Le 01 janvier 2011

Les groupes d’achat commun, une initiative socialement juste et écologiquement durable

Les groupes d’achats communs qui soutiennent l’agriculture paysanne sont des initiatives citoyennes qui proposent un modèle de consommation écologiquement soutenable et socialement juste. Ils sont une critique en acte des modèles de production, de distribution et de consommation dominants. En réintégrant la dimension sociale dans un acte économique, ils s’inscrivent dans un paradigme alternatif qui met l’homme au centre des projets de développement de la société.
 

Les Groupes d’Achat Commun (GAC)[1] trouvent leur ascendance dans les groupes économiques ouvriers qui existèrent entre 1888 et 1920 en réaction aux magasins patronaux. La forme moderne des GAC apparait quant à elle au Japon dans les années 60 et existe aujourd’hui sous diverses formes dans une vingtaine de pays. Les GAC reposent sur un partenariat direct entre consommateurs et producteurs pratiquant une agriculture durable à échelle humaine (dite agriculture paysanne). Par ce partenariat, les consommateurs participant au GAC (appelés Gaceurs[2]) ont accès à des produits locaux, sains et de saison à des prix abordables. Les producteurs, pour leur part, sont assurés d’écouler un volume de production stable à un prix fixé en concertation avec les consommateurs et, par là, d’être moins dépendants des circuits de distribution classiques. Il s’agit donc pour les Gaceurs de pratiquer une consommation responsable en soutenant un mode de production durable.

Concrètement, chaque semaine, un des Gaceurs se rend chez un producteur et ramène les produits qui sont vendus aux réunions des Gaceurs, à moins que le producteur ne les amène lui-même. Les produits auxquels les GAC donnent accès sont des fruits et des légumes mais aussi, dans certains GAC, des produits laitiers, des œufs, de la viande, du pain voire même des pâtisseries. Les formes d’organisation varient d’un GAC à l’autre mais tous revendiquent un principe d’autogestion, se traduisant par une répartition des tâches entre les participants, et tous veulent l’autonomie vis-à-vis de la sphère politique et des circuits de distribution classiques. Enfin, de façon générale, les rencontres se veulent être des moments de convivialité.

Une remise en question du modèle de consommation dominant au nom des producteurs…
 

La volonté de participer à un circuit de consommation alternatif au circuit classique dominant, typiquement la grande distribution, provient de la prise de conscience des multiples pathologies sociales entretenues par ce mode de distribution. De façon assez générale, on peut constater aujourd’hui que la sphère économique s’est autonomisée de la vie sociale et a tendance à gérer la société comme auxiliaire du marché, fonctionnant selon ses logiques propres de recherche de profit, de croissance et de rentabilité et non pas selon des logiques sociales d’amélioration du bien-être individuel et collectif.

Dans un monde globalisé, la chaine entre production et consommation est de plus en plus distendue et les centres de décision sont de plus en plus éloignés. Il devient dès lors difficile pour les producteurs et les consommateurs d’avoir une influence sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit. Mais, d’autre part, les groupes d’achat fournissant les grandes surfaces grossissent considérablement[3], créant des situations de monopole qui leur permettent de décider de ce qui se vend et à quel prix et donc de ce qui se produit et de ce qui s’achète. Or, ces groupes sont avant tout soumis à une logique économique de rentabilité et de recherche de profit le plus élevé possible, ce qui signifie un prix minimum versé aux producteurs. Nous sommes alors dans une situation où les producteurs ne peuvent vivre de leur production et où les pouvoirs publics sont obligés de maintenir leur agriculture sous baxter. C’est évidemment contraire au principe de travail décent.

Dans ce contexte, il est pratiquement impossible de maintenir une agriculture durable à échelle humaine. En effet, cette agriculture ne répondant pas au critère économique de rentabilité et d’efficacité, le volume de production reste relativement réduit. Ceci augmente encore la difficulté pour les producteurs de vivre de leur production. Pour survivre dans un monde de concurrence, ils doivent alors passer à l’agriculture industrielle intensive non respectueuse de l’environnement : utilisation de pesticides, monocultures qui appauvrissent les terres et mènent à la disparition de certaines espèces potagères. Nous sommes donc dans une situation où les préoccupations humaines et environnementales passent à la trappe au nom de la rentabilité économique.

… et des consommateurs
 

Dans un contexte de désocialisation de l’économie, où la sphère économique est au service de ses propres finalités et non au service de finalités sociales, le consommateur est également instrumentalisé et devient un objet sur lequel s’exercent les pressions économiques. En effet, alors que la production devrait être déterminée par les besoins réels des populations, aujourd’hui, c’est l’offre qui détermine la demande et crée de nouveaux besoins au sein de la population pour écouler des productions de plus en plus importantes et diversifiées. Cela a pour conséquence une société où la surconsommation devient la norme. L’organisation de la vie sociale s’en voit modifiée. Un exemple de cette modification de la vie sociale est que, pour pouvoir consommer plus, des individus en viennent à travailler plus. Le temps qui était auparavant consacré à la vie domestique et sociale est dès lors alloué à des fins de consommation.

La tendance à la surconsommation peut également être contraire à des préoccupations sociales. En effet, elle peut amener une recherche de produits à bas prix qui, en plus d’être de mauvaise qualité, et donc mauvais pour la santé du consommateur, sont socialement contestables, puisque la réduction des prix tient entre autres à la rémunération minimum des producteurs et à une pression maximum sur l’environnement, de telle façon que de nombreux consommateurs en viennent à consommer à l’encontre de leurs convictions sociales et écologiques. La culture de consommation est aussi une culture du « tout, tout de suite » contraire au rythme des saisons.

Les individus sont donc soumis à une rationalité économique où ils tiennent le rôle de « consommateur objet » chargé de faire tourner l’économie et non plus à une rationalité sociale, respectueuse de l’environnement, du rapport entre les hommes et de la liberté des individus. Par cette aliénation à la sphère économique, c’est le rapport à l’Autre, à soi-même et à la nature qui se trouve transformé.

De l’homme et de la nature
 

Face au modèle de consommation hégémonique exclusivement économique qui instrumentalise la vie quotidienne, le GAC propose un modèle alternatif de consommation qui veut réintégrer la dimension sociale dans l’économie de marché. Les GAC sont avant tout des marchés où se vendent et s’achètent des produits alimentaires. Ces marchés se distinguent cependant des marchés classiques en rompant avec les logiques exclusivement économiques et en mettant l’humain et l’environnement au centre de l’échange. Ainsi s’établissent des conventions de prix, de qualité et de distribution qui diffèrent des marchés classiques et permettent une consommation socialement juste et écologiquement soutenable.

En ce qui concerne le prix, il s’agit d’établir un prix juste, c’est-à-dire qui permet à l’agriculteur d’être rétribué de manière équitable tout en continuant à pratiquer une agriculture à échelle humaine. C’est aussi un prix qui ne soit pas prohibitif pour le consommateur et qui serait dès lors seulement accessible à une tranche aisée de la population comme le sont par exemple les produits issus de l’agriculture biologique[4]. Il s’agit donc de mettre des produits de qualité à la portée de toutes les bourses, tout en assurant un revenu digne aux producteurs. Cela est rendu possible par le principe d’achat groupé, bien-sûr, mais surtout par la suppression des intermédiaires entre producteur et consommateur et par la suppression de tous les frais liés à la distribution (publicité, présentation, marge bénéficiaire des commerçants/grandes surfaces,…).

En ce qui concerne les conventions de qualité posées au GAC, il y a bien-sûr les qualités intrinsèques des produits : qu’ils soient frais, sains, de saison,… La rencontre de ces qualités a pour conséquence un rapprochement avec la nature : la terre sur les légumes rappelle leur origine ; l’alimentation varie au rythme des saisons… Au delà des qualités intrinsèques, les produits vendus au GAC possèdent des qualités extrinsèques acquises par leurs conditions de production et l’éthique qui les sous-tend : une production locale, à échelle humaine et durable et donc socialement juste et écologiquement soutenable.

Notons que la plus-value qu’acquièrent les produits de par leurs qualités n’est pas monétarisée : alors que dans le système classique toute plus-value est payée en monnaie sonnante et trébuchante – pensons par exemple aux produits du terroir ou aux produits issus de l’agriculture biologique – le GAC propose des produits qui possèdent, entre autres, les qualités de ces deux types de produits (du terroir et biologique) mais leur prix reste égal aux produits sans plus value du commerce classique.

Au-delà de l’aspect financier, si l’on en croit les témoignages des producteurs qui participent au GAC, le gain est plutôt humain : les Gaceurs lorsqu’ils rencontrent les producteurs expriment leur satisfaction, ce qui permet à ces derniers de se sentir valorisés dans leur travail. On en vient alors à un aspect essentiel des GAC qui est celui de la centralité donnée à la relation humaine. Cela rejoint ce qu’on pourrait appeler les conventions de distribution. Celle-ci se décline à deux niveaux.

D’une part, la relation entre producteurs et consommateurs est directe, tous les intermédiaires ont été supprimés, y compris ceux en charge du contrôle de la qualité. C’est sur la confiance que les Gaceurs ont dans les producteurs que repose l’assurance de cette qualité et non sur un contrôle technico-formel : les Gaceurs font confiance aux producteurs pour ne pas mettre de pesticide sur leurs légumes, pour traiter les animaux et la nature avec respect… Notons d’ailleurs que les méthodes de production ne sont pas absolument strictes, une certaine marge est laissée au producteur quant à la façon dont il produit pour autant qu’il reste dans une démarche d’agriculture paysanne. Il ne s’agit donc pas de respecter des critères préétablis pour répondre à la demande d’une niche de consommateurs (comme c’est le cas avec l’agriculture biologique) mais de pouvoir établir une relation qui sera gage de qualité.

D’autre part, les réunions du GAC sont des moments de convivialité, bien différents de ces no man’s land que sont les grandes surfaces. C’est l’occasion de créer du lien social, de participer à un projet collectif, c’est aussi l’occasion pour certains de sortir de leur isolement. Ces relations entre producteurs et consommateurs et des consommateurs entre eux, ne sont plus simplement des relations mercantiles, reposant sur un échange monétarisé, mais deviennent des échanges humains : l’acte d’achat est investi d’une dimension sociale et humaine se distinguant par là d’une relation strictement commerciale.

Une objection qui pourrait être faite à ce type de modèle de consommation est que, si consommer local est une action solidaire avec les agriculteurs du Nord, il pourrait cependant avoir comme effet pervers de mettre en danger les producteurs du Sud, qui, ne pouvant plus écouler leur production, devraient cesser leur activités. En réalité, cesser d’acheter au Sud, permet aux pays du Sud de diminuer la part de production destinée à l’exportation et de laisser une plus grande marge à l’agriculture vivrière afin de nourrir les populations locales qui, bien que comptant de nombreux agriculteurs, souffrent de la faim. De plus, une relocalisation de l’agriculture permet d’éviter des transports énergivores irrationnels au niveau écologique[5].

Vers un projet de société
 

Le GAC représente donc un modèle de consommation qui va dans le sens du développement durable. De fait, il permet une production et une distribution qui sont, d’une part, écologiquement soutenables grâce à la suppression de longs transports et à une agriculture à échelle humaine non-intensive et, d’autre part, socialement justes puisque les producteurs reçoivent une rémunération équitable.

En plus de cette dimension de développement durable que l’on pourrait dire objective, les GAC possèdent une dimension libératrice qui respecte la subjectivité du producteur et du consommateur. Le consommateur n’est plus un objet sur lequel s’exercent les pressions économiques mais il devient sujet. Il consomme en fonction de ses convictions sociales et écologiques et exerce sa citoyenneté de façon active par la participation à un projet social. De même, le producteur est libéré des contraintes de rentabilité et d’efficacité que dicte la logique économique privée de ses finalités sociales, il peut produire selon le mode de production qu’il a choisi. On peut alors parler de production mais aussi de consommation dignes en ce qu’elles sont solidaires, écologiques et respectueuses de l’individu dans sa subjectivité.

De façon plus générale, l’un des enseignements que nous pouvons tirer des GAC comme projet qui s’inscrit dans une perspective de développement durable, c’est qu’il oblige impérativement de replacer l’humain au centre : c’est le bien-être subjectif et objectif de l’être humain qui doit être la finalité de tout projet. Cette centralité de l’humain semble bien souvent incompatible avec une logique strictement économique : tout comme les lois ont été faites pour les hommes et non les hommes pour la loi, l’économie doit être au service des hommes et non les hommes au service de l’économie. C’est ce principe qu’il convient de garder en tête lorsqu’il s’agit d’élaborer un projet de développement social.

Les GAC incarnent bien entendu une alternative qui reste somme toute limitée. L’initiative est partielle : un projet de consommation et non un projet pour la société dans son ensemble ; et marginale : elle n’implique qu’une très mince partie des producteurs et des consommateurs et ne concerne qu’une partie de leur production et de leur consommation. La possibilité d’une amplification et d’une généralisation du modèle pose question. L’initiative n’en est pas moins intéressante, ne serait-ce que de façon symbolique puisqu’elle enlève au modèle dominant le monopole du réel. Elle dit qu’autre chose est possible et, par là, invite à une remise en question du modèle dominant. L’alternative amène un nouveau cadre dans lequel poser les problèmes liés au système économique : il ne s’agit plus de contester sa place de consommateur dans ce système en réclamant par exemple plus de pouvoir d’achat, mais de montrer qu’un autre type de consommation est possible, remettant de cette façon en question le système de consommation dans son ensemble. Les problèmes liés au système économique ne sont donc plus posés de l’intérieur mais de l’extérieur de celui-ci : c’est par l’alternative qu’est remis en cause l’ordre économique existant et montré par là qu’il n’est pas le seul possible.

Les initiatives qui remettent en question l’ordre économique dominant sont nombreuses. Elles se situent à différents niveaux : individuel, social, et politique. Elles sont multiformes : par l’expression, par l’action ou par la revendication. Mais elles se conjuguent pour dessiner un nouveau paradigme dans lequel s’élabore un projet de société où l’homme est mis au centre du projet social. C’est seulement à cette condition que les développements de nos sociétés seront justes et durables.

Notes :

  • [1] L’appellation Groupe d’Achat Commun est en usage dans la région liégeoise ; à Bruxelles il est plutôt question de Groupes d’Achat Solidaire (GAS).

    [2] Prononcer « Gaqueur ».

    [3] Pour exemple, en France, six groupes d’achat fournissent toutes les grandes surfaces du pays.

    [4] Notons d’ailleurs que l’agriculture biologique, si elle est plus saine pour la santé et dans une certaine mesure pour l’environnement, est souvent une agriculture industrielle à laquelle les critiques émises ci-dessus s’appliquent pleinement.

    [5] Les GAC, au stade actuel de leur développement, n’ont pas d’impact sur le volume des transactions agricoles internationales. L’objection est cependant formulée afin de mettre en évidence qu’il ne s’agit pas de se désolidariser au niveau international, bien au contraire.