Le 04 août 2014

L’Europe et le Migrant.

Partie I : L’histoire invisible

Il existe beaucoup d’idées reçues qui circulent sur l’immigration : nous risquons une invasion massive, l’immigration coute cher, les immigrants nous prennent notre travail… Ces idées largement infondées, prennent de plus en plus d’ampleur renforçant l’hostilité vis-à-vis des migrants. Mais elles occultent aussi une réalité silencieuse, dont on n’entend jamais parler, celles des épreuves du parcours migratoire. C’est sur ces réalités que cet article met la lumière. 
 

« On a enduré beaucoup de souffrances ici.

On prie Dieu pour que nos souffrances se limitent à celles connues au Maroc.

Que Dieu fasse que nous entrions en Espagne dans de bonnes conditions.

Que personne ne vienne nous décourager.

Si tu as eu le courage et que tu réussis à entrer sachant toute la souffrance que tu as endurée tu pourras aider tes parents.

Jusqu’à présent ce que je dis à tous les clandestins c’est de mettre la main sur le cœur et de pardonner.

Migrant dans les montagnes près de Melilla[1]

L’Union européenne et ses Etats membres ont longtemps entretenu l’image de l’Europe comme d’une terre d’asile et de droits de l’homme. Et ce fut effectivement le cas durant toute une époque. Ainsi, de nombreux Chiliens, qui ont fui le régime de Pinochet dans les années septante, témoignent de l’accueil chaleureux qui leur a été réservé à leur arrivée en Belgique. Pour reprendre en substance les propos de l’un d’entre eux, ils ont été accueillis comme des êtres humains, dans la dignité, ce qui leur a permis de se reconstruire comme êtres humains, loin d’un régime dictatorial qui a tenté de les briser. Dans ce traitement, il y avait un peu quelque chose de l’idée du héros : une personne qui, face à la dictature, défendait, au péril de sa vie, des valeurs de liberté, de justice, de démocratie et que l’Europe, prônant ces mêmes valeurs, se devait de protéger en cas de besoin. Rappelons-nous également le discours de Jacques Chirac le 16 juillet 1995, lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, qui parlait de la France comme d’une terre d’accueil et d’asile. Cette conception de l’Europe comme terre d’asile et les modalités d’accueil qui en découlent paraissent tellement différentes de celles qui ont cours aujourd’hui, seulement quelques petites décennies plus tard, qu’on douterait presque que cela ait pu exister.

Si l’Union européenne se targue encore aujourd’hui de promouvoir les droits de l’homme de par le monde, elle peut aujourd’hui difficilement se prévaloir d’être une terre d’asile et le blocage de ses frontières entraine des violations des droits humains. Les migrants sont le plus souvent envisagés comme une menace, un risque – au mieux d’invasion, au pire de terrorisme – qu’il faut gérer. Un dispositif militaire est alors développé et les migrants sont traités comme des criminels[2]. Le discours dominant est que nous risquons une immigration massive qui menace de nous envahir et d’imposer des valeurs exogènes à nos sociétés, que l’immigration coute cher, que les immigrants nous prennent notre travail… Si ces idées sont largement infondées[3], elles influent néanmoins les représentations de la population qui perçoit de plus en plus l’immigration d’un œil défavorable. Cela a pour conséquence que les migrants et les personnes issues de l’immigration subissent de plus en plus l’hostilité et les discriminations de la part de la société d’accueil.

Si ces discours qui exacerbent la peur des migrants, fondés sur des a priori plus que discutables, sont criés haut et fort, il existe une réalité invisible et silencieuse : celle du parcours du migrant entre le pays d’origine et l’Europe, puis à l’intérieur de celle-ci. C’est ce parcours que nous voudrions maintenant mettre en lumière. Il y a bien entendu autant de parcours migratoires et de raisons de migrer qu’il y a de migrants, il y a cependant des situations que vivent des dizaines de milliers d’entre eux qui doivent être connues.

Vers l’Europe…
 

L’Europe est dans l’imaginaire de nombreuses populations du Sud un lieu de prospérité, où elles pourront être protégées des menaces qui pèsent sur elles, de la guerre, ou  simplement un lieu où elles pourront jouir d’une vie meilleure et en faire profiter leur famille restée au pays. On peut imaginer l’ampleur de l’espoir que représente l’Europe pour ces personnes prêtes à tout quitter, à laisser derrière elles leur conjoint et leurs enfants, leur amis…, à se déraciner pour entreprendre le voyage incertain vers l’Europe. Un voyage dangereux où les migrants se retrouvent en situation de vulnérabilité. En effet, il implique parfois des traversées de déserts avec tous les risques de se perdre, de rencontrer une avarie technique, d’être abandonné par les transporteurs, de tomber dans un guet-apens… Quant aux traversées de la mer, nombreux sont les cas de dérive, de déshydratation, d’inanition et de noyade. Par ailleurs, les témoignages sont multiples relatant des violences et des extorsions de la part des passeurs.

A Melilla, enclave espagnole en territoire marocain, porte d’entrée vers l’Europe qui dispenserait de prendre la mer, David Fedele a interrogé, pour son documentaire[4], des migrants réfugiés dans les collines autour de la ville, qui attendent de passer la frontière. Ces migrants racontent la brutalité policière dont ils sont victimes : ils sont battus par la police, parfois à mort. Il arrive également régulièrement que la police brule leur campement et vole leurs affaires. Une fois la frontière passée, ces migrants ne sont pas sauvés pour autant. En effet, Melilla comme Ceuta, autre ville espagnole en territoire marocain, sont des espaces de flou juridique : bien que les migrants soient en territoire espagnol, ils ne peuvent pour autant se rendre sur le continent, le transfert pour la péninsule étant interdit. Ceux qui sont en situation irrégulière ne peuvent même pas s’inscrire à la mairie, ce qui leur permettrait de demander un permis de séjour et de travail et donc de régulariser leur situation. Ces migrants vivent des mois, voire des années, dans l’incertitude, dans l’attente de la réponse à leur demande d’asile s’ils ont pu la formuler, en des lieux où ils − et surtout elles − sont particulièrement vulnérables, sans revenu, souvent exploités et victimes de toutes les discriminations.

En Europe…
 

Une fois franchies les portes de l’Europe, le calvaire ne s’arrête pas pour autant. A ce titre, le documentaire de Bryan Carter[5] met en lumière les conditions inhumaines dans lesquelles sont détenus les migrants dans les centres fermés grecs surpeuplés, dans des conditions d’hygiène insuffisantes, avec des sanitaires largement insuffisants pour le nombre de personnes, sans eau potable et dans une très grande promiscuité. Le fait que la Belgique ait été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir soumis un demandeur d’asile afghan à des traitements inhumains et dégradants, en le transférant en Grèce dans le cadre du Règlement Dublin, nous semble en dire long sur les conditions des migrants en Grèce. Le règlement de Dublin stipule que les demandeurs d’asile doivent déposer leur requête dans le premier pays européen où ils posent le pied, les pays membres peuvent donc renvoyer les migrants dans ce premier pays d’entrée afin qu’il y dépose sa demande, à moins que le migrant ne puisse prouver qu’il a souffert dans le pays où on l’envoie. Aujourd’hui les renvois vers la Grèce ont été suspendus.

Le documentaire met également en lumière que ceux qui parviennent jusqu’en Grèce sont victimes d’un racisme particulièrement brutal. Cela est également vrai en Hongrie, en Roumanie ou en Pologne[6]. Par ailleurs, arrivés en Europe, de nombreux migrants sont arrêtés et mis en détention dans des centres fermés de façon arbitraire. Il n’existe en effet aucune raison claire qui justifie que certains soient mis en détention et d’autres pas.

D’autre part, les procédures de demande d’asile sont bureaucratisées au point de devenir déshumanisantes. Les demandeurs d’asile sont traités comme des numéros, mais aussi souvent comme des menteurs. Ainsi, en Belgique, des personnes qui les accompagnent dans leurs procédures témoignent du fait que, lors des entretiens, les examinateurs abordent les demandeurs d’asile comme des migrants économiques déguisés, des profiteurs qui viendraient abuser du système belge. Ils cherchent, parfois pendant des heures, à débusquer, à force d’interrogatoires, les mensonges, à trouver la moindre contradiction dans les propos du migrant. Certains n’hésitent pas à utiliser l’agressivité pour les faire craquer. Cette façon de procéder est particulièrement humiliante pour le demandeur d’asile et peut également être angoissante dans la mesure où celui-ci peut effectivement occulter une partie de la vérité, non par rouerie mais par crainte pour sa vie ou pour celle de ceux qui sont restés au pays et sont toujours en danger. Cette position de l’examinateur s’explique par une volonté politique dominante de chercher à diminuer les chiffres de l’immigration et donc de réduire au minimum les statuts de réfugié. Il semble qu’une pression sur les examinateurs soit exercée en ce sens. Aujourd’hui, seules 20% des demandes d’asile reçoivent une réponse positive, les 80% qui restent doivent retourner chez eux de gré ou de force. Certains d’entre eux reprendront cependant le voyage, tentant à nouveau de venir se mettre à l’abri et de trouver une vie meilleure en Europe.

En outre, une enquête européenne auprès des migrants concernés par la procédure de Dublin, stipulée par le règlement du même nom, a montré que ceux-ci sont peu au courant de cette procédure ainsi que de leur droit de recours[7]. Ce manque d’information, encore plus criant dans les centres de détention, est particulièrement insécurisant et ne permet pas aux migrants de faire valoir leurs droits. Par ailleurs, cette procédure ne permet pas aux migrants de choisir de déposer leur demande d’asile dans le pays où ils se sentent le plus en sécurité, où ils pourront le mieux assurer leur subsistance parce qu’ils y auraient de la famille ou parce qu’ils maitriseraient la langue du pays.

Ces conditions mettent les migrants dans des conditions d’extrême vulnérabilité, d’incertitude, d’insécurité, de peur, de colère qui peuvent conduire à des troubles psychologiques. Tout cela se passe à l’abri du regard de l’opinion publique. Prendre conscience de ces réalités ne peut que nous inviter, nous, citoyens et autorités politiques, à rompre avec les préjugés, source d’hostilité, et de discrimination envers les migrants et à adopter une attitude résolument humaine et solidaire et à leur réserver un accueil chaleureux afin qu’ils puissent après toutes les épreuves et les souffrances traversées se reconstruire dans la dignité humaine.

Sources :
 

  • Rapport de Migreurop 2009, 2010, Aux frontières de l’UE, contrôle, enfermement, expulsions. Paris, octobre 2010. www.migreurop.org
  • Rapport de Migreurop 2010-2011, Aux bords de l’Europe, externalisation des contrôles migratoires, Paris, octobre 2011. www.migreurop.org
  • Salazar Medina Nathalie, La protection interrompue. L’impact du Règlement Dublin sur la protection des demandeurs d’asile. JRS-Belgium, juillet 2013.  http://www.jrsbelgium.org/images/stories/docs/french/diasp%20belgian%20report_fr_ok.pdf
  • David Fedele, The land Between, documentaire 2014, www.thelandbetweenfilm.com.
  • Carter Bryan, Le piège de Dublin, la face cachée de la crise grecque, documentaire. http://vimeo.com/38192532
  • l’étude du  JRS-Belgium, De la détention à la vulnérabilité  (Rapport sur les résultats pour la Belgique d’une étude européenne sur la vulnérabilité des demandeurs d’asile dans les centres fermés), 2011, 68 p., ainsi que celle du JRS-Europe, Becoming Vulnerable in Detention (Civil Society Report on the Detention of Vulnerable Asylum Seekers and Irregular Migrants in the European Union), 2010, 415 p.

Notes :

  • [1] Propos recueillis par David Fedele in The Land Between, documentaire 2014, www.thelandbetweenfilm.com.

    [2] Sur le blocage des frontières et le développement d’un dispositif militaire et la criminalisation des migrants, voir la deuxième partie de cette réflexion sur L’Europe et le Migrant.

    [3] La déconstruction de ces idées reçues a été développée dans On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, Claire Brouwez, Centre Avec, décembre 2013,  http://www.centreavec.be/site/on-ne-peut-pas-accueillir-toute-la-misere-du-monde.

    [4] Fedele David, The land Between,  documentaire 2014, www.thelandbetweenfilm.com.

    [5] Bryan C., Le piège de Dublin, la face cachée de la crise  grecque, documentaire. http://vimeo.com/38192532

    [6] Le racisme particulièrement exacerbé dans ces pays peut être expliqué (mais pas justifié !) par le fait que ce sont les portes les plus importantes de l’Europe, le phénomène migratoire y est donc particulièrement perceptible. Par ailleurs, les situations de crise que connaissent ces pays aujourd’hui amènent la population à voir les migrants comme des concurrents sur le marché du travail.  Ce lien entre crise et racisme a été développé dans Montée de l’extrême droite en Europe, un urgent devoir de mémoire, Claire Wiliquet, Centre Avec, septembre 2013. http://www.centreavec.be/site/montee-de-l-extreme-droite-en-europe-un-urgent-devoir-de-memoire

    [7] Salazar Medina N., « La protection interrompue. L’impact du Règlement Dublin sur la protection des demandeurs d’asile »,  JRS-Belgium, juillet 2013. Ce document publie, dans une première partie, le résumé général du rapport européen (pp. 1-18) ; dans une deuxième, le Rapport national belge (pp. 18-43). Il se base sur une enquête menée en 2012 auprès de 257 demandeurs d’asile répartis dans 9 pays européens (40 en Belgique).

    http://www.jrsbelgium.org/images/stories/docs/french/diasp%20belgian%20report_fr_ok.pdf