L’essor du Sud. Vers un monde moins inégalitaire ?
Une lecture du Rapport sur le développement humain 2013
Le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) consacre son Rapport annuel de 2013 à « l’Essor du Sud », entendant par là les progrès économiques et humains considérables qu’ont connus, depuis une vingtaine d’années, non seulement les grands pays émergents mais, à des degrés divers, de nombreux autres de l’hémisphère Sud et qui ont profondément modifié l’équilibre mondial. Le Rapport met en relief les aspects principaux de ce progrès et en indique les moteurs (rôle actif des États, pragmatisme des politiques d’insertion dans le marché mondial, implication des populations…). Il ne sous-estime ni les zones d’ombre qui subsistent (persistance de la pauvreté) ni les dangers qui menacent le développement (en particulier les problèmes d’environnement). Il définit les options qui devront être prises pour maintenir la dynamique positive et en appelle à la responsabilité des pouvoirs politiques et de la société civile mondiale. Notre analyse a voulu répercuter les informations du Rapport qui peut être considéré comme un état de la mondialisation mais surtout accueillir son message que nous pourrions résumer en disant qu’un « cercle vertueux » entre progrès économique et développement humain est tout-à-fait possible et vérifié par des faits et qu’il dépend de nous, tous les humains, de le mettre en œuvre.
« L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié », tel est le titre du Rapport sur le développement humain 2013, publié par le « Programme des Nations Unies pour le Développement »[1]. On sait l’intérêt de ces Rapports mondiaux, publiés chaque année depuis 1990 et de leurs tableaux qui rassemblent et classent selon les différents indices de développement humain un ensemble unique de données statistiques mises à jour. Il y a là matière à puiser pour bien des recherches pointues. Mais ces Rapports ne se bornent pas à fournir l’information ; ils poursuivent d’année en année une réflexion sur le développement humain, abordant chaque fois un thème précis, en fonction des circonstances, des évolutions observées, des problèmes d’actualité… Ainsi, par exemple, le Rapport de 2009 auquel nous avons fait écho dans une analyse, était centré sur les migrations dans le monde[2]. Celui de 2013 fait le point sur une évolution majeure des dernières années qui bouleverse la problématique du développement, l’émergence des pays du Sud. Dans le cadre du programme d’année du Centre Avec : « D’une mondialisation dérégulée à une mondialisation juste et solidaire », il nous a paru qu’il y avait des éclairages précieux à en tirer.
Le Rapport commence par un constat massif : l’essor du Sud se produit à une vitesse et à un niveau sans précédent. « Jamais dans l’histoire les conditions de vie et les perspectives d’avenir de tant de personnes n’avaient changé si radicalement et si vite » (p.13). En Grande-Bretagne, le pays où a commencé la Révolution industrielle, il a fallu 150 ans pour doubler la production par habitant ; aux Etats-Unis, dont l’industrialisation a été plus tardive, 50 ans ont suffi. En Chine et en Inde, c’est en moins de vingt ans que la production par habitant a été multipliée par deux, pour une population cent fois plus nombreuse. Le rapport entre le Nord industrialisé et les pays émergents du Sud est en train de se renverser. En 1950, les six plus grands pays industrialisés du Nord (USA, Canada, Royaume-Uni, Allemagne, France, Italie) représentaient plus de la moitié de l’économie mondiale ; la Chine, l’Inde et le Brésil en faisaient à peine 10 % ; aujourd’hui les deux blocs s’équivalent (30 % chacun). Les pays du Sud, dans leur ensemble, fournissent près de la moitié de la production mondiale contre un tiers en 1990 (p.15). Ces quelques chiffres font percevoir l’ampleur du changement. Il y a incontestablement un rééquilibrage mondial, et en ce sens le monde devient moins inégalitaire. Si nous avons ajouté au sous-titre de cette analyse un point d’interrogation, c’est parce que cet essor du Sud et ce rééquilibrage ne sont pas sans contreparties et zones d’ombre. Même si les progrès ne se limitent pas à quelques grands pays, ils sont loin de s’étendre à tous ; à l’intérieur même de ces pays, les inégalités subsistent, voire se creusent. Et surtout sans doute, le rattrapage accéléré des pays émergents accélère aussi dangereusement l’épuisement des ressources planétaires et la destruction de l’environnement. Le Rapport n’occulte pas ces aspects négatifs. Son approche n’est pas purement descriptive, elle est clairement volontariste et normative. Quand, après avoir décrit globalement et évalué les progrès, il met en relief les « moteurs de transformation », ce qu’il constate en fait avec satisfaction, c’est le résultat heureux de ses propres recettes, de la conception du développement humain qu’il défend depuis deux décennies. Il dénonce en même temps les entraves qui ralentissent le processus, les dérives qui le menacent et il énonce un certain nombre de conditions dont la réalisation pourrait permettre à cet essor d’être général, durable et véritablement humain. En somme, de répondre affirmativement à l’interrogation que nous avons posée en sous-titre.
Reflétant la démarche même du Rapport, nous voudrions dans cette analyse, après avoir rappelé quelques données qui permettent de mesurer l’ampleur de l’évolution, examiner de plus près ce que le Rapport appelle les moteurs du changement, mettant ainsi en relief les enjeux de l’avenir et les conditions à réaliser pour espérer poursuivre le véritable développement, celui, selon les mots de Paul VI, « de tout l’homme et de tous les hommes ».
L’essor du Sud[3]
Tandis que la croissance des pays développés a cessé en raison de la crise financière de 2008-2009, celle des pays en développement s’est poursuivie. Selon la Banque mondiale, en 2009, le taux de croissance moyen pour les pays de l’OCDE était négatif (– 3,9 %), tandis que ceux des pays du Sud restaient positifs (Asie du Sud-Est et du Pacifique : 7,5 %, Asie du Sud : 7,4 %, Moyen Orient et Afrique du Nord : 3,6 %, Afrique subsaharienne : 2,1 %). Même s’ils ont subi le contrecoup de la crise du Nord – et pourraient en souffrir davantage si elle se prolonge – les pays du Sud « ont montré une plus grande résilience ».
Une mesure fondamentale du développement est le taux des personnes qui vivent dans une grande pauvreté. On sait que le premier des huit objectifs du Millénaire pour le développement était de réduire de moitié la proportion de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour. Cet objectif a été atteint trois ans avant la date prévue, principalement grâce à la réussite de quelques pays très peuplés (Brésil, Inde, Chine). Rien qu’en Chine, entre 1990 et 2008, 510 millions de personnes sont sorties de la grande pauvreté (p.29). Le résultat est appréciable, même s’il faut le nuancer tout de suite : le Rapport introduit le concept plus complet de « pauvreté multidimensionnelle » et note que les ¾ des 1,6 milliard de personnes qui correspondent à ce concept vivent dans des pays à revenus moyens.
L’intégration rapide de beaucoup de pays du Sud dans le marché mondial a entraîné un rééquilibrage global. Entre 1980 et 2010, la part des pays en développement dans le commerce mondial des marchandises est passée de 25% à 47% et leur part dans la production mondiale de 33% à 45%. Entre 1990 et 2010, les exportations de marchandises des huit pays émergents les plus importants, aujourd’hui membres du G20, ont été multipliées par 15, passant de 200 milliards à 3.000 milliards de dollars[4]. Ce rééquilibrage global s’accompagne de l’établissement de liens de plus en plus nombreux entre les régions en développement. La part du commerce Sud-Sud dans le commerce mondial des marchandises est passée de 8,1 % à 26,7 % entre 1980 et 2011. L’Afrique subsaharienne est particulièrement impliquée dans ces échanges : en vingt ans (de 1992 à 2011) entre la Chine et l’Afrique subsaharienne ils sont passés de 1 milliard à plus de 140 milliards de dollars ; l’Inde et le Brésil ne sont pas en reste.
L’augmentation de la production et du commerce dans de nombreux pays en développement a entraîné une croissance correspondante des investissements du Sud dans le Sud. Entre 1980 et 2010, la part des investissements directs à l’étranger des pays du Sud est passée de 20% à 50%. Les sociétés transnationales ainsi créées donnent aux échanges Sud-Sud une assise durable et enclenchent une dynamique de relance.
Un autre phénomène massif est à la fois produit et facteur de la croissance, c’est la constitution d’une classe moyenne[5] qui crée, dans les pays émergents, un important marché intérieur. Le Rapport donne plusieurs projections. Retenons celle-ci : d’ici 2030, on estime que 80% de la classe moyenne mondiale vivra dans les pays du Sud (dont les ¾ en Asie du Sud et de l’Est) (p.16).
Dernier élément enfin : l’augmentation des réserves financières accumulées par des pays du Sud. Depuis 2000 surtout, un certain nombre de pays ont accumulé des réserves de change afin de se prémunir contre les crises financières. Il s’agit en premier lieu du Brésil, de la Chine et de l’Inde mais c’est aussi l’Indonésie, la Corée du Sud, la Malaisie, le Mexique, la Thaïlande et d’autres encore. Les réserves des pays émergents et en développement s’élèvent à 6.800 milliards de dollars (sur 10.100 milliards du total mondial). Il y a là un potentiel qu’il s’agirait évidemment d’utiliser pour un développement ultérieur toujours plus équilibré[6].
Voici donc quelques données d’ensemble que nous retenons du Rapport qui les expose et les illustre dans le détail. Elles suffisent amplement à justifier la thèse : en dépit de la crise financière mondiale, le progrès des pays du Sud s’est poursuivi, entraînant un rééquilibrage global. C’est une évolution positive – on peut parler d’essor – même si les zones d’ombre subsistent et même parfois s’étendent, ce que, répétons-le, le Rapport du PNUD n’occulte pas du tout. Nous voudrions maintenant présenter ce que ce Rapport appelle « les moteurs de transformation du développement ». S’appuyant sur de nombreux exemples précis, il dégage plusieurs facteurs qui, tout en favorisant le développement humain, ont promu la croissance économique. C’est tout l’intérêt du Rapport : il nous dit que le marché mondial n’est pas nécessairement un champ de bataille où les plus forts l’emportent, qu’une mondialisation juste et solidaire est possible…
Des moteurs du développement[7]
C’est à partir de l’observation des faits – comparaison des chiffres, analyse des évolutions – que le Rapport du PNUD croit pouvoir dégager trois « moteurs de développement » : un État développemental proactif, l’intégration dans les marchés mondiaux, des politiques sociales et une innovation définies. Ces moteurs, est-il souligné, « ne découlent pas de conceptions abstraites sur le fonctionnement du développement ; ils sont démontrés par les expériences de transformation vécues par de nombreux pays du Sud » (p.70). Ils s’éloignent également d’un modèle de gestion étatisé et du principe de la libéralisation sans entrave adopté par le consensus de Washington.[8]
Un État développemental proactif
Le premier moteur serait donc un « État proactif fort » qui a le pouvoir de prendre des mesures qui orientent l’économie et qui les prend effectivement. Même si l’exemple auquel on pense spontanément est la Chine, le Rapport tient à souligner qu’un État proactif n’est pas nécessairement un État autoritaire[9]. Une politique économique a même d’autant plus de chance d’être effectivement productive de progrès qu’elle est soutenue par une part plus grande de la société civile et des acteurs économiques. C’est, semble-t-il, ce que le Rapport veut dire quand il affirme que le terme « État développemental » « fait référence à un État formé d’un gouvernement activiste et, la plupart du temps, d’une élite apolitique qui considèrent le développement économique rapide comme l’objectif premier à atteindre » (p.70). Cette « élite » comprend sans doute les dirigeants d’entreprises mais aussi les fonctionnaires de l’État, une bureaucratie compétente et intègre, des « technocrates fiables ». Et, note encore le Rapport, « bien que ce ne soit pas un objectif partout, l’ample participation des individus et le sentiment qu’ils sont entendus… et qu’ils sont activement impliqués dans l’élaboration des programmes contribuent à un développement durable à long terme » (ib.)
Quant à la politique menée par ces États, son maître mot serait le pragmatisme. « Les pays qui sont parvenus à entamer une croissance durable jalonnée de différents défis, ont adopté des politiques diverses sur la régulation du marché, la promotion des exportations, le développement industriel et l’adaptation et les progrès technologiques » (p.71). Et le Rapport cite un mot de Deng Xiaoping qui invitait à « franchir la rivière en sentant les pierres » (p.79).
L’intégration dans les marchés mondiaux
Il s’agit d’une véritable intégration, pas d’une ouverture à tout vent, d’une pure immersion dans le marché. Une ouverture rapide n’entraîne pas automatiquement une croissance économique élevée. Le Rapport parle d’une « intégration graduelle et séquentielle dans l’économie mondiale, en fonction de la situation nationale, accompagnée par des investissements dédiés aux personnes, aux institutions et aux infrastructures » (p.79). Les deux adjectifs précisent bien la démarche. L’intégration est graduelle : elle procède par étapes. Ainsi, dans une première phase, tel pays encourage le développement d’une industrie pour remplacer les importations, dans une seconde phase il exporte les produits du secteur qui s’est ainsi développé. Elle est séquentielle : pour accéder aux marchés mondiaux, une économie mise sur des « produits de niche », à savoir des produits bien précis, dont le pays est traditionnellement producteur ou dans lequel il a choisi d’investir, utilisant ou créant un avantage comparatif. Une telle intégration suppose une série de choix politiques, « des années de soutien et de facilités de la part de l’État ». Avec un certain optimisme, ou un optimisme certain, le Rapport conclut cette section avec cette phrase : « Les pays analysés ici sont partis avec des conditions initiales diverses et sont devenus experts dans l’art d’adapter les forces intérieures accumulées pour saisir les occasions offertes par les marchés mondiaux »[10].
Des politiques sociales
Après l’engagement volontariste de l’État et le pragmatisme qui permet l’intégration dans le marché mondial aux meilleures conditions possibles, le Rapport voit un troisième moteur de progrès dans des politiques sociales qui font participer l’ensemble des populations à la croissance économique. Il faut bien convenir qu’ici la démonstration est moins convaincante, ou plutôt peut-être que le parti pris – tout-à-fait légitime – du PNUD « pour le développement » lui fait jeter un regard un peu trop optimiste sur cet « essor du Sud » qui a tellement transformé et rééquilibré le marché mondial. Le Rapport affirme bien que « la trajectoire de plusieurs pays a clairement démontré que la promotion de niveaux de développement humain plus élevés contribuait à accélérer la croissance économique » (p.83). Mais il doit aussitôt concéder que « la Chine et le Brésil semblent être l’exception » : c’est en effet en dépit d’une hausse des inégalités que ces pays ont réduit globalement la pauvreté. La corrélation n’est donc pas immédiate entre le développement humain et la croissance économique. Mais le PNUD a évidemment raison de subordonner celle-ci à celui-là, affirmant que « l’objectif devrait être de créer des cercles vertueux dans lesquels la croissance et les politiques sociales se renforcent mutuellement » (p.83). Le terme de « politiques sociales » englobe beaucoup d’aspects parmi lesquels une éducation de qualité, étendue aussi aux filles, tient une place primordiale.
En dégageant ces trois « moteurs de transformation du développement », le Rapport entend expliquer le rééquilibrage opéré par le Sud autrement que par le simple jeu du marché. En affirmant le rôle moteur des États proactifs, il s’oppose au dogme libéral de l’autorégulation des marchés. En soulignant par contre le bénéfice d’une sage intégration dans les marchés mondiaux, il montre la possibilité d’une mondialisation régulée et solidaire. En affirmant l’impact positif des politiques sociales, il s’oppose fermement à l’idéologie de l’accumulation – ce que Stiglitz a appelé le triomphe de la cupidité[11] – qui tend à creuser le fossé entre des riches toujours plus riches et des pauvres toujours plus pauvres. Mais la partie est loin d’être gagnée et le PNUD en est parfaitement conscient. Les derniers chapitres du Rapport mettent bien en relief la relative fragilité du résultat obtenu et comment au cercle vertueux évoqué plus haut pourrait très facilement se substituer le cercle vicieux ultra-libéral de la concentration de la richesse et de l’appauvrissement généralisé. Une bonne dynamique est sans doute enclenchée mais il importe de la maintenir.
Maintenir la dynamique
La chose n’est pas évidente. La crise des pays du Nord entraîne un ralentissement général de l’économie qui commence à affecter l’essor du Sud. Pour y faire face, le PNUD définit quatre priorités politiques[12]. Les deux premières prolongent des aspects qui ont déjà été mis en relief dans le chapitre précédent : « promouvoir l’équité » et « accroître la participation et la représentation ». Il s’agit en fait de tout faire pour prolonger et accentuer le cercle vertueux entre les politiques sociales et la la croissance, ou, dit un peu autrement, entre le développement humain et la prospérité économique. Le PNUD réaffirme en somme – à juste titre – ses principes fondamentaux. La troisième priorité prend en compte la question relativement nouvelle dans la problématique du développement mais absolument cruciale et incontournable aujourd’hui, celle de l’environnement. Il faut, dit le Rapport, « affronter les pressions exercées sur l’environnement ». On confine à l’aporie ici, car il faut bien reconnaître qu’à quelques exceptions près, la croissance du niveau de vie (mesuré par l’Indice de Développement Humain, IDH) va de pair avec une augmentation de l’empreinte écologique[13]. Les classes moyennes des pays émergents ont tendance à rejoindre les habitudes de consommation des pays développés. Le PNUD renvoie ici à son Rapport de 2011, Durabilité et équité : un meilleur avenir pour tous[14]. Il montre bien comment un changement de cap est absolument urgent et comment les menaces environnementales de toutes sortes, si elles touchent tout le monde, atteignent particulièrement les communautés pauvres. Si on ne parvient pas à inverser l’évolution et à changer radicalement les manières de vivre, on va vers un recul du développement et une augmentation massive de la pauvreté : selon un « scénario de catastrophe environnementale », quelque 2,7 milliards de personnes supplémentaires vivraient dans une pauvreté extrême à l’horizon de 2050 (p.102). L’extrême gravité et l’urgence du problème exigent absolument la définition et la mise en œuvre d’une politique appropriée.
Il en va de même pour la quatrième priorité : gérer le changement démographique. La question est complexe. Les pays les moins développés sont ceux qui connaitront une croissance démographique la plus forte. Le Rapport montre bien comment les facteurs qui influencent l’évolution des populations ont des effets divers et divergents selon l’étape où l’on se trouve. Entre en jeu ici le calcul du « taux de dépendance », c’est-à-dire le taux de personnes jeunes et âgées par rapport à la population en âge de travailler (entre 15 et 64 ans). Le contrôle des naissances permet de diminuer le taux de dépendance mais l’allongement de l’espérance de vie l’augmente. Sur la période 1970-2010, le taux de dépendance a fortement diminué dans la plupart des régions, mais en particulier dans les grands pays émergents. Par contre, il va augmenter dans ces mêmes pays sur la période 2010-2050. Comme le changement environnemental, le changement démographique requiert une gestion proprement politique. Et, pour l’un comme pour l’autre, note le Rapport, « les pays doivent agir sur de courtes fenêtres de perspectives afin d’éviter des coûts élevés en termes de développement humain perdu » (p.111).
Pourtant, si les gouvernements nationaux restent les premiers responsables du développement de leurs pays respectifs, ils ne peuvent agir seuls. Le développement humain durable appelle impérativement une coopération harmonieuse et efficace entre tous les pays d’une même Région du monde, tous les pays du Sud, finalement tous les pays du monde. C’est ce que développe le 5e chapitre du Rapport : « Gouvernance et partenariat pour une ère nouvelle »[15]. Il introduit la notion de « biens publics mondiaux », ou, plus précisément de « biens publics désirables au niveau mondial », tels que l’air pur, la stabilité du changement climatique et la sauvegarde du patrimoine commun, mais aussi le développement de toutes les personnes et de toutes les sociétés. La continuité à long terme de l’essor du Sud et la gestion raisonnable des divers problèmes abordés précédemment – commerce mondial, migrations, changement climatique, développement – ne pourront être assurées sans une refonte et un resserrement de la collaboration mondiale. Cela concerne en premier lieu les institutions internationales. Elles ont pour la plupart été conçues selon l’ordre mondial qui prévalait à l’issue de la Seconde Guerre et le Sud y est encore largement sous-représenté. Des progrès ont été accomplis ces dernières années[16] mais ils restent insuffisants. Il est donc urgent de donner aux pays du Sud une représentation qui corresponde mieux à leur importance réelle dans l’équilibre mondial. Mais la bonne gouvernance internationale ne requiert pas seulement ce rééquilibrage des représentations dans les institutions globales mais aussi une architecture plus complexe où interviendraient des institutions et des coopérations à divers niveaux – bilatéral, régional, continental, Sud-Sud – dans le respect de règles communes. Le Rapport parle à ce sujet d’un « pluralisme cohérent » dont le but est de « veiller à ce que les institutions travaillent en coordination à tous les niveaux pour mettre à disposition des biens publics mondiaux » (p.122). Bien que le terme n’apparaisse nulle part dans ce Rapport, on ne peut manquer de penser ici au principe de subsidiarité tel qu’il est développé notamment dans l’encyclique sociale de Benoît XVI, « Caritas in veritate »[17].
Au-delà des institutions et de la collaboration entre États, le Rapport souligne aussi l’importance de la société civile. Des associations volontaires en tout genre – ONG, mouvement sociaux, groupes de revendication, syndicats – sont devenus « des vecteurs du changement social dans de nombreux pays émergents du Sud » (p.119). Favorisés par le développement de l’Internet, des réseaux sociaux transnationaux se sont développés, « jetant les bases d’une nouvelle société civile mondiale ». C’est aussi à l’égard de cette société civile que les États et les Institutions internationales sont responsables. En fin de compte, le PNUD en appelle à la « souveraineté responsable », tant des États et de leurs gouvernants que de la société civile et des personnes qui la constituent. « La souveraineté responsable, est-il affirmé, prend en considération les intérêts du monde en tant que tel sur le long terme lors de l’élaboration des politiques nationales » (p. 129).
En manière de conclusion…
De toutes ces données et ces réflexions, que pouvons-nous conclure ? L’essor du Sud est un fait. Le développement des grands pays émergents et, dans leur foulée, de plusieurs autres, a changé le paysage économique de la planète et entraîné un progrès réel du développement humain. Le sous-titre donné au Rapport : « le progrès humain dans un monde diversifié » est objectif et largement justifié. Autorise-t-il pour autant celui que nous avons choisi de donner à cette analyse (en le flanquant prudemment d’un point d’interrogation) ?
L’intérêt du rapport est que, fidèle à la perspective du PNUD, il aborde l’émergence, l’essor économique du Sud du point de vue du développement humain. Il montre bien comment cette émergence n’est pas le pur effet d’un marché mondialisé mais le fruit de politiques pragmatiques menées par des États actifs avec une large participation des forces vives de leurs populations. À l’appui d’assez nombreux exemples, le Rapport établit en somme qu’un cercle vertueux entre la prospérité économique et le développement humain a été réalisé, qu’il est donc possible. Moyennant sans doute bien des nuances, on pourrait dire que le Sud a vécu dans les dernières décennies ce que le Nord développé a connu pendant les trente années dites glorieuses qui ont suivi la Seconde Guerre Mondiale.
Mais le Rapport est sans illusions. Il ne cache pas les zones obscures qui demeurent dans cette évolution positive : les vastes poches de pauvreté qui subsistent et même les inégalités qui se creusent dans les pays les plus en pointe, le retard de beaucoup d’autres, en particulier en Afrique… Il met fortement en lumière les problèmes que pose le développement dans un monde aux ressources limitées et l’absolue nécessité de prendre mieux en compte sa sauvegarde. Il montre bien aussi comment la crise du Nord freine déjà et menace l’essor du Sud. Dans ses deux derniers chapitres, il se fait résolument directif, définit des priorités politiques, réclame un certain nombre de réformes à divers niveaux pour avancer vers une juste gouvernance mondiale et fait appel à la responsabilité de tous les citoyens du monde. Nous ne pouvons que faire nôtres ces conclusions. L’avenir du monde, notre avenir ne peut être abandonné au libre jeu des intérêts et des pouvoirs, qui ne peut conduire qu’à la ruine ; il doit être assumé, de façon responsable, par les autorités politiques du monde, par la société civile mondiale, par chacun de nous… C’est de nous tous qu’il dépend que le monde devienne moins inégalitaire et, finalement, qu’il survive.
Notes :
-
[1] L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié. Rapport sur le développement humain 2013. Programme des Nations Unies pour le Développement, (PNUD), New York, 2013. Disponible sur
[2] Lever les barrières. Mobilité et développement humain. Rapport sur le développement humain 2009. Voir Jean Marie FAUX, Lever les barrières. Mobilité et développement humain, analyse du Centre Avec, septembre 2010. Disponible sur www.centreavec.be.
[3] Les données reprises dans cette section sont présentées principalement dans le chapitre 2 du Rapport : « Un Sud plus mondialisé », pp.45-64.
[4] Ces huit pays sont l’Argentine, le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Mexique, l’Afrique du Sud et la Turquie.
[5] Selon le Rapport, « la classe moyenne comprend des personnes qui gagnent ou dépensent entre 10 et 100 dollars par personne et par jour ». Voit figure 4, p.16.,
[6] Voir pp.61-62 et figure 2.6. (p.61).
[7] Nous résumons ici le 3e chapitre : « Les moteurs de transformation du développement », pp.67-91.
[8] Rappelons qu’on entend sous ce nom l’ensemble des mesures d’inspiration ultralibérale préconisées à partir de 1980 par les organisations internationales (le Fonds monétaire international et la Banque mondiale) pour gérer le problème de la dette des pays en voie de développement.
[9] Voir encadré 3.2 ; « Qu’est-ce qu’un État développemental ? Doit-il être autoritaire ? », p.71.
[10] On comprendra mieux notre réserve si nous relevons que, parmi les exemples d’utilisation judicieuse de « produits de niche », le Rapport cite la manière dont les entrepreneurs du Bangladesh ont su se situer dans le commerce international de l’habillement. Une actualité tragique vient de montrer de quel prix humain ce succès est payé…Nous faisons allusion à l’effondrement, le 24 avril 2013, dans la banlieue de Dacca, d’un immeuble de huit étages abritant des ateliers textiles. La catastrophe, qui a fait plus de 1.000 morts, a révélé les conditions inhumaines auxquelles sont réduits ces travailleurs.
[11] Joseph E. STIGLITZ, Le triomphe de la cupidité. Les liens qui libèrent, 2010.
[12] Ce qui suit résume l’apport du chapitre 4 : « Le maintien de la dynamique », pp. 93-111.
[13] Voir figure 1.7., p.38.
[14] Durabilité et équité. Rapport sur le développement humain 2011. PNUD, New-York. Disponible sur http://hdr.undp.org/en/media/HDR_2011_FR_Complete.pdf
[15] Pp.116-133.
[16] Il s’agit surtout du G20, réuni pour la première fois comme tel en 1999. Il résulte de l’élargissement progressif de la concertation entre les pays économiquement les plus développés qui ne rassemblait au départ, en 1974 que les USA, la Grande-Bretagne, la France, le Japon et l’Allemagne de l’Ouest (G 5). Voir note 4 : la liste des pays émergents qui ont rejoint le groupe.
[17] « Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la ‘gouvernance’ mondiale doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux ». BENOÎT XVI, L’amour dans la vérité (Caritas in Veritate), Éd. Fidélité, 2009, 57.