Les villes en transition
Vers une économie conviviale post-pétrole
Nous ne pourrons pas produire du pétrole indéfiniment. Face aux défis majeurs que cela soulèvera, des citoyens anticipent le phénomène en choisissant un mode de vie moins énergivore, plus frugal et surtout plus convivial.
Il y a aujourd’hui consensus parmi les analystes des réserves pétrolières : la production de pétrole va atteindre très prochainement un pic pour ensuite décliner. Cette diminution de la production se traduira par une hausse durable du prix du pétrole. Cette hausse sera d’autant plus forte que la baisse de l’offre est accompagnée d’une augmentation de la demande. Ce décalage croissant entre offre et demande de pétrole sonne le glas d’une ère où le pétrole est abondant et bon marché. Or, toute notre organisation sociale est basée sur l’accès aisé à cette ressource : nos logements, notre alimentation, nos déplacements, les objets que nous utilisons, l’organisation du territoire, l’agriculture,…
Notre modèle énergétique actuel n’est pas soutenable. C’est donc toute notre organisation sociale qui doit être repensée en fonction de cette nouvelle variable. Nous devons revoir en profondeur nos postulats de développement, de croissance économique, de consommation d’énergie, du système alimentaire, de gestion de la démographie et du territoire… La voie de développement que nous suivons touche à sa fin, il nous faut en tracer une autre.
L’association les Amis de la Terre[1] stratifie en trois niveaux la préparation au changement. Au niveau individuel, la préparation peut s’effectuer par des démarches de simplicité volontaire. Au niveau global : une réflexion générale doit être mise en place concernant la décroissance. Enfin à un niveau intermédiaire : l’organisation d’initiatives locales mises en place par les citoyens pour accéder à la résilience. C’est à ce niveau que s’inscrivent les villes en transition qui font l’objet de ce document.
Mouvement de transition
Le mouvement des villes en transition est né en 2005 à Kinsale, en Irlande. Il a été initié par Rob Hopkins, professeur en permaculture[2] à l’université de Kinsale. Il a proposé à ses étudiants d’élaborer un plan d’action pour une descente énergétique de la ville qui consiste en une planification de la réduction de consommation d’énergie. C’est ainsi qu’est né le concept. L’année suivante, le concept s’est exporté à Totnes, petite ville de Grande-Bretagne où il a réellement pris son essor. Aujourd’hui, de nombreux projets sont en route un peu partout en Occident dont une centaine sur le territoire britannique. En Belgique, c’est l’association les Amis de la Terre qui, en 2007, a popularisé le concept. L’échelle des projets n’étant pas toujours celle de la commune, on parle aussi d’initiatives en transition. Au-delà de ces initiatives, il existe un réseau – Transition Network – chargé de soutenir les initiatives qui veulent se mettre en place.
Les villes en transition sont des projets citoyens portés par une communauté locale. Il s’agit d’un mouvement plutôt que d’une association. Les initiatives se répandent par contagion. Le mouvement permet de partager les outils, les expériences, les solutions énergétiques que certains groupes ont pu trouver. Le réseau permet ce partage d’expérience. De cette façon, lorsqu’un groupe veut initier un changement dans sa communauté il ne doit pas tout réinventer de zéro. Il n’existe pas pour autant un modèle tout fait, une recette à appliquer identiquement partout mais plutôt une méthodologie souple, un cadre large que chaque groupe s’approprie selon ses désirs et ses besoins.
Le concept de ville en transition se base sur quatre hypothèses élaborées par Hopkins dans un Manuel de transition[3]. La première hypothèse est que la contraction énergétique est inévitable, mieux vaut s’y préparer. Deuxièmement, nos sociétés n’ont pas les capacités nécessaires pour faire face au choc que produira cette contraction. La troisième hypothèse qui fonde le concept de ville en transition, est que l’action doit être collective et immédiate. Enfin, c’est par notre créativité que nous parviendrons à nous préparer à une société post-pétrole plus riche et plus satisfaisante. La démarche est préventive : la préparation à la déplétion permettra de vivre la transition sereinement et améliorera notre qualité de vie. La catastrophe sociale que devrait amener la diminution des ressources pétrolière se transforme en opportunité de repenser nos modes de vie vers un mieux.
A partir de ces quatre hypothèses, Hopkins énonce six principes de base qui sous-tendent le concept de transition. Il s’agit d’abord de rompre avec le pessimisme provoqué par la prise de conscience de la déplétion et de créer une vision d’avenir motivante. Un deuxième principe est celui de l’intégration de l’ensemble de la communauté locale. Ensuite, il insiste sur l’importance de la sensibilisation à la question de la diminution des ressources pétrolières trop souvent mal connue. Quatrièmement et c’est le point central, les initiatives de transition doivent se préparer à encaisser le choc en construisant leur résilience. Cinquièmement les initiatives en transition doivent prendre en compte des notions de psychologie qui permettent de penser le changement culturel nécessaire à la diminution de la consommation d’énergie. Enfin, le sixième et dernier principe cité par Hopkins est que des solutions crédibles et pertinentes doivent être mises en place.
Si l’objectif du mouvement est de préparer une transition vers une économie moins dépendante du pétrole, le mouvement veut également tenir compte de la question du réchauffement climatique. Si l’on ne considère pas les deux aspects dans leur interdépendance, la recherche de solution pour l’un risque d’amener des externalités négatives sur l’autre. Ainsi, on pourrait imaginer pallier à la diminution des réserves pétrolières par l’utilisation du charbon liquéfié, ressource énergétique qui libère jusqu’à trois fois plus de CO2 que le pétrole. Inversement, si l’on considère uniquement l’aspect du réchauffement climatique, alors l’urgence se fait sentir : une diminution de l’offre de pétrole aura pour conséquence une augmentation de son prix, cette augmentation risque fort de provoquer une récession économique. Cette récession compromettrait les investissements dans la recherche et le développement des énergies alternatives. Au double défi de la déplétion et du réchauffement, il semble n’exister qu’une seule solution : la réduction drastique de la consommation d’énergie. C’est donc, à terme, en élaborant des plans de descente énergétique que les villes en transition construisent leur résilience.
Par cette nécessaire sobriété énergétique, les initiatives de transitions s’inscrivent dans une optique de décroissance. Dans la perspective d’une déplétion, cette décroissance est imposée de l’extérieur. Etant donné la dépendance de la sphère de la production au pétrole, sa raréfaction et l’augmentation de son prix vont de pair avec une récession économique. L’objectif des initiatives de transition est de créer les conditions pour que récession et catastrophe sociale ne soient plus si intimement liées. La réalisation de cet objectif passe par un changement culturel, une refondation de nos modes de vie. Dans les villes en transition, cette refondation passe essentiellement par une relocalisation de l’économie et un renforcement des liens sociaux. Dès lors, les initiatives en transition prennent en charge différents aspects de la vie quotidienne tels que l’alimentation, l’énergie, le logement, les biens de consommation, l’éducation, le transport,… et cherchent des solutions qui englobent les aspects environnemental, économique, social et psychologique.
Vers une Résilience
Dans le Manuel de transition[4], Hopkins explique ce qu’il considère comme une société plus résiliente. Au niveau économique, il imagine des échanges plus locaux, le développement des entreprises familiales et le développement de monnaies locales. Au niveau de l’alimentation, la transition passe par la création d’exploitations plus petites et polyvalentes, un accroissement de la main-d’œuvre allouée à l’agriculture, le développement du jardinage urbain. Assurer l’approvisionnement alimentaire est la clé de la résilience et de la transition ; c’est pourquoi, la sécurité alimentaire devrait être considérée comme une priorité nationale et cela implique de relocaliser les stocks alimentaires. En ce qui concerne l’énergie, il s’agirait de réduire la consommation de 50%, les 50% restant étant fournis par des énergies renouvelables et produites localement. En effet, la tendance actuelle en matière de production d’énergie est la centralisation des énergies produites, l’énergie produite à un endroit peut-être consommée à des centaines de kilomètres de là, ce qui occasionne une perte importante. L’efficience énergétique réclame une décentralisation de la production. Par rapport au transport, il faudrait développer les transports en commun, l’auto-partage et le vélo. Il faudrait également mettre un frein au tourisme longue distance et réduire l’étalement des villes. En ce qui concerne le logement, Hopkins préconise l’augmentation de leur efficience énergétique et le développement des habitats groupés.
Tous ces projets ne sont que des exemples de possibilités pour réduire la dépendance au pétrole. Il existe sans doute autant de possibilités qu’il existe de modes de vie et de production. Tous ces projets passent par la relocalisation, par le retour à l’échelle humaine des unités de production et par une intensification des liens sociaux. Ils sont largement inspirés de l’organisation antérieure de nos sociétés, non pas à cause d’une vision romantique d’un passé idéal, mais parce que cette organisation sociale était bien moins dépendante du pétrole que la nôtre.
Si la résilience passe essentiellement par la relocalisation, ce n’est pas pour autant un refus catégorique des échanges longue distance ni une volonté de retour à l’autarcie. Il s’agit plutôt d’une remise au centre du local. Cette remise au centre va dans le sens contraire de la tendance à la globalisation actuelle qui pousse à déterritorialiser les activités économiques sous prétexte de l’avantage comparatif. La relocalisation est plus rationnelle au niveau énergétique puisque les longs voyages énergivores sont évités un maximum et pour ceux qui doivent toujours avoir lieu ce sont le bateau ou le train – moins consommateurs d’énergie – qui sont préconisés. La relocalisation est également plus rationnelle au niveau social : elle permet de redynamiser l’économie locale par la création d’emploi.
A ce titre, l’exemple d’Overtornea, petite ville suédoise de 6.000 habitants, est édifiant. Violement atteinte par la crise de 1980, la situation de cette ville semblait sans issue : 20% de la population active au chômage, 25% de la population qui quitte la ville vers les centres urbains… Les autorités locales ont tenté d’y remédier en adoptant un type de développement sur le modèle des villes en transition. Résultat : en 6 ans, près de 200 entreprises et quelques milliers d’emplois ont été créés dans l’agriculture biologique, l’éco-tourisme, l’apiculture, la pisciculture… La démarche d’Overtornea présente l’avantage d’un traitement cohérent, basé sur une vision à long terme, des différents problèmes auxquelles la commune devait faire face. Cet exemple montre également qu’une requalification de la population est nécessaire. Les citoyens doivent, pour mettre en place leur résilience, acquérir toute une série de compétences : réapprendre à cultiver, être capables de réparer les objets,…
Dans cette perspective de relocalisation, certaines initiatives de transition vont jusqu’à mettre en place une monnaie locale pour relocaliser et autonomiser leur économie. Elle a pour but d’éviter que les richesses produites localement ne soient absorbées par l’économie globale. La monnaie courante ne disparait pas pour autant, les deux monnaies deviennent complémentaires. La monnaie locale permet de diminuer la dépendance par rapport au système financier pour amortir les chocs en cas de crise. Les entreprises locales peuvent payer une partie de salaire dans cette monnaie qui est acceptée par les commerces locaux. Les producteurs et fournisseurs locaux qui y adhèrent sont privilégiés, cela redynamise l’économie locale.
Une série d’indicateurs, au-delà du simple comptage d’énergie alternative produite et consommée, pourraient être mis en place pour mesurer la résilience. On pourrait, par exemple, calculer la capacité d’une communauté à résister au choc pétrolier en calculant le pourcentage de nourriture produite localement, le nombre d’entreprises appartenant à des propriétaires locaux, le trajet moyen domicile-travail, le pourcentage d’énergie produite localement, le nombre de bâtiments construits avec des matières renouvelables, le pourcentage de monnaie locale en circulation sur le total de la monnaie en circulation, la proportion de déchets compostables effectivement compostés…
Une méthodologie
Pour accéder à la résilience, les initiatives en transition ont élaboré une série d’outils dans des domaines tels que la gestion de groupe, la sensibilisation, la psychologie… Ces outils sont élaborés au fil de l’expérience des difficultés rencontrées et surmontées par les différents groupes qui peuvent ensuite se partager leur apprentissage grâce aux réseaux. Il existe également une méthodologie en 12 points pour aider les groupes à se mettre en place et à s’organiser. L’objectif final de cette méthodologie est l’élaboration d’un plan de résilience. Notons que cette méthodologie est souple, chaque groupe local l’utilise comme il veut, la respecte plus ou moins en fonction de ses réalités. Les groupes peuvent se l’approprier, la suivre à la lettre ou s’en détacher complètement. Chaque communauté doit trouver sa propre façon de faire.
La première étape de cette méthodologie est de fonder un groupe de pilotage et de programmer sa dislocation. Cette anticipation permet d’assurer une certaine démocratie. Cela évite qu’un petit groupe ne s’approprie le projet mais également que ce groupe ne doive porter le projet seul, ce qui d’une part appauvrirait l’initiative car ce qui fait sa richesse c’est sa diversité et d’autre part risquerait d’affaiblir le projet en cas de désinvestissement de ce noyau dur.
La deuxième étape proposée est la sensibilisation de la communauté locale sur la problématique du pic ainsi que la mise en avant des moyens d’en sortir. Les promoteurs des initiatives en transition insistent particulièrement sur le fait qu’une fois la question du pétrole exposée il faut montrer des solutions, faire prendre conscience aux individus qu’ils peuvent être acteurs et ne pas les laisser sombrer dans le pessimisme lestés par un déprimant sentiment d’impuissance. Dans cette optique, l’accent est mis sur les pratiques plutôt que sur le discours : il est plus mobilisant d’inviter les gens à voir un potager que de leur expliquer en long et en large les problèmes alimentaires que la diminution des ressources pétrolières risque d’occasionner.
Le troisième point de la méthodologie est de poser les fondations, c’est-à-dire d’entrer en contact avec d’autres associations, d’autres mouvements afin de tenir compte de ce qui existe déjà, d’éviter les doublons et les pertes d’énergie mais au contraire de créer des synergies, d’identifier ce qui manque. L’une des clés de réussite d’une initiative en transition est de pouvoir impliquer la frange la plus large possible de la société civile : écoles, associations mais aussi entreprises et pouvoirs publics. C’est en créant des partenariats entre les différents acteurs sociaux qu’un changement profond peut se mettre en place. L’un des grands défis à relever par les groupes qui veulent lancer la transition est de lutter contre le désintérêt et l’indifférence de leurs concitoyens, des entreprises et des pouvoirs publics locaux et d’élargir le public sensibilisé pour éviter de prêcher à un public de convertis. C’est lors de la sensibilisation et de la mise en réseaux que les bases du projet sont réellement posées. C’est à ce stade que sont aujourd’hui la plupart des initiatives en transition.
Ensuite vient ce que les penseurs des villes en transition appellent le grand lancement. C’est un moment festif lors duquel l’initiative est lancée officiellement. Ce grand lancement doit avoir lieu une fois la sensibilisation faite et le réseau suffisamment construit pour éviter de faire un four. C’est à ce moment qu’intervient le point cinq : la refondation du groupe pilote en sous-groupes thématiques. Ces groupes travaillent sur les problématiques qui auront été identifiées : alimentation, sensibilisation, éducation, relation avec les pouvoirs publics, transports… Comme sixième point, la méthodologie propose l’utilisation de forums ouverts, qui peuvent être utilisés à chaque étape du processus. Ces forums consistent en des réunions autour d’un thème qui se font sans ordre du jour, ni animateur, ni notes. Le but est de libérer la créativité de chacun.
Un septième élément de la démarche est la mise en place d’initiatives concrètes et visibles. Cette étape est essentielle et doit être atteinte rapidement afin d’éviter de tomber dans des discussions stériles démobilisantes. Pouvoir montrer des actions concrètes est un bon moyen de sensibilisation et d’invitation à l’action. Les réalisations les plus fréquentes et les plus populaires des groupes en transition ont trait à l’agriculture et à l’alimentation : groupes d’achat direct aux agriculteurs, potagers et vergers urbains, organisation de jardins partagés, création de guide sur l’alimentation durable… Cette prédilection vient du fait que l’une des préoccupations des villes en transition est la façon dont seront nourries les villes sans pétrole. Les chaines d’approvisionnement actuelles étant particulièrement vulnérables à la flambée du prix du pétrole. L’un des objectifs des villes en transition est alors de rapprocher la production de la consommation et de relocaliser l’alimentation[5]. De même, l’accent mis sur l’agriculture permet de renouer avec la nature, lien largement distendu dans les grandes villes[6].
On peut également mentionner comme actions concrètes et visibles, mises en place par les initiatives de transition, les activités liées aux déchets telles, par exemple, la création de composts de quartier ; les activités liées à l’énergie comme l’achat groupé de matériaux pour réduire la consommation ; les activités liées aux transports : création de pistes cyclables, journée sans voiture… La liste peut être longue, elle est alimentée par la créativité de chaque groupe.
La huitième étape consiste à initier une requalification de la population vers des compétences mieux appropriées à une société sans pétrole. Les participants sont invités à être polyvalents. Cette requalification passe par un partage de l’expérience, de la connaissance et des savoir-faire. Il s’agit d’un apprentissage alternatif non seulement au niveau du fond : les connaissances et les savoir-faire nécessaires à une société qui repose moins sur le pétrole sont bien différents des connaissances et des savoir-faire transmis actuellement. Sur la forme aussi : il s’agit d’un apprentissage horizontal, une co-construction du savoir au travers de l’expérience qui se distingue sensiblement des modes verticaux de transmission dominants. Certaines initiatives en transition mettent en place des réseaux d’échanges de savoir qui apparaissent comme une pédagogie alternative reposant sur le principe que toute personne de tout âge et de tout milieu possède des savoirs qu’elle peut partager. D’autres réseaux d’échange tels que les services d’échanges locaux (SEL), où une heure de service presté donne droit à une heure de service reçu, quel qu’il soit, sont des réalisations mises en place dans les villes en transition afin que soient mis en commun les savoir-faire.
Le point neuf est la création de liens avec les autorités locales, d’une part pour connaitre leurs plans d’urbanisation et d’autre part pour les impliquer dans le projet. Cette démarche doit avoir lieu le plus tôt possible.
Un dixième point que conseillent les promoteurs des villes en transition est d’honorer les anciens. Les personnes plus âgées, dans leur jeunesse, ont connu une organisation sociale bien moins dépendante du pétrole, elles peuvent donc partager leur expérience et transmettre des savoir-faire. Ce partage d’expérience permet aussi de faire prendre conscience aux jeunes générations tellement habituées à une utilisation massive des ressources pétrolières qu’une vie sans énergie fossile est réaliste.
Autre point de la méthodologie des villes en transition : laisser les choses suivre leur cours. Il faut éviter d’établir des scénarios des problèmes à venir et du monde qui en découlera, trop de prévisions risqueraient d’être démenties par la réalité future. Il faut également éviter toute rigueur excessive dans un programme à suivre : les choses se mettent en place quand les bonnes personnes sont réunies au bon moment, il ne faut pas forcer les choses sous peine de désinvestissement.
Enfin, douzième point et but ultime des villes en transition : l’élaboration d’un plan de descente énergétique. La méthodologie suggère que cette élaboration se fasse d’abord en sous-groupes pour chaque thématique puis par une mise en commun des plans de chaque sous-groupe. Ce plan énergétique doit partir d’un état des lieux de la dépendance énergétique locale et élaborer une vision du futur où les émissions de CO2 et la dépendance aux énergies fossiles sont diminuées. Les indicateurs de résilience cités ci-dessus peuvent aider à avancer dans ces deux étapes. À partir de là il faut élaborer un planning avec les différents moyens et étapes nécessaires pour effectuer la transition entre conditions présente et vision future. La diffusion de ce plan et des réalisations concrètes est importante pour leur visibilité et l’implication de la communauté.
Notons que certains groupes ajoutent des étapes supplémentaires qu’ils jugent importantes pour le bon développement de leur initiatives telles que la création de réseaux régionaux, l’acquisition de méthodes de gestion des conflits internes, le développement d’une communication interne et externe efficace…
Cette méthode et les différents outils qui circulent dans le mouvement en transition en font un modèle opérationnel qui évite de rester au niveau du discours utopique. La méthodologie est davantage tournée vers le processus de mise en place d’une alternative que vers l’idéologie. Cela répond à un besoin qui se fait de plus en plus sentir de vivre des actions concrètes, d’expérimenter un mode de vie alternatif alors que les discours ne suffisent plus. Les initiatives de transition se construisent pragmatiquement, en interconnexion avec la réalité de terrain, la dynamique du groupe, ses besoins, sa structure, les conditions locales… La souplesse du modèle permet également à des cultures très différentes de s’en emparer, de trouver des solutions locales en fonction de leurs problèmes spécifiques. Le mouvement a à la fois un ancrage local et une vocation à transcender les frontières.
Agir ensemble
Nous l’avons vu, les réalisations les plus fréquentes des villes en transition touchent à l’agriculture et au jardinage. Or, si la relocalisation et le raccourcissement des circuits de distribution sont des solutions qui permettraient à ces circuits d’encaisser une hausse du prix du pétrole et d’assurer l’approvisionnement des villes, on peut douter que les potagers urbains permettent de nourrir la population urbaine. L’intérêt de ces potagers est ailleurs : ils permettent aux participants de jardiner ensemble, de créer des liens, d’échanger des savoirs, de s’entraider[7].
La tendance sociale actuelle est une atomisation de l’individu trop souvent enfermé dans le rôle de consommateur. Ce consumérisme pousse à l’individualisme. Les réponses à nos besoins essentiels de sécurité, d’autonomie, de reconnaissance… sont cherchées dans la consommation. Pourtant, la préparation à la déplétion du pétrole passe par une réduction de la consommation. Il faut donc trouver d’autres biais pour satisfaire nos besoins. Une voie alternative pour y répondre est la création de solidarités. Dans ce sens, les initiatives en transition participent au tissage de liens communautaires, les participants apprennent à compter les uns sur les autres plutôt que sur leur portefeuille. Par exemple, dans une société atomisée, les individus sont spécialisés dans une activité et, pour le reste, font appel à d’autres « spécialistes » qu’ils payent. Les relations sociales sont monétarisées. Au contraire, beaucoup d’initiatives en transition mettent en place des réseaux d’échanges de services, de savoirs et d’objets qui reposent sur la gratuité. On passe donc d’un système économique qui instrumentalise les rapports sociaux à un système économique où la relation devient centrale. C’est dans cette relation que les besoins fondamentaux sont satisfaits.
La création et l’organisation de groupes-pilotes, la mise en place d’outils pour gérer les conflits sont en soi des réalisations des initiatives en transition. Ces groupes ne se construisent évidement pas sans heurts. Il s’agit de composer avec les caractères et les sensibilités de chacun, ce qui n’est pas toujours évident dans une société individualiste où la gestion collective d’un problème est quelque chose que nous avons désappris.
La communauté, comme groupe d’interconnaissance où se nouent les liens sociaux, est l’acteur clé des initiatives en transition. En effet, la communauté habite le niveau territorial – quartier, ville – où les individus sentent qu’ils ont la possibilité d’être acteurs. Il est plus facile d’agir, d’influer sur l’organisation de sa ville que sur celle de son pays. Ces communautés sont inclusives parce que, d’une part, tous ceux qui ont envie de modifier leur mode de vie peuvent en faire partie, et parce que, d’autre part, elles sont ouvertes sur leur environnement social, elles souhaitent créer des liens avec d’autres associations, des écoles, des entreprises et les pouvoirs publics. Cette ouverture préserve du repli identitaire qui menace les mouvements localistes.
La maxime « Penser local, agir global » prend tout son sens. La communauté est l’espace local où les citoyens ont un pouvoir d’action. C’est le lieu où peut également être impulsée une réflexion pour une autre organisation globale, moins marchande, plus sociale. Le local est alors un laboratoire où s’expérimentent des modes de vie alternatifs permettant de sortir du théorique pour devenir réalité et éventuellement de se généraliser.
Nous pouvons noter qu’en ce qui concerne les précaires, la construction d’une communauté permettrait une amélioration sensible de leur niveau de vie sans pour autant jouer sur leur niveau économique. En effet, les précaires ont une empreinte écologique peu élevée et sont particulièrement résilients : dans la mesure où leur consommation de pétrole est faible, la pénurie du pétrole les touchera moins. Cette situation est pourtant vécue douloureusement parce que leur faible niveau économique les exclut de la société de consommation. Or, comme nous l’avons vu, la voie dominante pour répondre aux besoins fondamentaux est actuellement le consumérisme. De plus, la pauvreté économique est renforcée par la détérioration des réseaux de solidarité, pathologie de la société consumériste. Dans cette perspective, la création de réseaux de solidarité des initiatives de transition devient une clé d’accès à la justice sociale. Ces réseaux permettent en effet d’accéder à une qualité de vie, à la satisfaction des besoins fondamentaux, en dehors de la société consumériste. A l’opposé, ce seront ceux qui accumulent pauvreté économique, pauvreté sociale et pauvreté culturelle qui souffriront le plus des crises que risque de provoquer une augmentation du prix du pétrole. Dans les faits, les initiatives de transtion éprouvent des difficultés à intégrer les populations précarisées dans leur projet. Pouvoir surmonter cette difficulté serait l’une des plus grandes victoires du mouvement.
Des citoyens et des autorités locales
Les initiatives de transition sont initiées par et pour les communautés. Elles sont mises en place par des individus responsabilisés qui s’impliquent dans un changement pour une amélioration du bien-être individuel et collectif. Il s’agit de reprendre le contrôle sur sa vie et le devenir de son environnement. Face à une menace collective, agir et non pas déléguer aux chercheurs et aux politiciens la recherche et la mise en place de solutions. Cette reprise de contrôle se situe à la frontière entre l’espace privé et l’espace public. Les citoyens qui s’impliquent dans les initiatives de transition s’insèrent donc dans une brèche, celle où la sphère domestique rejoint la sphère publique. Cette brèche a été creusée par la prise de conscience que nos gestes quotidiens ont une influence sur la détérioration de l’environnement et donc sur le bien être-collectif. C’est également dans cette brèche que les citoyens trouvent la possibilité d’agir sur leur milieu pour le faire mieux correspondre à leurs valeurs. L’absence de régulation publique dans cet espace laisse toute la place à la créativité et à la flexibilité.
Ce besoin de flexibilité à pour conséquence une volonté de rester autonome. Ce n’est pas pour autant un rejet de toute relation avec les pouvoir publics. Pour faire face à la problématique du pic du pétrole et au réchauffement climatique, il est en effet important que des changements aient lieu aux niveaux aussi bien individuel par une adaptation de ses modes de consommation que public par la prise de mesures politiques. Cette articulation est indispensable à la construction de la résilience : si les autorités publiques prennent des mesures pour réduire la consommation d’énergie mais que les citoyens ne sont pas prêts à changer leur mode de vie ou inversement, alors l’inaction de l’un atrophiera l’action de l’autre. Au contraire, les citoyens peuvent parvenir à entrainer les autorités publiques dans la voie d’une sobriété énergétique, et inversement.
Les initiatives pour le bien-être collectif ne viennent plus uniquement du haut vers le bas mais aussi du bas vers le haut. L’un des rôles des initiatives de transition est alors d’interpeller les pouvoirs publics sur la problématique de la déplétion et de les inviter à agir en tant que consommateurs et éventuellement de leur demander un soutien tout en prenant garde de ne pas être instrumentalisé. Il s’agit d’un partenariat où les autorités soutiennent sans diriger. Elles peuvent, par exemple, céder des terrains pour les potagers ou les composts collectifs, proposer des formations pour la reconversion de la région vers une économie moins basée sur le pétrole, aider à la sensibilisation, rendre les transports publics gratuits… D’autre part, les autorités locales peuvent faire écho à un niveau de pouvoir plus élevé de la problématique du pic du pétrole et des solutions proposées par les villes en transition et inviter les autorités nationales et régionales à prendre les mesures qui leur incombent.
Il ne s’agit donc plus, comme dans les mobilisations classiques, d’entrer en conflit avec les autorités publiques mais plutôt d’établir un partenariat entre deux acteurs de la vie sociale qui semblent souvent partager les mêmes intérêts : redynamisation de l’économie locale, réponse à des défis écologiques… Cette relation de partenariat permet de sortir d’une vision paternaliste et démagogique du pouvoir, où une classe dirigeante prend les décisions pour la communauté. Ici les citoyens sont également considérés comme compétents dans la détermination de la direction vers le bien-être collectif. Ce partenariat s’établit le plus souvent avec les autorités municipales qui restent les plus accessibles. Ce sont également elles qui sont les mieux à même de modifier l’organisation locale dans lequel évoluent les communautés. Le pouvoir est relocalisé, ce qui permet de rétablir la relation avec celui-ci. Ce partenariat permet de parler d’une nouvelle forme de démocratie où le citoyen ne se contente plus de donner sa voix à des élus qui le représentent, il leur donne également des conseils. La créativité sociale peut alors être intégrée dans les politiques publiques.
Les initiatives de transition créent ainsi de nouveaux espaces de démocratie, dans le sens où elles ouvrent des espaces de discussion où peuvent être discutées et élaborées des normes et des valeurs collectives. Les participants des projets d’une communauté en transition peuvent, dans ces espaces, faire l’expérience de la démocratie participative[8]. Les initiatives de transition permettent donc à ceux qui y participent de sortir de leur rôle de consommateurs passifs pour exercer pleinement leur citoyenneté. Une citoyenneté qui ne se réalise plus uniquement par le vote ou la manifestation mais par l’expérience de modes de vie alternatifs.
Le corps et l’âme[9]
S’impliquer dans une initiative de transition implique d’être prêt à changer son mode de vie afin de le rendre moins dépendant du pétrole. Or, un grand nombre de nos habitudes, nos modes de pensée, nos croyances,…se sont construits dans une société où le pétrole est abondant et bon marché. Il nous faut donc prendre conscience que nos modes de vie et de pensée ont été façonnés par notre civilisation consommatrice d’énergie fossile afin de les remettre en question et éventuellement de les identifier comme autant d’obstacles intérieurs au changement contre lesquels il nous faut lutter.
De cette façon, il nous faut prendre conscience qu’il n’y aura très probablement pas de solutions technologiques pour pallier entièrement à la pénurie énergétique que provoquera la déplétion. Cette perspective s’oppose à une foi dans le progrès très ancrée dans les sociétés industrielles. La relocalisation va également dans le sens contraire de nos conceptions d’un monde où la vitesse abolit les distances et le temps. Cette abolition du temps engendre une société de l’immédiat qui va à l’encontre de la nécessité d’anticiper le pic du pétrole et de s’y préparer alors que les effets ne se font pas encore ressentir. Cette difficulté à anticiper n’est pas le propre des citoyens, elle concerne aussi les pouvoirs publics dont l’agenda politique est rythmé par les échéances électorales. Ces échéances paralysent la prise de mesures anticipatives à long terme dont la mise en œuvre nécessiterait des sacrifices dans le présent. La gestion du marché du pétrole est laissée à la main invisible, entité désincarnée incapable d’anticipation.
Nous sommes également profondément imprégnés par une culture de consommation qui nous fait confondre l’être et l’avoir. Pour reprendre la pensée d’Arnsperger : « Tout système économique est une façon de gérer collectivement des angoisses existentielles profondément ancrées dans chaque individu – angoisses de mort, de perte, de souffrance – et le capitalisme économique est la modalité de gestion dominante en occident. Il y a chez les individus une croyance que la croissance économique répond aux motivations profondes des individus que sont le désir d’amélioration constante de leur condition et le désir de reconnaissance, désirs dont la satisfaction réduit nos angoisses. Or, les désirs ne sont jamais assouvis, ce qui pousse l’individu à une consommation toujours croissante.»[10]
Cette société de consommation agit comme une drogue qui nous aveugle et nous engourdit face aux menaces environnementales et sociales. A ces obstacles bien ancrés dans nos imaginaires, il faut ajouter un sentiment d’impuissance face à des centres de décision de plus en plus éloignés et difficilement identifiables. Nous perdons nos capacités de rêver une organisation sociale différente et de nous battre pour l’obtenir.
Les modes de vie et de pensée qu’a engendrés la société de consommation sont constitutifs de notre civilisation, c’est elle qui façonne ce que nous sommes. Si l’on en croit Arnsperger, cette consommation répond également à des besoins profonds chez l’homme. Il est donc extrêmement difficile de nous défaire de nos réflexes de consommateurs pour expérimenter un mode de vie plus frugal, des modes de pensée moins structurés par la vitesse et le progrès, une conception de la richesse plus humaine qu’économique. Toutes les technologies auxquelles nous avons accès aujourd’hui sont la preuve de la créativité humaine et de sa capacité à réaliser ses rêves, cette créativité peut être mise au service de la création d’une société alternative. Il s’agit également de reprendre un contrôle sur sa vie, sur son environnement, de ne plus être un consommateur passif mais de redevenir acteur de sa vie. C’est un processus qui prend du temps. Il représente une révolution silencieuse, la partie immergée des réalisations des initiatives en transition.
Il existe au sein du mouvement des initiatives en transition une réflexion sur ces résistances intérieures au changement et les moyens de les surmonter. Cette réflexion s’appuie entre autres sur la psychologie de l’addiction. L’idée est que notre dépendance au pétrole est telle que l’on peut utiliser les mêmes outils pour en sortir que ceux que l’on utilise pour aider les toxicomanes à se débarrasser d’une addiction. Les initiatives de transition utilisent ces outils, lors des séances de sensibilisation, pour arriver à surmonter les blocages aux changements. Les participants sont, par exemple, invités à exprimer leurs craintes en trois minutes à leurs voisins ainsi que ce qui les motive à changer. Dans la même optique, un autre outil utilisé lors des séances de sensibilisation est le café citoyen. Les participants forment des petits groupes autour de thèmes précis : l’alimentation, le transport, les politiques publiques,… et sont invités à réfléchir à des solutions en cas de pénurie du pétrole. L’invitation à l’expressivité permet à chacun de trouver ses propres arguments pour changer ses modes de vie. En effet, un changement intérieur, pour qu’il soit réel, profond et joyeux, ne peut-être imposé de l’extérieur.
Une autre clé pour initier au changement qu’utilisent les initiatives de transition est le développement d’une vision positive de l’avenir, de la convivialité, du côté festif du mouvement qui donne envie d’y participer. L’envie est le moteur du changement. Les initiatives de transition sont soucieuses de ne pas tomber dans un discours pessimiste ou culpabilisant. Les initiatives en transition ont cette particularité de mettre en lumière un phénomène particulièrement alarmant : la très proche déplétion du pétrole, tout en invitant à s’engager dans un futur plus épanouissant. Un futur où nos besoins essentiels ne seront plus pris en charge par des logiques économiques de consommation mais plutôt par nos relations. Cette vision permet de sortir d’une logique de la peur en créant un récit, qui dépeint de la façon la plus détaillée possible un demain potentiel. Les réalisations concrètes : potager, compost, réseaux d’échanges… participent pleinement à l’élaboration de cette vision positive. D’une part, ce sont des lieux où se développent l’entraide et la convivialité et, d’autre part, ces réalisations sont la preuve qu’autre chose est possible. Elles ôtent à la logique de consommation le monopole du réel et montrent qu’une réalité différente peut être aussi, voire plus, épanouissante. Les citoyens qui participent aux initiatives de transition se donnent un cadre alternatif dans lequel inscrire leur vie quotidienne et lui donner un nouveau sens : vivre dans le respect de valeurs écologiques et sociales dans une perspective de bien commun assuré par une société plus durable.
Notes :
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[1] Intervention de M. Gandin, Président des Amis de la Terre et membre de l’ASPO Belgique lors de l‘audition publique au Parlement Wallon du Comité Pics de pétroles et de gaz du 1ier avril 2010.
[2] « La permaculture est un ensemble de pratiques et de mode de pensée visant à créer une production agricole soutenable, très économe en énergie (travail manuel et mécanique, carburant…) et respectueux des êtres vivants et de leurs relations réciproques. » (http://bio.tropdebruit.be/texts/permaculture).
[3] HOPKINS Rob, Manuel de transition. De la dépendance du pétrole à la résilience locale, Ecosociété, Montréal, 2010.
[4] Voir le Manuel de transition, op. cit.
[5] Pour une analyse plus approfondie de la relocalisation de l’alimentation voir Les groupes d’achat commun : une initiative socialement juste et écologiquement durable, WILIQUET Claire, Centre Avec, janvier 2011.
[6] Pour une analyse plus approfondie sur l’agriculture urbaine voir Potagers collectifs : un panier de cultures… LEROY Xavier, Centre Avec, juin 2011.
[7] Sur ce point voir également : Potagers collectifs : un panier de cultures… LEROY Xavier, juin 2011.
[8] Pour une réflexion plus approfondie sur la démocratie participative voir : Démocratie participative, COSSEE de MAULDE Guy, Centre Avec, août 2005.
[9] De façon assez symptomatique certaines initiatives de transition mettent en place des sous-groupes thématiques ayant ce nom.
[10] Stratégie de développement durable. Développement, environnement ou justice sociale ? , DE HEERING Alexandra et LEYENS Stéphane (éds), Presse Universitaire de Namur, Namur, 2010, p. 20.