Le 15 novembre 2007

Les jeunes ruraux : transformations des valeurs et des affiliations

Le monde rural a connu de nombreuses transformations depuis le milieu du 19ème siècle, que ce soit du côté des techniques agricoles ou de l’organisation sociale et religieuse de la population qui le compose. Cette analyse entend dresser un bref panorama de ces changements, en accordant une attention particulière aux jeunes ruraux, à l’évolution de leur mode de socialisation et de leur rapport à la religion. A travers cette réflexion, les auteurs posent la question de l’identité d’un groupe social, de son droit à prendre place dans un monde en pleine évolution. Ils soulignent l’importance – c’est aussi un enjeu de la démocratie – de prendre en compte les attentes de ces jeunes dans la construction des espaces sociaux (Eglise, syndicats, fédérations, …). 
 

Depuis la fin des années soixante, les transformations se sont accélérées dans le monde rural. Autrefois principalement composé de paysans, le secteur agricole ne représente plus aujourd’hui qu’une activité minoritaire dans les campagnes. La mobilité accrue, l’arrivée des néo-ruraux, navetteurs travaillant dans les grandes villes, la  diversité croissante des professions et des itinéraires personnels, ont bouleversé les relations sociales tout comme les processus de socialisation.

Bien que les nouvelles générations  conservent encore souvent un ancrage local, elles vivent dans des univers sociaux différents de leurs aînés,  marqués par d’autres valeurs et d’autres relations sociales.

Cette analyse entend, dans une première partie, revenir sur les grandes étapes des transformations du monde rural, en mettant en évidence l’impact que ces dernières ont sur les jeunes et leur manière d’entrer en relation. Dans une deuxième partie, elle étudiera  comment ces transformations ont influencé le processus de socialisation religieuse et la recherche de sens.

De la paysannerie à la ruralité

Le monde rural a subi de très importantes transformations au cours des 150 dernières années. Plusieurs étapes peuvent être distinguées qui seront à mettre en parallèle avec l’évolution de la socialisation des jeunes.

​Une première phase : 1850 – 1950

La première grande phase de transformation commence dès la première moitié du XIX° siècle. Vers 1850, en effet, un progrès significatif des techniques agricoles libère une importante main-d’œuvre et un phénomène d’exode rural commence à se marquer en Belgique[1]. Cet exode devient important en Wallonie entre 1880 et 1910 et correspond à la création des banlieues autour des grandes villes et à la naissance des petites agglomérations. Dans un premier temps, il concerne les journaliers (exode dû à la misère) et les ouvriers agricoles (exode « de productivité »[2] dû à la baisse de la demande de main-d’œuvre du fait de la mécanisation). Dès les années trente, il touche aussi les chefs d’exploitation. Par ailleurs, d’importants mouvements interrégionaux ont lieu après la Seconde Guerre mondiale et de nombreux fermiers flamands s’installent en Wallonie.
 

La charnière : 1950 – 1960

Les années cinquante constituent un moment de réorganisation. D’une part, l’agriculture se modernise et utilise de nouvelles techniques et, d’autre part, elle perd une partie importante de sa population. On note aussi une augmentation du travail féminin en dehors des exploitations. Une rentabilité accrue se conjugue à un exode renforcé. « Pour les jeunes en particulier, les possibilités de modernisation agricole sont à ce moment sans aucun doute perceptibles, mais en même temps, les possibilités d’installation paraissent moins nombreuses, tandis que la conversion vers une autre activité implique souvent un exode ».[3]

Dans les régions rurales, on observe une prise de conscience d’une nouvelle identité : « En Belgique, l’émergence de la catégorie ‘rural’ peut être située avant la dernière guerre ; son essor, juste après celle-ci, dans les années cinquante »[4]. Le monde rural prend conscience de son existence en tant que tel et devient très revendicatif (en ce qui concerne les services, la qualité de vie…). Selon Christine Dasnoy, Marc Mormont et Catherine Mougenot, la crise est très perceptible à l’époque : « Cette restructuration [des campagnes] n’est pas qu’économique, elle est aussi sociale et culturelle. Et le sentiment de menace, de crainte de disparition du monde rural exprime en fait les sentiments suscités par toute une série de bouleversements qui travaillent ce monde rural : ce sont plusieurs évolutions convergentes qui, dans les années cinquante, se conjuguent pour créer une situation de crise, de restructuration dont l’issue, à l’époque, ne paraît pas décidée ni même toujours prévisible »[5].
 

La fin des paysans

L’après-guerre signe la fin d’un univers social – celui de la paysannerie – et voit émerger un nouveau mode de production : l’agriculture, intégrée au circuit économique général et loin de l’autarcie d’antan.[6] Les années soixante et les deux décennies qui suivent se caractérisent en effet par une croissance accélérée, la recherche et le développement, l’amélioration des revenus. Ces changements touchent aussi le monde des campagnes dont le niveau de vie rattrape celui des villes.

Les transformations techniques jouent un rôle central dans ces bouleversements et notamment dans la baisse de la main-d’œuvre employée dans le secteur agricole : « La diminution du nombre de personnes occupées en agriculture est un processus commencé il y a de nombreuses années. En effet, la productivité du travail agricole n’a cessé d’augmenter depuis des décennies, grâce aux progrès réalisés dans tous les domaines : utilisation d’engrais, sélection de plantes et d’animaux à haut rendement, mécanisation de nombreuses activités, motorisation, soins apportés aux plantes et aux animaux, encadrement des producteurs, investissement dans la recherche et la formation, … »[7].

Cette évolution fonctionne selon le couple « modernisation-concentration »[8]. Un seul exploitant peut gérer une surface de terres de plus en plus grande et son travail prend un sens très différent : il visait autrefois l’autosubsistance et il signifie désormais production massive. « Les agriculteurs sont alors entrés de plus en plus dans l’économie de marché, tant pour la vente de leur production que pour l’achat des intrants nécessaires. La modernisation des exploitations a également requis la détention de capitaux de plus en plus importants, obligeant nombre d’exploitations à recourir au crédit. Le secteur agricole s’est donc de plus en plus intégré à l’économie générale. L’amélioration de la formation a aussi permis à la classe agricole de sortir de son isolement et d’assimiler les progrès techniques et scientifiques relatifs à ses activités »[9]. Dès 1957, se met aussi en place une Politique agricole commune (P.A.C.) afin, dans un premier temps, d’assurer l’indépendance alimentaire de l’Europe[10]. Elle vise donc, au départ, un objectif de sécurité alimentaire. Cette première version est révisée en 1962. Il s’agit d’un tournant capital pour l’agriculture. Après cette date, l’agriculture dépend plus que jamais des pouvoirs publics et se technicise encore davantage.

Comme nous l’avons vu, ces transformations de la production ont comme conséquence un exode rural important, mais c’est aussi tout le monde agricole qui se restructure et se diversifie. En effet, si, autrefois, il était uniquement composé d’agriculteurs, aujourd’hui, il faut aussi compter avec toute une série d’autres professions adjacentes nées de la modernisation du travail, de l’industrialisation et du développement de la recherche agronomique.
 

Une dissociation du rural et de l’agriculture

Les conséquences de ces transformations sont visibles aujourd’hui et continuent d’influencer non seulement le développement agricole et les possibilités de rentabilisation de travail des exploitations, mais, plus largement, la physionomie de l’espace rural contemporain. En Wallonie, la production agricole employait, en 2006, 27.365 personnes dont seulement 15.240 à temps plein[11]. La main-d’œuvre est principalement masculine (68,4%), surtout lorsqu’elle est occupée à temps plein (77,9%). En 25 ans, le nombre de personnes travaillant dans le secteur a été divisé par deux[12].

Avec la diminution du nombre d’exploitations, le secteur agricole a perdu la place prépondérante qu’il occupait dans l’espace rural. « Le monde rural n’est plus le monde agricole, il englobe celui-ci sans s’y réduire »[13].

Dès 1975, on note d’ailleurs une inversion du mouvement d’exode  et les citadins s’installent de plus en plus à la campagne. En fait, le nombre de ruraux ne change guère alors que le nombre d’agriculteurs diminue vertigineusement. La ruralité devient hétérogène, l’opposition entre ville et campagne est atténuée : « La société rurale moderne n’a peut-être pas la cohésion de celles qui l’ont précédée, mais elle en a la diversité. Elle est faite de groupes sociaux qui ne sont plus indépendants ni solidaires, elle est largement ouverte sur l’extérieur, intégrée à l’ensemble de la société urbaine et industrielle »[14].

Jeunes ruraux et jeunes agriculteurs

Malgré ces transformations extrêmes, on ne peut pourtant pas considérer que le groupe social agricole ait disparu. Il s’est davantage adapté, transformé et a réussi à maintenir une partie des habitudes et du mode de vie de l’ancienne paysannerie. Si cela a été possible, en Wallonie, c’est grâce aux jeunes et plus particulièrement encore grâce à l’émergence d’un mouvement de jeunes agriculteurs au niveau régional. Ainsi plutôt que de se dissoudre et de perdre ses spécificités culturelles, le monde agricole a su maintenir, au contraire, une place particulière au sein du monde rural.

L’histoire des mouvements de jeunes agriculteurs peut en réalité être mise en parallèle avec celle des transformations de la campagne belge et de l’économie agraire. La diminution du nombre d’agriculteurs nécessitait en effet « l’invention » d’une nouvelle forme de sociabilité. Preuve d’une dynamique sociale très forte, les syndicats agricoles et l’espace qu’ils offraient ont ainsi été utilisés pour faire face aux mutations sans précédent dans l’histoire des campagnes.

Les années 50 : Fin de la sociabilité villageoise

Avant les années cinquante, la sociabilité est avant tout villageoise. Des anciens confient : « Avant, on habitait plus le village, on allait aux bals de la J.A.P. (Jeunes Alliances Paysannes) seulement une ou deux fois par an. Pour nous, c’était plus souvent les kermesses ». A cette époque, le village suffit  pour la sociabilité des jeunes, la dissociation n’étant pas encore de mise.

Comme nous l’avons expliqué, les années cinquante sont une période charnière : c’est le moment où le monde agricole se sépare progressivement du monde rural. Guy Gautreau met en évidence la disparition dans le monde rural des trois formes de sociabilité traditionnelles : l’Eglise, la parenté et l’espace économique spécifiquement agraire ; ce qui provoque, parallèlement, une restructuration des réseaux de sociabilité[15]

Dès la fin des années cinquante, la sociabilité agricole n’est donc plus assurée au niveau du village. Les agriculteurs n’y sont plus majoritaires et dans certains villages ne subsiste qu’une poignée de fermes. A ce stade, le groupe agricole a deux possibilités théoriques : ou se fondre dans le groupe rural hétérogène et perdre sa spécificité, ou se regrouper à un niveau supérieur pour maintenir une sociabilité spécifique. Dans les faits, c’est la deuxième solution qui se réalisera dès le début des années soixante.
 

Des années 60 à nos jours : un exemple incroyable de dynamique sociale

Les années soixante sont marquées par une importante  dynamique sociale : plutôt que de disparaître, le groupe a trouvé le moyen de se maintenir en vie. Autrefois assurée au niveau du village, la sociabilité spécifiquement agricole  s’est déplacée vers une sociabilité régionale. Les Sections locales du syndicat des jeunes agriculteurs deviennent le centre de la sociabilité de la jeunesse agricole. En organisant des activités auxquelles participent les autres sections de la région, la perte de membres du groupe agricole au niveau local est compensée par une plus grande étendue du tissu des relations dans l’espace. Les syndicats agricoles se transforment donc en mouvement de jeunesse et rendent possible le maintien du groupe. Ils sont utilisés par la jeunesse agricole pour se donner une unité, une référence, un nom. Dans le cas du Condroz, les J.A.P. seront désormais l’espace typique de la jeunesse agricole.

Après les années soixante, alors que « l’éclatement du milieu rural se traduit par une multiplication de petits cercles de sociabilité »[16], la fonction sociale des syndicats a continué à évoluer et à s’affirmer. Les anciennes fédérations rivales catholiques et laïques ont par ailleurs fusionné pour donner naissance à la Fédération des Jeunes Agriculteurs (F.J.A.).

Ainsi, en regroupant les jeunes issus du monde agricole, les associations syndicales leur ont permis de se rencontrer et ont ainsi assuré la perpétuation du groupe. Fondées à la base comme mouvement syndical, les associations de jeunes agriculteurs ont donc progressivement été  accaparées par les membres à des fins de sociabilité et cela au moment où, la restructuration des campagnes s’accélérant, le groupe agricole ne trouvait plus d’espaces de sociabilité propres lui convenant. Cela a indéniablement des conséquences sur la vie des jeunes : en premier lieu en ce qui concerne le choix d’un conjoint. Ainsi, l’analyse des généalogies révèle que le pourcentage de membres actuels ou anciens de la F.J.A. – J.A.P. ayant trouvé leur conjoint parmi les membres du syndicat agricole est de 84,4%[17]. Ces mariages participent fortement à la tendance des jeunes issus du milieu agricole à se marier entre eux (homogamie[18]). On comprend mieux l’importance d’un espace social agricole si l’on a à l’esprit que la famille a une place centrale pour les agriculteurs. Le choix du conjoint se révèle donc crucial, non seulement au niveau personnel, mais aussi sur le plan professionnel. Derrière un agriculteur, il y a en général toute une famille qui partage ce mode de vie.

Une question se pose bien entendu, celle de savoir si la fédération va pouvoir, à l’avenir, continuer à assurer le maintien du groupe social agricole. Ainsi, lors de ses activités, la F.J.A. accueille, plus qu’auparavant, des personnes étrangères au monde agricole. Qu’est ce que cela signifie ? Est-ce l’expression d’une évolution inéluctable du groupe qui doit accueillir en son sein des personnes extérieures au monde agricole afin d’assurer sa pérennité, Ces nouveaux venus, s’ils s’intègrent à la Fédération, ne vont-ils pas lui faire perdre ses caractéristiques, son unité et sa spécificité, C’est en tout cas la crainte de certains,…

Jeunes ruraux et religion catholique

Mais si le groupe professionnel que constituent les agriculteurs a su préserver sa spécificité, son identité, qu’en est-il du groupe confessionnel des catholiques ? Sans vouloir sembler rendre étanche ces deux groupes, disons d’emblée qu’ils s’interpénètrent, et que cette division n’est faite que pour faciliter la suite du propos. Loin de nous donc l’idée de considérer l’ensemble du monde rural comme catholique de facto, et inversement de considérer que seuls les ruraux seraient encore catholiques.

Il importe en effet de clarifier les choses. Longtemps, les campagnes ont été perçues comme le bastion du catholicisme : les romantiques du siècle passé aimaient à souligner la piété de ces travailleurs de la terre et « L’angélus » de Millet est, dans l’histoire de la peinture, représentatif de cette tendance. Celle-ci ne reposait pas totalement sur du vide. Si les campagnes furent, des siècles durant, plus dures à évangéliser dans nos contrées (paysans et païens ont la même racine étymologique), il faut reconnaître qu’une fois le message chrétien digéré, de nombreuses régions rurales furent de fait des remparts dressés face aux visions du monde autres que chrétiennes. Le pays de Herve, entre autre, fut de ceux-là.

Nous essaierons de voir si l’on peut dès lors tenter une comparaison entre les dynamiques mises en place par les agriculteurs et les catholiques dans la volonté de conserver leur  identité en tentant une lecture dans le long terme.
 

Des paroisses d’hier

Le catholicisme a rythmé des siècles durant la vie des paysans. Les cloches des abbayes et des églises indiquaient le temps, et ce tout autant que la course du soleil et les changements de la nature. Chaque village, chaque hameau avait sa chapelle ou son église, rattachée ou non à une paroisse-mère : « Dans la société médiévale, rurale et traditionnelle, à économie principalement agricole, marquée par la stabilité des échanges et des relations, la figure la plus commune de la paroisse a été celle de la « paroisse-isolat ». La communauté coïncidait, pour ainsi dire, avec la localité dans laquelle la plupart des gens vivaient les différentes dimensions de leur existence : le travail, l’habitat, les loisirs, la culture, les relations sociales, le culte, etc. »[19]

On peut ainsi avancer que village et paroisse étaient intimement mêlés, vie rurale et vie paroissiale totalement intriquées. C’est donc toute la vie quotidienne qui était imprégnée de la foi chrétienne. « En effet, il n’y a pas, dans la société médiévale, à l’inverse de notre société contemporaine, d’activité humaine qui ne soit concernée par ”la religion“ ».[20]

On le sait, cette situation va évoluer, notamment sous l’effet de l’esprit des Lumières, et une séparation va naître entre sacré et profane, entre croyants et non-croyants. La société va devenir si pas plurielle, du moins duelle, divisée entre d’une part les chrétiens, et de l’autre les non-chrétiens tels que scientifiques, agnostiques, cartésiens, positivistes, athées, etc. On verra alors apparaître, dans les villages, des hommes et des femmes qui afficheront ouvertement leur hostilité envers le christianisme, sans crainte de représailles « divines » !
 

… à celles d’aujourd’hui

Face à ces mutations profondes de nos sociétés, l’Eglise n’a eu de cesse de se crisper,  telle une forteresse assiégée. Les positions des papes, dont Saint Pie IX, à travers son fameux « Syllabus »[21]répertoriant 80 erreurs répandues dans la modernité contre l’Église, expriment clairement cette position de crispation vis-à-vis de la modernité : «  VI. La foi du Christ est en opposition avec la raison humaine, et la révélation divine non seulement ne sert de rien, mais encore elle nuit à la perfection de l’homme ».  

Mais les campagnes, loin du bruit des villes où naissent ces « faux prophètes », ont longtemps été perçues comme un lieu de résistance face à l’autonomie moderne de l’individu. Dans l’esprit d’un pape comme Pie XII, celle qu’il nomme « la civilisation rurale » a un rôle à jouer dans la défense des valeurs chrétiennes face à ce qu’il nomme « une civilisation artificielle » : « Plus que les autres, vous vivez en contact avec la nature. Contact matériel du fait que votre vie se déroule loin des outrances d’une civilisation artificielle et qu’elle se dépense entièrement à faire jaillir des profondeurs du sol, sous le soleil du Père céleste, les richesses abondantes que sa puissance y a cachées. Contact, en outre, hautement social, pour la raison que vos familles ne sont pas seulement des communautés de consommation, mais aussi et plus encore des communautés de production. […] ce caractère familial rend le monde agricole capable de remplir la mission indispensable qui lui incombe : défendre et promouvoir l’intégrité, la moralité, la religion, être le réservoir d’hommes sains de corps et d’âme pour toutes les professions, pour l’Eglise et pour la Patrie ».[22]

On pressent  à quel point le monde rural a été perçu par l’Église comme le lieu d’une possible résistance à la modernité, notamment en favorisant le travail humble de la nature, mais aussi la cellule familiale, ainsi que les valeurs religieuses et patriotiques. Ces valeurs qui, au fond, furent celles de nos sociétés jusque dans les années cinquante, aussi bien dans les villes que dans les campagnes, seront totalement renversées durant la décennie des « sixties ».

En effet, comme le développe le sociologue Gilles Lipovetsky, une nouvelle logique, qu’il nomme « procès de personnalisation », nous arrache à l’ordre disciplinaire-révolutionnaire-conventionnel ayant prévalu jusque dans les années cinquante[23] : « [Ce procès est une] nouvelle façon pour la société de s’organiser et de s’orienter, [une] nouvelle façon de gérer les comportements, non plus par la tyrannie des détails mais avec le moins de contraintes et le plus de choix privés possible, avec le moins d’austérité et le plus de désir possible, avec le moins de coercition et le plus de compréhension possible »24 Pour l’auteur, ce mouvement touche toutes les institutions, y compris l’Église et il affirme : « Qui est encore épargné par ce raz de marée ? Ici comme ailleurs le désert croît : le savoir, le pouvoir, le travail, l’armée, la famille, l’Eglise, les partis, etc. ont déjà globalement cessé de fonctionner comme des principes absolus et intangibles… »25.

Où sont les jeunes ?

Cette contextualisation va nous permettre d’aborder une question qui taraude bon nombre des paroissiens catholiques : « mais où sont les jeunes ? ». Toute personne qui assiste à une messe dominicale n’a pas besoin d’être un fin observateur pour constater la faible présence, voire l’absence totale, de jeunes dans l’assemblée. Quelles peuvent être les raisons de cette absence ? Qu’est-ce qui fait que seules les personnes du troisième âge constituent la majeure partie des fidèles ?

Justement, lorsqu’on questionne ces derniers, la plupart estiment que les messes sont trop ennuyeuses, et que cela ne peut que faire fuir le jeune. Il faudrait plus de musique, de la musique pour les jeunes. Il faudrait que ce soit entraînant, que cela corresponde à leurs goûts. Il semble que bon nombre de ces réponses soient inspirées d’une observation directe des jeunes, sans doute des petits enfants, observation sous-tendue par la question : « mais qu’est-ce qui leur plaît ? » Or, si ces enfants sont fans d’émissions-réalité telles que la Star Academy, faudra-t-il s’en inspirer pour la liturgie ? Mais il peut s’agir également de favoriser la présence de groupes de rock ou de pop chrétiennes au sein des paroisses, dans l’esprit de groupes évangéliques, dit de « pop louange » (tels que Totuus en France), se rapprochant dès lors de célébrations à caractère plus protestant. D’autres estiment, et c’est évidemment lié, que le langage de la liturgie n’est pas compréhensible pour les jeunes, qu’il faudrait le simplifier. 

Quoi qu’il en soit, il semble qu’il y ait désormais un véritable décalage entre les attentes des jeunes en matière de réflexions spirituelles et l’espace proposé par les paroisses rurales. L’idée de penser le monde des campagnes comme un bastion protégé n’a, dans ce contexte, plus de sens, et oblige à envisager le monde rural comme indissociable de l’urbain et d’y détecter les nouvelles formes sociales.

Conclusion

Réfléchir à la situation des jeunes ruraux aujourd’hui est un défi complexe, parce que les mouvements qui traversent les campagnes sont multiples et que, depuis les années 60, il est de plus en plus difficile de poser une limite entre l’urbain et le rural.

D’énormes ruptures dans le processus de socialisation se sont réalisées au XX° siècle : disparition du mode de vie le plus répandu – celui de la paysannerie –, diminution constante du nombre d’agriculteurs, mobilité accrue et perte de la place centrale qu’occupaient la paroisse et l’Eglise dans la vie des villages. Ces ruptures se sont évidemment répercutées sur les nouvelles générations dont l’éducation est parfois tout à fait distincte de celle de leurs parents et aïeuls. Ils sont alors contraints d’emprunter des voies parallèles pour maintenir leur sociabilité et construire une lecture symbolique de leur existence.

En situant  dans une perspective historique les processus sociaux actuels, on ne peut que se rendre compte que les jeunes sont des acteurs centraux dans la construction du monde social et qu’il est essentiel d’écouter prioritairement leurs attentes afin de construire des espaces sociaux qui permettent véritablement leur épanouissement. Ceci vaut tout autant pour des communautés paroissiales rurales que pour des groupes sociaux d’agriculteurs.

Notes :

  • [1] DASNOY Christine, MORMONT Marc, MOUGENOT Catherine, Ruralité et environnement, Arlon, Fondation univsersitaire luxembourgeoisevol. I, p. 15.

    [2] DAUCE Pierre, Agriculture et monde agricole, Paris, La documentation française, « Notes et études documentaires », n°5176, septembre 2003, p. 16.

    [3] DASNOY Christine, MORMONT Marc, MOUGENOT Catherine, Op. Cit, vol. I, p. 21.

    [4] Idem, p. 22.

    [5] Ibidem.

    [6] Voir : MENDRAS, Henri, La fin des paysans, suivi d’une réflexion sur la fin des paysans vingt ans après, Paris, Actes Sud – Labor – L’Aire, coll. « Babel », 1991, pp. 17-20.

    [7] DIRECTION GENERALE DE L’AGRICULTURE, L’évolution de l’économie agricole et horticole de la Région wallonne 2002, Jambes, Ministère de la Région wallonne, 2003p. 47.

    [8] DASNOY Christine, MORMONT Marc, MOUGENOT Catherine, Op. Cit., vol. I, p. 20.

    [9] Ibidem. Cette marche forcée a néanmoins eu des répercussions sur la fierté du paysan : jusque dans les années quarante, « la honte se lisait sur le visage » si l’on empruntait de l’argent. Par la suite, les producteurs essayaient d’avoir au moins la moitié du prix total. Depuis lors, on sait jusqu’où l’endettement peut aller, et jusqu’où il peut mener certains.

    [10] Pour toute information complémentaire, voir LIMOUZIN Pierre, Les agricultures de l’Union européenne, Paris, Armand Collin, 1996 et DAUCE Pierre, Op. Cit..

    [11] Derniers chiffres disponibles. Institut national de statistiques, Recensement agricole de 2005, résultats définitifs, [en ligne], www.statbel.fgov. be.

    [12] DIRECTION GENERALE DE L’AGRICULTURE, Op. Cit.

    [13] DASNOY Christine, MORMONT Marc, MOUGENOT Catherine, Op. Cit., vol. I, p. 26.

    [14] BERGER Guy, CHASSAGNE Marie-Elisabeth, Le rural mort ou vif, à la rencontre des ruralités, Paris, Privat, numéro hors série Pour, octobre 1982, p. 21.

    [15] GAUTREAU Guy, L’éclatement rural et les valeurs humaines, Ed. universitaires U.N.M.F.R.E.O., 1988., p. 189.

    [16] GAUTREAU Guy, Op. Cit., p. 190.

    [17] Evaluation réalisée à partir des arbres généalogiques en 2004 dans trois comités de sections locales : sur 147 couples dont un des deux est -ou était- membre de la F.J.A.-J.A.P., dan 124 cas, le conjoint l’est -ou l’était- aussi. L’évaluation n’a été réalisée qu’à partir des cas où les jeunes étaient certains de leurs affirmations. Voir le mémoire présenté par PICCOLI, Emmanuelle, Entre transformations et dynamisme. La fédération des jeunes agriculteurs au cœur du groupe agricole. Le cas du Condroz et de la Hesbaye, Liège, Université de Liège, 2004,  pp. 123-124.

    [18] Par le terme d’homogamie, on se désigne la tendance des jeunes issus d’un même milieu à se marier entre eux.

    [19] BORRAS Alphonse,  « La paroisse, et au-delà… », in Etudes 2005/6, Tome 402, p. 787

    [20] SCHMITT Jean-Claude, , Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Éditions Gallimard, 2001, p. 36

    [21] Dont le titre complet est, rappelons-le : « Recueil  renfermant les principales erreurs de notre temps qui sont notées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de Notre Très Saint-Père le pape Pie IX. »

    [22] Pie XII, « Allocution aux agriculteurs italiens – 15 novembre 1946 », cité in Hoyois G., Eglise et vie rurale, La pensée catholique, Liège, 1949, pp. 9-10.

    [23] LIPOVETSKY Gilles, L’ère du vide, folio essais, Gallimard, 1983, p. 10.

    24 Ibidem p. 11

    25 Idem p. 50