[1] « Les migrations Amérique latine – Europe. Quels défis pour l’analyse et les politiques ? » Conférence internationale, Université catholique de Louvain – Groupe OBREAL, 6-7 novembre 2006; « Les migrations Amérique latine – Europe : réalités, concepts débats », Séminaire de recherche, Université catholique de Louvain, 8 novembre 2006. Actes à paraître.

[2] Voir : POULAIN, M., PERRIN, N., SINGLETON, M., THESIM. Towards Harmonised European Statistics on International Migration, UCL-Presses Universitaires de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2006.

[3] Voir : BACH, Amandine, YEPEZ DEL CASTILLO, Isabel, « L’Europe, terre d’accueil d’une nouvelle migration de latino-américaine-e-s ? », in La gazette du Sped, n°20, oct. 2006, pp. 3-4.

[4] Ces transferts prennent une part importante dans l’économie financière des pays d’Amérique latine, ils représentent quantitativement plus que l’aide au développement octroyée par les pays du Nord.

[5] Voir « La latinoamericanización de la inmigración en España » en la Revista CuadernosGeográficos de la Universidad de Granada, 2006.

[6] Voir : LORIAUX Florence et Michel, « Une nouvelle ère de grands déplacements humains » in La revue nouvelle, dossier « Immigration et nouveau peuplement européen », n°3, mars 2005, pp. 13-23. Il est également intéressant de constater ici que la libération de la femme, son entrée sur le marché du travail ne se fait que parce qu’une autre femme prend sa place dans l’espace privé. Cela invite à mener une véritable réflexion quant à la répartition actuelle des rôles masculins et féminins au sein du foyer.

[7] Voir à ce sujet la recherche dirigée par Laura Oso Casas à l’Université de la Coruña : « El empresariado etnico como una estrategia de movilidad social para las mujeres inmigrantes », janvier 2003-février 2004.

[8] Au vu des politiques de régularisation en Belgique, seul le mariage constitue en fait une porte d’entrée à la nationalité et à d’autres formes de travail.

[9] Voir l’analyse de Thierry Linard de Guertechin, Globalisation des marchés et migrations internationales, « Documents d’analyse et de réflexions », Centre Avec, 2006. Voir également : BASTENIER, Albert, « Immigration et nouveau peuplement européen », in  La revue nouvelle, dossier « Immigration et nouveau peuplement européen », n°3, mars 2005, pp. 6-12.

[10]  Voir les recherches menées par Andrea T. Torre à l’Université de Gènes et notamment « Il fantasma delle bande. Genova e i giovani latinos », VIII Convegno nazionale dei Centri Interculturali, Reggio Emilia, 21 octobre 2005.

[11] L’usage de la rue comme d’un espace public de rencontre par les migrants fait peur et les gangs sont craints –même si au fond, il y a quelques décennies, les rues de Madrid ou de Gènes étaient aussi utilisées comme des espaces de rencontre par les Espagnols et les Italiens. De même, on ne saurait pas ne pas remarquer les différences, dans nos villes, entre les « beaux » quartiers plongés dans le calme et dont les espaces publics sont le plus souvent déserts et les quartiers de migrants où l’espace public est lieu d’échange et de rencontre.

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Le 26 octobre 2006

Les migrations latino-américaines en Europe : histoire et imaginaires

Les échanges migratoires entre l’Amérique latine et l’Europe ne sont pas nouveaux et s’inscrivent dans une histoire longue de plusieurs siècles. Chaque vague migratoire s’accompagne de la création de nouveaux stéréotypes et d’images de l’autre et de sa culture : le révolutionnaire de gauche ; la ménagère obéissante et patiente ; l’homme machiste, séducteur et rapide à la colère…. Or, comme de nombreux spécialistes le soulignaient lors d’une conférence internationale du groupe OBREAL du séminaire de recherche qui a suivi[1]ces imaginaires jouent un rôle tout à fait central dans l’intégration des migrants, la facilitant ou, au contraire, l’empêchant. Les décoder s’avère donc essentiel pour permettre la rencontre. 
 

Durant près de 200 ans, les échanges migratoires entre l’Amérique latine et l’Europe prirent la forme d’un exode massif des Européens vers le nouveau monde, mais à partir des années soixante, le processus s’inversa et le vieux continent devint une terre d’asile pour les réfugiés politiques. Les crises de nombreux pays d’Amérique latine poussèrent ensuite de plus en plus de personnes à émigrer au Nord. Bien qu’il soit difficile d’évaluer une population en grande partie illégale, on estime aujourd’hui à environ 30 000 le nombre de latino-américains en Belgique[2].

Le nouveau monde, terre de tous les possibles (1800-1930)

La première phase des migrations entre l’Amérique et l’Europe s’est faite du Nord vers le Sud. Quinze millions d’européens sont ainsi partis pour l’Amérique latine entre le XIX° siècle et la moitié du XX°siècle[3]. A cette époque, l’Eldorado est bel et bien à chercher au Sud de l’équateur, terre de tous les possibles.

Ce transfert de population a été tel que l’on dit encore aujourd’hui en Espagne, par exemple, que pour chaque Latino là-bas, il y a deux Espagnols en Amérique latine. Les Italiens ont aussi migré en masse vers l’Argentine au début du XX°siècle, sans compter les migrations des Portugais ou des Allemands.

Avoir à l’esprit ce premier mouvement permet de comprendre les déplacements actuels et de les faire entrer dans une histoire longue. Pour une bonne part en effet, ce sont les descendants de ces migrants qui reviennent sur la terre de leurs aïeux. Ils font ainsi le chemin à l’envers et se réintègrent dans le lieu d’origine de leur famille, en s’appuyant sur les liens anciens. Ce n’est donc pas un hasard si, aujourd’hui, ce sont les anciens Etats émetteurs qui reçoivent le plus de migrants d’Amérique latine. Ce retour est parfois favorisé par des politiques actives, comme pour les Italiens en Argentine.

Réfugiés et intellectuels en Europe (1970-1980)

Après la Seconde Guerre Mondiale, le mouvement s’inverse. L’immigration latino-américaine vers l’Europe commence, à proprement parler avec l’arrivée de réfugiés politiques en provenance des pays sous gouvernement dictatorial et avant tout du Chili, secoué par le coup d’Etat du 11 septembre 1973. Ces personnes déplacées viennent s’ajouter aux étudiants venus avec une bourse d’étude.

Le profil des migrants est donc particulier : ils ont le plus souvent un haut niveau de qualification et certains emportent avec eux des idées contestataires. Des groupes de soutien se créent pour les aider, appuyer leurs initiatives. Se diffuse alors en Europe la culture des élites hispanophones du Sud.

C’est de cette époque que date le stéréotype du Latino-américain révolutionnaire et intellectuel de gauche. Si celui-ci n’est pas sans bases historiques, il n’a cependant plus grand chose à voir avec le profil des migrants actuels. Il contribue pourtant toujours à valoriser positivement les migrations latino-américaines et une certaine image de la culture de ce continent : entre salsa, Carnaval de Rio et flûte de pan.

Une immigration économique majoritairement féminine  (1980-…)

La deuxième vague de déplacements vers l’Europe est marquée par l’accroissement de l’immigration pour causes économiques. Dans les années 80 et 90 en effet, une plus forte globalisation et des crises politiques et économiques à répétition dans les pays andins conduisent de nombreuses personnes à venir chercher un avenir meilleur sur le vieux continent. 

Le profil des migrants se transforme alors : ce sont désormais des personnes des classes moyennes (voire précaires) qui viennent en Europe et plus seulement des réfugiés politiques et des intellectuels.

Une des grandes caractéristiques de cette population est que la proportion de femmes y est particulièrement élevée (jusqu’à 70% dans les pays du sud de l’Europe).  Elles occupent pour la plupart des emplois domestiques : soin aux enfants, mais aussi et surtout aux personnes âgées (domaine économique du « care »).

Leur départ se fait le plus souvent dans le cadre d’une stratégie globale visant à apporter de l’appui à leurs proches au travers du transfert d’une partie de leurs revenus[4]. Elles viennent ainsi en Europe pour écrire une nouvelle page de l’histoire de toute leur famille et  les projets de leur entourage se mêlent aux leurs.

Ce faisant, elles permettent aussi aux femmes des pays d’accueil de se décharger d’une partie de leurs fonctions domestiques et de s’investir davantage au niveau professionnel. Raquel Martinez Buján et Montse Golías, qui ont étudié ce phénomène en Espagne[5], démontrent très bien comment la féminisation de la migration est intimement corrélée à l’entrée des Espagnoles sur le marché du travail. Les migrantes jouent ainsi un rôle fondamental pour les familles européennes, palliant le vide de politiques publiques capables de prendre en charge les personnes âgées de manière personnalisée[6].

En fait, bien qu’elles soient souvent qualifiées, les femmes latino-américaines ont rarement d’autres perspectives professionnelles. Elles arrivent en Europe avec des dettes et leur seul visa touristique, ce qui les conduit à s’engager alors rapidement dans le travail domestique, par nécessité plus que par choix. Certaines tenteront de s’extraire de cette logique[7], mais leur statut d’illégales est un frein évident à leur insertion[8].

Avec cette nouvelle migration naît un nouvel imaginaire et de nouveaux stéréotypes qui correspondent, au fond, à ce que l’on attend des Latino-américaines. Elles sont décrites comme des femmes douces, calmes, patientes, serviables et soumises. Elles semblent, aux yeux de certains, avoir tout naturellement une vocation à s’occuper du foyer et des personnes âgées.

Cet imaginaire contribue à valoriser les migrantes latino-américaines sur le marché du « care ». En vertus de ces qualités supposées, elles sont ainsi souvent préférées aux Africaines pour le même travail. Par ailleurs, l’idée de « proximité culturelle » est souvent évoquée comme critère de choix, bien que cette dernière n’ait rien d’évident.

Il faut cependant rester attentifs car cette image n’a pas que des bons côtés, elle contribue aussi à reproduire un schéma de domination envers ces femmes dont on attend l’obéissance totale. Les abus ne sont par ailleurs pas rares.

Enfin, si cette représentation correspond au travail que beaucoup de latinos accomplissent, elle ne correspond, par contre, que dans un nombre limité de cas, à leur désir réel ou à une vocation personnelle. Il n’est ainsi pas rare que ces femmes, dans leur pays, aient eu, elles-mêmes, des domestiques pour s’occuper de ces tâches.

Actualité et perspectives

Les années 2000 correspondent à une nouvelle augmentation importante des migrations latino-américaines vers l’Europe, dues notamment à un durcissement des politiques migratoires des Etats-Unis au lendemain du 11 septembre, mais aussi à un déséquilibre de plus en plus grand entre les pays du Nord et du Sud. Ce fossé ne cessant de se creuser, il est tout à fait probable que cette tendance s’accentuera dans les prochaines années[9].

Ce qui se passe actuellement en Espagne et en Italie, où l’on peut véritablement parler d’une nouvelle vague migratoire, avec une plus grande présence masculine, se révèle donc particulièrement intéressant, car cela nous permet d’appréhender ce qui pourrait se passer en Belgique demain et est révélateur de la manière dont « s’inventent » les imaginaires.

En effet, avec l’arrivée d’hommes, on a pu observer une transformation rapide de l’image des Latino-américains. A coté de l’image des femmes douces, soumises et proches culturellement, est venu se placer le stéréotype d’un « banderillero », toujours dans la rue, en groupe, alcoolique notoire et machiste. Du même coup, l’idée de proximité culturelle s’est effondrée et les Latino-américains se sont vu considérer cette fois comme des « autres » aussi distants culturellement des Italiens et des Espagnols que le reste des migrants[10].

Ce phénomène est particulièrement intéressant, car il démontre à quel point cette idée de la proximité culturelle est une construction qui répond aux besoins et aux angoisses spécifiques du pays d’accueil et non à une donnée objective. Pour faire bref, l’Amérique latine est ainsi un continent proche culturellement de l’Europe lorsqu’il s’agit de lui fournir des domestiques, il est nettement plus éloigné lorsqu’il s’agit de laisser une place aux hommes et aux jeunes dans l’espace public[11]. Dès que l’époux et les enfants entrent en jeu, l’Atlantique semble devenir soudainement plus large.

Ces transformations ne sont pas négligeables, car l’image attachée au migrant a évidemment des conséquences : si une image positive peut permettre plus facilement à une femme latino de trouver un emploi, une image négative fera l’effet inverse et mettra les migrants au ban de la société. Dès lors, la frustration grandissant, la violence risque cette fois bel et bien de grandir et de se manifester dans ces groupes.

Décoder pour aller plus loin

Si on veut permettre une rencontre qui aille au-delà des stéréotypes, il faut être attentif à ces constructions et pouvoir les décoder. Or, ce dépassement ne peut se faire que si l’on comprend la manière dont ils se sont construits.

Il n’y pas d’ « en soi » de la culture, pas de caractéristiques intrinsèques qui pourraient être le fait de tous les migrants, mais des réponses élaborées par des sociétés à des situations données. Ainsi, les Latino-américains ne sont pas « en-soi » plus proches des Européens : cette idée évolue en fonction des moments, des situations, des problèmes rencontrés…

Enfin, si l’on peut déterminer les contours de certaines vagues migratoires, il faut être conscients que cela ne dit évidemment rien du machisme d’un homme, de l’obéissance d’une femme et de leurs opinions politiques. Chaque migrant a son histoire propre, sa raison d’avoir voyagé, ses rêves et ses nécessités. Pour le comprendre et lui laisser une place, il faut avant tout éviter de le faire entrer à tout prix dans l’image que nous avons dessinée pour lui, et le laisser nous surprendre par ce qu’il a à nous dire. C’est tout le défi devant lequel nous placent les migrations et la rencontre interculturelle en général.