahissements des jeunes brus.

En plus, elles doivent s’acquitter d’un devoir de reconnaissance envers leur conjoint et leur belle-famille. Devant leur “ profil bas ”, on les traite dans leur communauté de “ brus-serveuses ”.

Et pourtant leur union matrimoniale répond à une volonté de s’en sortir, leur stratégie migratoire leur fait espérer un avenir plus souriant qu’ “ au pays ”.

Il est d’ailleurs à noter que les attentes sont différentes entre les femmes et leurs familles. Dans les pays d’origine, seule la prospérité qui découle obligatoirement de l’émigration compte pour ces femmes candidates au voyage et leurs familles. Pour les familles installées en Belgique, le respect des traditions, la religion et la culture priment.

Ces femmes ont donc un rôle important de restauration ou de consolidation de l’identité culturelle et religieuse des générations à naître. Elles reçoivent la tâche de faire face à l’érosion des valeurs chez les jeunes. Les parents, en leur passant la main, à elles venues du pays plutôt qu’à des jeunes filles plus émancipées, sont rassurés quant à la sauvegarde de l’identité des individus et quant à l’application des normes traditionnelles.

Ces “ femmes-brus ” auront donc à aménager leur place de femme, d’épouse et de mère à l’intérieur du couple, de la famille qu’elles rejoignent, de la société qu’elles intègrent.

On sait, par exemple, qu’elles s’engagent dans des associations où elles reçoivent des cours dans des domaines tels que la consommation, l’hygiène ménagère, la langue française, l’éducation des enfants, la contraception… et gagnent ainsi une certaine liberté de mouvement.

Les pionnières en Islam

Porter un regard critique sur leur religion, dénoncer tous les intégrismes qui entravent leur autonomie, voilà les objectifs que certaines associations de femmes musulmanes se sont définis.

Souhaiter des discours de tolérance plutôt que de rejet et de violence, agir en partenariat avec des femmes de toute confession, tels sont les choix des femmes “ qui ne veulent plus se soumettre et baisser les yeux lorsqu’elles croisent des hommes dans la rue ”.

Certes, elles sont encore minoritaires, mais le mouvement est lancé, surtout chez les jeunes femmes formées, instruites et qui cherchent à rejoindre les valeurs modernes, universelles sans abandonner l’Islam. C’est une façon de réactualiser leur religion.

Il faut réinterpréter le Coran, il faut un aggiornamento de l’Islam, disent-elles.

Que faire des nombreux versets qui préconisent la polygamie, l’héritage inégal entre les enfants de sexes différents, les règles de l’impureté féminine, tous préceptes devenus inapplicables au cours des siècles ?

Les enquêtes sociologiques nous enseignent que dès qu’elles ont connaissance du droit, les Marocaines de l’immigration réclament avec force l’application du droit belge[2].

“ Les plumes se sont asséchées à force de réclamer la libération de la femme musulmane depuis plus d’un siècle, dit une universitaire d’origine tunisienne. Sans doute est-il temps de lancer un appel à l’ « ijtihad », à l’interprétation de l’Islam. Libérer l’Islam des arsenaux d’une théologie ancienne et des délires de certains nouveaux théologiens. Il y a un Islam des Lumières qui pointe ici et là, défendu par certains intellectuels musulmans dont des femmes.

Et sur le terrain, l’association française “ Ni putes, ni soumises ” a désormais une petite sœur belge.

Partout des femmes voilées ou non se retrouvent, s’organisent, résistent pour combattre les discriminations et les obscurantismes.

Les élections communales d’octobre 2006 ont permis à certaines femmes de débarquer d’une façon visible et citoyenne sur la scène politique et démocratique à côté des hommes. Souhaitons que cette démarche, en même temps qu’elle leur sert d’ascenseur social, profite à leur communauté et, au-delà, à toutes les femmes … et à tous les hommes de bonne volonté !

Conclusion

Avec l’arrivée et l’installation des femmes, le centre de gravité de la famille s’est déplacé. Les pays d’accueil sont devenus leur seul lieu possible d’avenir.

Les femmes musulmanes ont déjà parcouru un long chemin pas seulement parce qu’elles ont entrepris le voyage, mais surtout parce qu’elles sont venues partager nos libertés, nos droits sur le continent européen. Leur sort est désormais lié au nôtre et c’est ensemble que nous construirons l’Histoire humaine.

Notes :

  • [1] Voir « Femmes… Islam… Belgique », in dossier « L’islam aujourd’hui en Belgique », Evangile et Justice, n°68, mars 2004, pp. 19-21.

    [2] Bensalah Nouzha, Femmes marocaines et conflits familiaux en immigration : quelles solutions juridiques appropriées ? Entretiens, Antwerpen, Apeldoorn, 1998.

     

    Type de Publication:  Analyse