Le 01 novembre 2010

Les nominés de la semaine

Concurrence et individualisme dans la vraie vie

Les « téléréalités » sont légion. Le thème peut varier, mais le principe de base reste le même : il n’y a qu’un gagnant et les « losers » sont éliminés au fur et à mesure. La présente analyse ne traite pas de l’intérêt de telles émissions, ni de leur caractère voyeuriste ni de leur bon goût. Elle attire l’attention sur leur principe de base et la manière dont elles subliment des mécanismes sociaux présents dans la vie quotidienne : en particulier ceux de l’individualisme et de la concurrence. L’analyse démonte ce modèle de société et met en évidence un autre modèle où le partage devient la base d’un bien-être collectif.

Vendredi soir, plateau TV
 

20h45. Apparaissent devant l’écran, les héros de cette première partie de soirée : Virginie, Claude et Jennifer doivent s’organiser pour survire dans la jungle vietnamienne. Pourtant, ce ne sont pas les serpents et la nourriture trouvée sur place qui décident de savoir qui restera dans l’aventure. Celui qui survit ici, sur Koh Lanta, survit d’abord aux sélections implacables de ses congénères. Chaque semaine, dans le camp le plus faible, un individu devra être éliminé. Ne resteront que ceux qui seront suffisamment habiles pour se rendre nécessaires et suffisamment discrets que pour ne pas représenter de menaces immédiates.

22h30. Une série de trente spots publicitaires et voici la suite. La grande téléréalité du moment, la maison des secrets ouvre ses portes. A l’intérieur, plus que quelques-uns des vingt candidats restent en lice. Ils s’ennuient ferme et passent de fêtes en fêtes pour se trouver des choses à faire dans leur appartement avec terrasse. Le mariage en direct de Senna et Amélie a pimenté les semaines, mais l’élimination de la mariée a séparé les jeunes époux et ce sont leurs pleurs qui ponctuent les émissions. Chaque semaine en effet, trois « habitants » sont nominés. Le public décide de qui sort. Il n’y a qu’un gagnant. Tous les autres perdent. C’est cela la vie communautaire, à Secret Story.

D’autres téléréalités suivent le même modèle. Depuis dix ans, elles sont légion. Seul change le thème de l’émission (de la simple vie de groupe à la formation au chant ou à la cuisine) et la méthode de sélection : public (Secret Story, Nouvelle Star, Star Académie, Ferme de Célébrités), participants (Koh Lanta), jury (Master Chef). Le principe de base, lui, reste le même : il n’y a qu’un gagnant et les « losers » sont éliminés au fur et à mesure.

Télé et réalité
 

Il n’est pas question ici de disserter de l’intérêt de telles émissions, ni de leur caractère voyeuriste, de leur bon goût. Car, finalement, pour la grande majorité des spectateurs, il s’agit surtout de passer une soirée loin, très loin, de toute préoccupation. Et le programme n’a guère plus d’importance que la saveur de la pizza que l’on grignote en le regardant, assis dans le divan, le cerveau enfin en mode off, après une semaine harassante. 

Ce qui m’intéresse dans ces programmes est, plutôt, leur principe de base et la manière dont ils mettent en scène et subliment des mécanismes sociaux présents dans la vie quotidienne.

Ils fonctionnent ainsi selon le principe qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus – un seul, en fait. Les autres, perdants tous autant qu’ils sont, n’ont pas de prix de consolation. Pour réussir, il faut se battre. Elaborer des stratégies, choisir ses amis. Et si les liens qui naissent deviennent peu à peu de plus en plus forts, si l’amitié qui se tisse est parfois réelle, elle est difficilement complète : l’autre reste un ennemi potentiel. Si l’un gagne, l’autre perd. Il n’y guère d’alternative. Projets personnels, rêves familiaux ne peuvent être réalisés que si l’on arrive à éliminer, un à un, tous ses coéquipiers.

Or, de l’univers social qu’ils mettent en scène de manière radicalement caricaturale, ces jeux télévisés se basent sur deux principes prégnants dans les structures de fonctionnement de nos sociétés : l’individualisme et la concurrence.

La concurrence, moteur même du néolibéralisme, est la main invisible censée réguler le système et qui le pousse à l’excès : plus vite, plus et moins cher, sans prise en compte des employés, des écosystèmes. Elle est ainsi particulièrement présente dans les institutions, les entreprises. A l’homme de s’y adapter : qui n’est pas le meilleur n’aura pas sa part du gâteau. Inutile pour ce système économique, il recevra peut être une aide sociale, mais son insertion réelle sera extrêmement difficile. Seuls les winners ont leur place au soleil. Cela laisse un goût amer et l’impression de n’être finalement, qu’un poids pour son propre groupe, qui voudrait s’en défaire.

Si, aux enfants, on apprend encore la coopération, la compétition est aussi apprise très tôt. Rapidement, les concours et les courses deviennent les principaux jeux enseignés. Qui gagnera la course ?  Qui sera premier au concours ?  La fierté individuelle est censée permettre l’amélioration de soi. Elle engendre aussi le goût du dépassement et de la supériorité. Ceci constitue, en grande partie, il faut l’avouer, les valeurs mêmes du sport contemporain. Et quelle fierté lorsque le petit champion a laissé derrière lui dix perdants !

J’aime pourtant me souvenir de cette histoire d’un professeur de gymnastique parti participer à un chantier dans un pays africain. Passionné de sport, il décide d’organiser une course pour les enfants dont il avait, pour un moment, la charge. Il leur explique le principe. Trace la ligne d’arrivée et siffle le départ. Les enfants courent, jouent. Près de la ligne d’arrivée, ils s’arrêtent. Attendent et se prennent par la main. La ligne d’arrivée, ils la franchiront ensemble.

En effet, cette idée de concurrence, doit-elle nécessairement être la base d’une société ?  Car, si toute société humaine nécessite une hiérarchie et un ordre, l’exaspération des luttes hiérarchiques telle qu’elle existe désormais n’a pas de raison d’être en soi. Elle résulte d’un choix posé, historiquement, par un groupe humain.

Consommation et plaisir égoïste
 

Cette concurrence effrénée n’avance cependant pas seule, mais va de pair avec la valorisation de l’individu et d’un plaisir égoïste.

L’évolution vers plus d’individualisme, les médias nous la donnent à nouveau à voir. Retour donc au plateau télé. Séquence publicitaire.

Ces dernières années les slogans du type « Tellement bon, qu’on n’a pas envie de le partager » se multiplient. Le partage semble devenir synonyme de perte de plaisir personnel. Le bonheur n’est plus un sentiment partagé, mais solitaire. L’autre n’est pas a priori celui qui pourrait m’apporter la joie, mais celui qui risque de l’empêcher.

Cette idée complète parfaitement le principe de concurrence, de concours et de courses où il n’y qu’un gagnant. Le collectif y est évincé. La recherche du bien-être commun aussi. 

Et cela touche de très amples secteurs de production. Le slogan du fromage de Maredsous est « si on le partage, on en a moins », ce qui implique, de manière sous-entendue, que ce qui compte, finalement, est d’en avoir, beaucoup, pour soi. N’aurait-il pas pu en être autrement pour une marque reliée à une forme radicale de vie communautaire ?  Suis-je totalement décalée lorsque goûter quelque chose qui me plaît me donne envie de le partager ?

Crises et questionnements 
 

Or, puisque le modèle concurrentiel et individualiste n’est pas celui d’un win-win, il laisse en marge l’immense majorité de la population et, pour satisfaire la minorité, il détruit des populations entières et des écosystèmes extraordinaires tant par leur complexité que par leurs dimensions. Pariant sur les désirs les plus bas – égoïsme, cupidité – un système économique et social de ce type récolte aussi le pire : pollution, mort et extinctions d’hommes, de cultures, d’espèces.

Ainsi, on le sait : les plus pauvres sont de plus en plus pauvres et les plus riches de plus en plus riches. Cela est-il finalement étonnant ?  Et n’est-ce pas, au travers du jeu, ce que nous donnent à voir les téléréalités ?  En sublimant et en caricaturant ces principes sociaux, elles permettent aussi, de manière concomitante de les analyser et de prendre conscience des logiques qui en sont la base.

Poussons la réflexion plus loin. La sécurité sociale est aujourd’hui remise en question. Pourrait-il en être autrement ?  Elle va à l’encontre même de ce modèle. Elle se base sur le partage, précisément. Elle prend sa racine dans le fait que le bien-être collectif, le bien-être des tous ces autres qui composent le pays, est aussi important que le sien et que, pour cette raison, il convient de céder une partie de son propre revenu pour eux. L’idée est que le partage est la base d’un bien-être collectif. La base d’une société heureuse et à l’inverse exact du slogan du Maredsous.

De même, on voit aujourd’hui que l’isolement social se renforce. De multiples initiatives tentent de lutter contre cela. Précieuses bouées de sauvetage, elles nous permettent de nous sauver alors que le bateau coule. Celui-ci peut-il encore être remis à flot ?

Alors que les crises se multiplient (sociales, migratoires, environnementales), les questions reviennent, de plus en plus fortes, de plus en plus nombreuses : comment changer ?  Comment transformer le social ?

Cela semble de moins en moins pouvoir se faire sans une remise en question forte des principes qui, ces dernières décennies, ont gouverné ce monde. Les demi-mesures sont vouées à l’échec. Le sommet de Copenhague en était un (peu) glorieux exemple. Si tous les États ne se mettent pas d’accord en vue d’un bien commun, comment un État seul prendrait-il la décision de renoncer à ses privilège ?  Il ne ferait alors que donner des parts à la concurrence… Ainsi, c’est effectivement tout le modèle qui devra être repensé.

Des modes d’être au monde, autres, ont existé, existeront et coexistent avec le modèle individualiste et concurrentiel de notre société de consommation. Les peuples indigènes notamment nous nourrissent et nous parlent de ces autres manières d’entrer en relation et d’être au monde.

Ces autres manières d’être, de vivre offrent des idées pour repenser nos manières d’être, ou retrouver des logiques humaines saines.

Les autres : enfer et paradis
 

Pas complètement tombés dans les pièges, nous naviguons entre deux eaux. Les statistiques disent que la famille est une valeur refuge. Les amitiés vivent. L’être ensemble résiste.

Car, finalement, si des difficultés naissent immanquablement des relations, n’est-ce pourtant pas la vie sociale, la solidarité, l’amour, l’amitié, les rires partagés qui constituent les ferments du bonheur et de la joie ?  N’est-ce pas dans le partage et les relations généreuses que l’être humain se construit d’abord et avant tout ?  Cela a pourtant bien peu de place dans un modèle de société concurrentiel, tout juste bon à taxer de « romantiques » ceux qui récitent autre chose que son credo.

Il est urgent de réapprendre à penser autrement. De reprendre distance et de s’en dégager. Du plateau TV à la résistance sociale, il n’y a qu’un pas. A faire.