Le 17 mars 2010

Les pauvres dans la ville. Acteurs et partenaires de la construction de leur habitat ?

Un article décapant de Joan Mac Donald[1], l’une des directrices du SELAVIP[2] (Service Latino-américain, Asiatique et Africain de logement populaire) invite « à réfléchir sur le potentiel qu’ont les pauvres pour contribuer à la construction de villes meilleures… et à revoir quelques positions prises… par les politiques traditionnelles par rapport à la pauvreté urbaine et la précarité du logement ». Ainsi, est développée l’idée que si l’accumulation des pauvretés dans les centres urbains constitue un problème majeur, il peut aussi, paradoxalement, être le moteur de réponses novatrices. Notre propos est de répondre à son invitation en rapportant les thèmes qu’elle développe, et en nous demandant ensuite si sa thèse ne rejoint pas certains besoins des grandes villes en Belgique. La théorie selon laquelle les pauvres disposeraient d’un réel potentiel pour contribuer à la construction de villes meilleures pourrait en effet rencontrer dans nos pays un accueil favorable de la part de nombreux secteurs sociaux et politiques.

Le logement, un problème mondial
 

L’existence de sans-abris et de taudis, que nous déplorons avec raison chez nous, connaît au niveau mondial une ampleur gigantesque. Les personnes vivant en taudis étaient évaluées en 2005 à quelque 62,5% de la population en Afrique, 38,7 en Asie et 31 en Amérique latine. Quelque 40 millions de foyers urbains de ces trois continents ne disposaient pas même d’un toit. Que faut-il penser de cette urbanisation galopante et des politiques de lutte contre la pauvreté et le mal logement ?

La population urbaine est passée de 1,5 milliard en 1990 à 2,3 en 2005, sans-doute 3 en 2015. Cette urbanisation galopante est souvent présentée comme étant un facteur de développement de la pauvreté dans le monde. Certes, il est vrai que les grandes villes connaissent une concentration importante de pauvres, mais les populations rurales plus dispersées et ayant peu d’accès aux ressources et services sont encore bien plus démunies. Les pauvres qui migrent vers les grands centres ont raison de le faire ; ils y ont plus de chance de survie. Car, c’est de cela qu’il s’agit pour eux. Dans chacun des continents envisagés, le pourcentage de ménages vivant en taudis a diminué en même temps que croissait l’urbanisation. En outre, cela donne aux plus pauvres une présence politique et un pouvoir d’organisation qui rendent plus facile la lutte pour le progrès.

La ségrégation – sociale et physique – entre riches et pauvres est particulièrement préoccupante en Amérique latine. Il ne faut cependant pas croire que les communautés pauvres y souhaitent leur assimilation à la ville des riches. En effet, celle-ci rejette les caractères propres à l’habitat populaire, qui ont été perdus dans le reste de la ville et qui sont vitaux pour elles. Les bidonvilles constituent souvent le seul chemin pour accéder à la terre, bien que de manière illégale et précaire. A force de travail, ces campements se sont souvent améliorés si bien que la précarité y a diminué, surtout en Amérique latine, alors qu’elle augmentait dans les parties anciennes des villes.

Les politiques publiques, dans la plupart des pays concernés, sont marquées par des approches trop rigides et ne disposent que de budgets insuffisants. Elles s’orientent prioritairement vers la création de logements neufs correspondant aux critères de qualité du logement, mais en nombre dérisoirement insuffisants. Il est improbable que la création de logements sociaux puisse répondre en nombre suffisant aux besoins de logement des pauvres. Les conditions politiques et urbanistiques prédominantes dans les pays en développement ne le permettent pas. On ne peut créer assez de logements nouveaux qu’en développant des bidonvilles et en les améliorant progressivement. Pour faire cela, au lieu de rêver de les faire disparaître, les politiques du logement devraient collaborer avec les populations pauvres tant en bidonvilles qu’en milieu urbain traditionnel. Cette collaboration suppose que les habitants ne soient pas considérés comme de simples bénéficiaires des programmes mais soient reconnus en tant qu’acteurs importants, ayant droit à la parole et à la prise de décision.

De nouvelles formes d’action populaire urbaine donnent à penser
 

L’accumulation des pauvretés dans les centres urbains constitue un problème majeur, mais, paradoxalement, il peut être le moteur de réponses novatrices ; ce fut le cas dans quelques pays d’Asie où les pauvres se sont organisés, fédérés en organisations nationales et internationales et ont ainsi acquis un pouvoir suffisant pour peser sur les gouvernements des villes et s’associer avec eux non seulement pour faire reconnaître leurs droits mais aussi pour cumuler leurs ressources et leurs idées. Les pouvoirs publics y ont compris l’avantage qu’apportait cette collaboration. En Amérique latine, les organisations populaires auraient intérêt à tirer parti de cette expérience asiatique en modifiant leurs priorités, unissant leurs forces en vue d’influencer la dynamique urbaine et dépassant la confrontation et la dénonciation pour participer en partenariat à des programmes publics.

Pour les familles pauvres, il est primordial de pouvoir habiter à un endroit où les biens et les services sont accessibles  si bien qu’elles sont prêtes, pour obtenir cela, à transiger sur la sécurité, la salubrité et la qualité de l’habitat. Au lieu d’affronter radicalement les autorités ou le secteur privé, les communautés populaires auraient avantage, tout en utilisation adroitement leur force de masse, de mettre en place des scénarios « Win – Win » tels que leurs objectifs primordiaux soient rencontrés et que toutes les parties y trouvent leur intérêt. L’apprentissage au niveau local, national, régional et même international, de ces stratégies a été et reste fondamental pour élaborer et affiner ces procédés novateurs.

Plusieurs facteurs sont importants pour la réussite de tels projets :

  • la maîtrise de l’information sur les besoins de logement et leur localisation,
  • l’utilisation des possibilités d’épargne des familles mêmes très pauvres ; la preuve en a été donnée, en Asie mais aussi en Afrique,
  • le recours à des méthodes de construction utilisant les capacités technologiques de la population locale.

Le programme de la « Fundación de Vivienda Hogar de Cristo » en est un bon exemple. Il se base sur une idée très simple du Père Josse van de Rest : « Mieux vaut une mauvaise maison maintenant qu’une habitation meilleure dans 10 ans ». Depuis 1958, il fournit à des familles d’extrême pauvreté les éléments nécessaires pour la construction d’une « mediagua »[3] (dont coût environ US$ 450). Selon la taille de la famille : 4 panneaux de bois (pour une maison de 3×3 m²) ou 6 panneaux (pour construire une maison de 6x3m²), ainsi que des planches pour le toit, une porte et une fenêtre. Ces éléments peuvent être transportés et assemblés par la famille elle-même. La mediagua, montée parfois discrètement pendant la nuit, leur permet de consolider l’occupation du terrain et de l’habiter. Le besoin d’un toit une fois résolu commence la bataille pour un logement définitif. Jusqu’à ce jour quelques 450.000 maisons, représentant 7,9 millions de m² ont été fournies.

Une telle manière de faire a ses détracteurs dans des milieux très divers : trop élémentaire pour les uns, peu éthique pour les autres. Ce concept de « logement possible » dans l’attente d’un « logement décent » est cependant bien compris par ceux qui vivent dans des conditions d’extrême pauvreté. Le manque de disponibilité du sol urbain constitue le principal obstacle à la réalisation de tels programmes. Ceux-ci se heurtent également à l’opposition des secteurs immobiliers privés et même publics. Pour les contourner, les communautés populaires doivent compter sur la puissance de leur nombre et négocier des accords Win-Win.

Que pouvons-nous en retenir pour nos grandes villes ?
 

En Belgique, le besoin de logements accessibles aux sans abris constitue une urgence prioritaire bien qu’il ne concerne qu’un nombre relativement faible de citoyens et de sans papiers. Mais c’est à l’échelon supérieur que les manques sont les plus nombreux, à savoir : en matière d’accès à des logements décents.

La théorie selon laquelle les pauvres disposeraient d’un réel potentiel pour contribuer à la construction de villes meilleures peut rencontrer dans nos pays un accueil favorable de la part de nombreux secteurs sociaux et politiques. L’idée n’est pas neuve. C’est fort de cette conviction que l’abbé Pierre a créé les premières communautés Emmaüs en 1949. Lors du terrible hiver 1954, leur action a soulevé l’opinion. Le gouvernement français a été obligé de suivre et de dégager des fonds importants pour la création de logements.

En Belgique, nombreux sont ceux qui ont travaillé dans le même sens ; citons, par exemple, l’abbé Gerratz[4], le Père Léon Van Hoorde de La Poudrière[5], Joseph Wresinski d’ATD Quart Monde[6], l’abbé Froidure[7] et  tous ceux qui se sont mis au travail avec eux. Leur œuvre continue aujourd’hui. Des institutions comme « La Maison heureuse » à Seraing, « le Balloir » à Liège, « Les trois Pommiers » et les « Petits Riens » à Bruxelles ont mis sur pied, sous des formes différentes, un type d’habitat favorisant l’insertion sociale et la solidarité. L’association « Un toit à soi » est la dernière création des Petits Riens. En décembre 2009, ils ont inauguré deux habitats solidaires destinés chacun à 4 habitants qui ont travaillé à la rénovation de la maison où ils disposeront d’un habitat durable aussi longtemps qu’ils le souhaitent.

Un phénomène spontané est apparu chez nous, affublé du terme barbare de « colocation ». Il est difficile d’en évaluer avec précision l’importance, mais des milliers d’appartements ou de chambres s’offrent ou se demandent ainsi sur des sites internet. Plus difficile à mettre en place, mais non moins en vogue, l’habitat groupé intéresse aussi un nombre croissant de personnes de tout âge, condition et statut. Une nouvelle manière d’habiter que promeut l’association Habitat et Participation.

Il faudrait aussi parler de l’important travail effectué avec la base par les syndicats traditionnels, mais aussi par le Syndicat des locataires et de très nombreuses associations. Ils jouent un rôle essentiel dans la conscientisation et l’action tant des travailleurs que des personnes en situation de grande pauvreté pour la création ou la rénovation de logements de qualité, pour la protection des droits des locataires mais aussi pour favoriser l’accès à la propriété de son logement. Citons par exemple le CIRÉ qui a soutenu un groupe de 14 familles modestes dans leur effort d’épargne collective en vue de se construire un logement. Le travail de cette association « Espoir » devrait aboutir prochainement.

Ces dernières années, un dossier important concernant les logements urbains a connu quelques avancées importantes bien qu’encore trop timides. Les logements inoccupés commencent à être recensés par les Communes et imposés de lourdes taxes. De plus la création des « Agences immobilières sociales » ouvre aux propriétaires la possibilité de confier leur immeuble à un organisme qui dispose de subsides pour l’améliorer, le mettre en location et leur procurer un revenu raisonnable. On espère beaucoup de ce processus « Win-Win » mais il a un coût pour les pouvoirs publics et il faudra que ceux-ci disposent de ressources suffisantes pour passer à une vitesse supérieure.

Peut-on trouver à Bruxelles l’espace nécessaire pour créer de nombreux logements ?  L’existence de quelque 1.500.000 M² de bureaux inoccupés ne fournirait-elle pas une réponse ?  Les sceptiques estiment qu’il serait trop coûteux de les convertir en appartements traditionnels. Mais ne pourrait-on pas les occuper de manière plus simple et cependant satisfaisante. Les squatters du 123 Rue Royale ont montré le chemin. Il ne manque pas d’énergie, d’imagination et de compétence pour relever le défi. Tout le monde y gagnerait, notamment les 30.000 ménages demandeurs de logement social. Qui est prêt à se lancer ?

Notes :

  • [1] Joan Mac Donald, « Ciudad, Pobreza, Tugurio : Aportes de los pobres a la construcción del habitát popular », présenté par l’auteur au Séminaire « Semana Internacional de Investigación », Facultad de Arquitectura y Urbanismo, Universidad Central de Venezuela, Caracas, Septembre 2008.

    [2] Service Latino-américain, Asiatique et Africain de logement populaire, SELAVIP, est une fondation spécialisée dans la construction, en zone urbaine, de logements pour les plus pauvres. Elle est très active en Amérique du Sud mais également en Afrique du Sud, en Inde, au Pakistan, en Amérique Centrale et aux Philippines. En 30 ans d’existence, elle a construit environ 3 millions de maisons ! Elle a été créée à l’initiative d’un Père Jésuite belge, le R.P. Josse van der Rest.

    [3] Cabane.

    [4] Émile Gerratz (1930-2001), fondateur, en région liégeoise, de la « Maison heureuse » et du projet intergénérationnel le « Balloir ».

    [5] Léon Van Hoorde (1930-1996), un des fondateurs, à Bruxelles, de « La Poudrière » (http://poudriere.blogspot.com). Voir Pauline Gérard, La Poudrière : un exemple de réinsertion par le collectif, Centre Avec, Document d’analyse et de réflexion, décembre 2009. (http://www.centreavec.be/pages/Pub_analyses_poudriere.htm).

    [6] Prêtre français, Joseph Wresisnki (1917-1988) a fondé le mouvement Aide à toute détresse (ATD/Quart Monde), qui de France a essaimé en d’autres pays, en particulier la Belgique (www.atd-quartmonde.be).

    [7] Edouard Froidure (1899-1971), fondateur entre autres des « Petits Riens » (Bruxelles, http://www.petitsriens.be/).