Le 13 septembre 2010

Lever les barrières

Mobilité et développement humains

Depuis 1990, le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) publie chaque année un Rapport mondial. Outre les statistiques régulières concernant l’IDH (Indice de Développement Humain), chaque Rapport est consacré à une question particulière. Le dernier paru (2009) est consacré aux migrations dans le monde. Son titre : Lever les barrières. Mobilité et développement humains[1], manifeste bien le propos. Fondé sur une documentation immense – y compris nombre d’études et d’enquêtes qui ont expressément été menées en vue de sa réalisation – il fournit sur la réalité actuelle des migrations une vue d’ensemble incomparable. Dans une première partie de notre analyse, nous voudrions faire écho à cette description des faits en mettant en relief un certain nombre de points où elle renverse ou du moins corrige des idées reçues. Nous dégagerons ensuite la conception que les auteurs du Rapport se font de la mobilité humaine comme exigence du développement. Nous esquisserons les grandes lignes du programme politique qu’ils proposent pour améliorer la situation – singulièrement pour que la migration puisse devenir davantage un libre choix. Enfin nous prolongerons quelque peu cette réflexion en nous situant plus explicitement sur le plan de la rencontre des cultures, résultat inévitable des migrations.

Les migrations dans le monde : un état des lieux

Les flux migratoires

Quand on parle de flux migratoires, on pense spontanément à des parcours qui vont du Sud vers le Nord – naguère du Sud de l’Europe, aujourd’hui d’Afrique du Nord et, de plus en plus, d’Afrique sub-saharienne – vers les pays industrialisés de l’Europe du Nord et de l’Ouest, d’Amérique du Sud et Centrale vers les Etats-Unis, ou vers quelques autres pôles d’attraction comme les pays du Golfe, le Japon ou l’Australie. En bref, des pays en voie de développement vers les pays développés. La réalité est plus complexe.

Tout d’abord, le nombre des migrants internationaux, que le Rapport évalue à 214 millions, est bien inférieur à celui des migrants internes, qui serait de 740 millions. Ces migrations internes concernent au premier chef la Chine et l’Inde, pays-continents dont les différentes régions ont des degrés de développement très inégaux. À l’inverse, les pays qui ont les taux d’émigration les plus élevés sont de tout petits pays, situés dans la zone d’attraction de centres développés : ce taux atteint 40 % à Antigua-et-Barbuda, la Grenade et Saint-Kitts-et-Nevis. Cette première correction laisse entendre que la question de la mobilité humaine ne se réduit pas à des problèmes de franchissement des frontières.

Une deuxième constatation est que, contrairement aux idées reçues, la majorité des migrants ne passent pas d’un pays en développement dans un pays développé. 37 % seulement des migrants seraient dans ce cas. 60 % se déplacent entre des pays en développement ou entre pays développés (les 3 % restants recouvrant ceux qui quittent un pays développé pour un pays en développement). Cette constatation n’invalide pas la règle générale, selon laquelle les personnes émigrent pour améliorer leur situation. Elle met seulement en relief le coût élevé de la migration – entendant pas là non seulement le prix du transport mais aussi « les restrictions que les politiques imposent au franchissement des frontières internationales, que seuls peuvent surmonter ceux qui en ont les moyens, ceux dont les compétences sont recherchées dans le nouveau pays d’accueil, ou ceux qui sont prêts à courir des risques très élevés » (p.24).

Nous sommes ainsi conduits à une troisième constatation : ce ne sont pas les plus pauvres qui émigrent. Pour concevoir et entreprendre un projet migratoire, il faut avoir atteint un certain niveau de richesse et d’instruction. Ainsi, note le Rapport, « en dépit de l’attention marquée dont fait l’objet l’émigration de l’Afrique vers l’Europe, 3 % seulement des Africains vivent dans un pays autre que celui de leur naissance, et ils sont moins de 1 % à vivre en Europe » (p.27). Ce constat met à mal le raisonnement simpliste de personnes peut-être bien intentionnées qui prônent l’aide au développement comme « le » moyen d’enrayer  l’immigration. Dans un premier temps en tout cas – et qui risque de durer – le développement encourage plutôt l’émigration en la rendant imaginable et possible. On ne peut opposer l’aide internationale au développement et l’immigration comme des alternatives : la perspective du Rapport est de les voir concourir au même but ultime, la construction d’un monde moins inégal.

Ces corrections n’empêchent pas le fait universel que les migrations ont pour mobile  l’amélioration des conditions de vie ou, selon les termes du Rapport, « la recherche de meilleures opportunités » (p.30) et qu’elles vont de pays ou de régions où ces opportunités n’existent pas ou guère vers des régions où elles existent davantage, du moins où on espère les trouver. Le Rapport signale d’ailleurs que, si les déplacements de pays en développement vers des pays développés restent minoritaires, leur proportion ne cesse de croître.   

Les migrants
 

Ces migrants, qui sont-ils ? Trop multiples et trop divers pour que nous entreprenions une description, ou même que nous résumions ici les nombreux renseignements que nous livre le Rapport, au fil de nombreux encadrés, cartes, tableaux et figures. Nous retiendrons seulement trois constats concernant respectivement le genre, les statuts et les qualifications des migrants.

Le genre d’abord. Environ la moitié (48 %) des migrants internationaux sont des femmes. Cette proportion est assez stable depuis 50 ans (47 % en 1960 déjà). Ce qui, semble-t-il, a changé davantage, c’est leur rôle dans la décision de migrer et dans sa mise en œuvre. Dans la vision traditionnelle, la femme suit son conjoint ou le rejoint dans le cadre du regroupement familial. De plus en plus souvent aujourd’hui, des femmes partent d’abord seules, parce qu’elles parviennent plus rapidement à trouver un emploi et leur conjoint les rejoint ensuite avec les enfants.

Les statuts ensuite. Le Rapport souligne la fluidité entre les diverses catégories de migrants. Il y a certes les migrants temporaires ou saisonniers et ceux qui s’installent, il y a les migrants légaux et les illégaux, les migrants qui ont un contrat de travail ou une inscription d’étudiant, les demandeurs d’asile ou de protection temporaire. Mais, dit le Rapport, « il est important de ne pas surestimer les distinctions entre catégories de migrants, dans la mesure où ces derniers passent souvent d’une catégorie à une autre ». Et il donne des exemples : « Les visiteurs ou travailleurs temporaires deviennent des migrants ou passent dans l’illégalité, les migrants clandestins obtiennent l’autorisation de rester ou ceux qui ont un droit permanent décident de partir » (p.29). La distinction entre migration légale et illégale est moins nette qu’on ne le croit ; par exemple il est courant d’entrer légalement dans un pays et d’y travailler sans autorisation.

Les qualifications enfin. Nous n’abordons pas ici le problème spécifique posé par ce qu’on appelle le « brain drain », la « fuite des cerveaux », c’est-à-dire la migration des personnes les plus qualifiées qui appauvrit le pays d’origine. Nous y reviendrons plus loin. Notons seulement ici une remarque qui concerne l’ensemble des migrants : c’est ce que le rapport appelle « la surreprésentation de personnes qualifiées en âge de travailler parmi les populations migrantes » (p.29). Cette surreprésentation n’existe pas seulement par rapport aux habitants du pays d’origine mais aussi par rapport à ceux du pays de destination. Globalement, à éducation équivalente, les migrants sont plus productifs et gagnent davantage que les non-migrants, qu’il s’agisse de leurs compatriotes du pays d’origine ou des ressortissants du pays de destination.

Gains et pertes
 

La dernière remarque suggère déjà que la migration est une opération positive. C’est bien la conclusion qui se dégage en fin de compte de Rapport mais elle doit être détaillée, fondée et nuancée. Nous verrons d’abord ce qu’il en est pour les migrants eux-mêmes, ensuite pour le pays d’origine, enfin pour le pays de destination.

En ce qui concerne les migrants eux-mêmes, on peut dire, très généralement, que la migration est un gain ou du moins est envisagée et considérée comme tel: sinon on ne partirait pas. Comme nous l’avons noté plus haut, les migrants espèrent et recherchent « de meilleures opportunités ». Mais, notons-le de nouveau, la réalité est extrêmement complexe et si l’on peut distinguer plusieurs catégories, les frontières entre celles-ci sont mouvantes. On ferait une première grande distinction entre les migrants forcés et les migrants volontaires.

Les migrants forcés sont, au premier chef, les réfugiés dont la Convention de Genève a donné une définition assez précise que les instances des différents États chargées de les reconnaître interprètent plus ou moins strictement. Au-delà ou autour des réfugiés proprement dits (qui sont « menacés personnellement dans leur vie ou leur liberté »), la Communauté internationale reconnaît aussi un statut de « protection subsidiaire » pour les personnes forcées de fuir leur pays pour raisons générales de guerre ou de désordres majeurs[2]. Le droit international s’arrête ici. Mais la réalité de la migration forcée s’étend bien au-delà. Que dire des personnes qui, dans leur pays, subissent la faim, la grande misère, la discrimination sociale ou encore, comme cela risque d’être de plus en plus fréquent, les catastrophes naturelles ou la lente détérioration du milieu de vie ? Réfugiés économiques ou environnementaux [3]?  Il y aurait migration forcée lorsque les motifs qui poussent à partir sont impératifs ou au moins tout à fait déterminants. Cette migration forcée est évidemment un gain, puisqu’au moins on sauve sa vie ou sa liberté et celles de ses proches mais les situations qui la rendent inévitable sont de graves désordres, contre lesquels la communauté internationale doit se mobiliser le plus efficacement possible – ce qu’elle essaie d’ailleurs de faire, tant bien que mal (c’est la mission de l’ONU, du Haut Commissariat aux Réfugiés et de tant d’instances internationales).

La migration peut être dite volontaire lorsqu’elle fait l’objet d’un choix relativement libre, dans lequel les motifs qui poussent à partir (motifs push, disent les sociologues) et ceux qui attirent ailleurs (motifs pull) s’équilibrent. Il y a ici, en quelque sorte, une application de la loi de l’offre et de la demande. Si le migrant apporte une compétence, un projet, ou simplement des forces dont le pays de destination a besoin ou peut faire usage, il est gagnant. Le cas le plus clair est évidemment celui des Accords bilatéraux conclus dans les années de l’après-guerre entre États pour importer de la main d’œuvre. Ce sont aujourd’hui les projets qui tournent autour du concept d‘immigration « choisie »[4]. Mais au-delà même de ces situations bien déterminées, les pays de destination offrent en général aux migrants des niches d’insertion et d’emploi où ils peuvent développer tant bien que mal un projet. L’insertion, même difficile, dans une société d’un niveau de développement supérieur entraîne des gains en termes de revenus, de santé, de considération, de possibilités d’éducation pour les enfants, voire de sécurité et de liberté. Et ce gain est d’autant plus grand qu’est grand l’écart entre le pays d’origine et le pays de destination.

Toutefois, la contrepartie est lourde. Dans les meilleurs des cas, la migration est toujours ou presque toujours une souffrance : souffrance du déracinement, de la perte des repères, de l’adaptation à un nouveau cadre de vie, à d’autres coutumes et lois, de la difficulté à se faire reconnaître. Et surtout il y a la forte proportion des projets qui échouent, qui tombent à l’eau (trop souvent hélas dans le sens le plus littéral)[5]. La dérégulation qui caractérise les migrations d’aujourd’hui, le violent contraste entre la circulation mondiale de l’information et la relative facilité des transports d’une part et les multiples obstacles administratifs et sociétaires qui entravent la circulation des personnes d’autre part ont pour effet que de nombreux projets migratoires très volontaires, très délibérés sont totalement irréalistes et conduisent à d’immenses déceptions, sinon à des drames. Des migrations volontaires qui aboutissent – entendant par là qui conduisent à une installation relativement stable dans un pays de destination – même si elles comportent toujours une part de souffrance et souvent de déception, on peut dire qu’elles sont des gains. Mais une part importante des migrations n’aboutissent jamais.

Passons maintenant à l’impact des migrations sur les pays d’origine. L’aspect le plus évident en est les transferts de fonds vers les familles et les proches. Le Rapport n’hésite pas à affirmer : « Les transferts de fonds sont essentiels pour améliorer la vie de millions de gens dans les pays en développement » (p.80). Le montant annuel des transferts de fonds vers des pays en voie de développement dépasse nettement celui des investissements directs et est plus du triple de celui de l’aide publique au développement. Peut-on dire, dès lors, que la migration est, pour les pays d’origine, un facteur de développement ? La réponse est évidemment nuancée – et il y a sur ce point divergence entre les experts. Certains estiment que l’argent transféré étant d’abord utilisé pour apporter plus de bien être à leurs destinataires et donc pour des dépenses de consommation, ces transferts n’ont pas d’effet réel sur le développement[6]. D’autant moins peut-être que ces fonds ne vont pas aux plus pauvres, puisque, comme nous l’avons vu, ce ne sont pas ceux-ci qui émigrent. Mais le Rapport rejette cette critique, soulignant les multiples effets d’une consommation améliorée. Pour les bénéficiaires immédiats, « l’amélioration de la nutrition et d’autres postes de consommation augmente considérablement le capital humain et donc les futurs revenus » (p.83). Les familles dont l’un des membres émigré envoie de l’argent ont aussi plus de chances d’envoyer leurs enfants à l’école (exemples concrets au Guatemala, au Mexique, au Pakistan…). Et toutes les dépenses qu’un accroissement des ressources permet peuvent avoir un effet multiplicateur sur l’économie locale.

Ici se pose le problème, déjà évoqué plus haut, de l’émigration des personnes hautement qualifiées. Sur ce point aussi, sans d’ailleurs s’y arrêter beaucoup, le Rapport relativise les critiques qui dénoncent la fuite des cerveaux. La balance des gains et des pertes dans ce cas doit être soigneusement mesurée. Des personnes hautement qualifiées sont souvent sous-utilisées dans leur pays d’origine, faute des infrastructures nécessaires. Leur insertion professionnelle et sociale dans un pays développé peut être plus utile pour leur pays d’origine – provisoirement du moins – non seulement par les fonds qu’ils renvoient mais par les relations ou l’influence qu’ils exercent. On perçoit encore ici la tendance du Rapport à éviter les positions fracassantes et à aborder la migration sous un angle positif : mais ce qui pourrait apparaître parfois, dans les chapitres descriptifs, comme exagérément optimiste, est compensé et justifié par la clarté de la position de principe adoptée sur la mobilité humaine et par la justesse de mesures proposées dans le dernier chapitre.

Achevons l’état des lieux en disant quelques mots de l’impact des migrations sur les pays de destination. Il faut ici distinguer entre l’impact réel et l’idée que s’en font souvent de larges portions de l’opinion publique. Concurrence sur le marché de l’emploi, abus de la sécurité sociale, insécurité, danger pour la cohésion sociale : sur tous ces points, les enquêtes objectives (et le PNUD lui-même en a commandité plusieurs en préparation de ce Rapport) démentent les raccourcis de la « perception populaire ». Qu’il s’agisse des salaires ou de l’emploi, l’impact de l’immigration peut être positif ou négatif mais, que ce soit à court ou à long terme, il est relativement faible[7]. Ne parlons même pas ici des migrants hautement qualifiés autour desquels les pays se font explicitement concurrence. Les migrants peu qualifiés jouent généralement un rôle de complément par rapport à la force de travail locale, occupant les emplois dont les locaux ne veulent plus. Cette substituabilité n’est toutefois pas toujours parfaite ; et le Rapport ajoute : l’arrivée de nouveaux immigrants serait surtout concurrentielle pour les anciens immigrés (remarque que l’observation sur le terrain belge confirme). Il reste que, globalement, « il n’existe aucune preuve d’impacts négatifs de la migration sur l’économie, le marché du travail ou le budget des pays d’accueil, alors que les bénéfices ne sont plus à démontrer dans des domaines comme la diversité sociale et la capacité d’innovation ». Alors que « les craintes autour des migrants sont généralement exagérées » (p.103-104). .  

Mobilité humaine et développement
 

Du point de vue de la réflexion et de la prospective politique, le grand intérêt du Rapport Mobilité et développement humains est évidemment le lien étroit qu’il fait entre ces deux réalités, chacune des deux faisant au préalable l’objet d’une définition renouvelée.

On connaît l’heureuse complexité de la mesure du développement humain élaborée par le PNUD : elle combine le niveau de vie (produit intérieur brut), la santé (espérance de vie) et le savoir (alphabétisation et scolarisation). Ces approches visent à cerner du plus près possible (avec une marge inévitable d’arbitraire) la réalité du développement que le présent Rapport définit comme « l’élargissement de la liberté des personnes à vivre leur vie comme elles l’entendent ». Définition nuancée : ce n’est pas une profession de foi libertaire, ni la revendication d’un égocentrisme impérieux ; mais l’affirmation de la dignité de chaque personne humaine appelée à donner sens à sa vie. Aucune liberté ne sera jamais sans limites ni servitudes mais tout ce qui l’élargit, lui donne plus de possibilités ou d’opportunités (pour reprendre un terme du Rapport) est un développement humain.

La mobilité humaine, comprise comme « la capacité des individus, des familles ou des groupes de personnes à choisir leur lieu de résidence » apparaît ainsi comme une dimension essentielle de la liberté. Elle se situe en amont de l’éventuelle décision de partir et de la migration elle-même. On pense spontanément à l’article 13, 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien et de revenir dans son pays ». Mais dans la perspective du développement humain, il ne s’agit pas seulement de droit mais d’une liberté effective, qui est aussi bien la liberté de rester que la liberté de partir. La mobilité humaine comme dimension de la liberté exclut la migration forcée comme elle exclut toute éventuelle interdiction de migrer.

La vision des choses qui découle de cette conception fondamentale est une vision d’ensemble du développement humain où les migrations internationales ne remplacent pas les stratégies locales et nationales de développement mais leur apportent un complément. Même dans un monde mieux géré où les inégalités entre régions diminueraient, voire tendraient à disparaître, il resterait toujours des disparités de ressources naturelles, de structure des sociétés, d’évolution démographique qui appelleraient à des échanges de population et justifieraient des projets migratoires. Plus fondamentalement encore, l’affirmation de la mobilité comme un choix de la liberté l’affranchit en principe de toute autre condition.

L’option politique préconisée par les experts du PNUD vise à rendre réelle cette liberté en éliminant ce qui la limite arbitrairement et en s’efforçant de créer les conditions où elle puisse se réaliser. Les mesures proposées, nous allons le voir, concernent avant tout les migrants eux-mêmes : levée des obstacles à la mobilité, droits personnels… Elles s’inscrivent toutefois dans une visée plus globale de régulation de l’ordre économique mondial pour un développement solidaire. La visée peut paraître bien utopique et il est aisé d’ironiser ou de vitupérer sur l’écart entre les belles constructions des fonctionnaires de l’ONU et la réalité. Il est plus juste et plus utile de les recevoir comme ce qu’elles sont : des orientations fondamentales mûrement réfléchies et solidement fondées, de nature à éclairer et à soutenir, tant les migrants eux-mêmes que tous ceux qui les accueillent et les défendent, à quelque niveau que ce soit. En faisant penser globalement, le PNUD aide tous et chacun à agir localement.

« Politiques pour l’optimisation des résultats »
 

« Politiques pour l’optimisation des résultats en matière de développement humain » : s’il peut paraître un peu sophistiqué, le titre du dernier chapitre du Rapport qualifie très exactement son dessein et son contenu. Il s’agit bien de faire tout ce qui est possible pour que la migration librement choisie soit un facteur de développement, non seulement pour ceux qui l’entreprennent mais aussi pour les pays d’origine et pour les pays de destination. « L’analyse précédente a démontré que le développement humain avait grand avantage à favoriser l’émergence de politiques améliorées en faveur des migrants, profitant à tous les groupes concernés ; il faut donc adopter une vision courageuse pour concrétiser ces avantages » (p.107). Le Rapport propose dès lors six groupes de mesures, six « piliers » qui, « conjointement articulés, offrent les meilleures chances de maximiser les impacts de la migration sur le développement humain » (ib.).

Il s’agit tout d’abord de « simplifier et libéraliser les canaux légaux permettant aux personnes de chercher du travail à l’étranger ». Répétant encore une fois qu’étant donné l’inégalité des chances et, surtout peut-être, de l’évolution démographique entre les différentes parties du monde, « le besoin de personnes en âge de travailler dans les pays développés est largement structurel et durable par nature » (p.108), le Rapport affirme qu’il est préférable de les laisser entrer légalement et de leur offrir la possibilité de prolonger leur séjour. Les « politiques de déni et de procrastination » ne servent que les intérêts à court terme de certains employeurs ou intermédiaires. Différentes mesures sont donc proposées pour ouvrir les portes : programmes saisonniers, détermination de flux d’entrées annuels en fonction d’un relevé des « professions en pénurie de main d’œuvre », possibilité de prolongation à certaines conditions et transférabilité de l’emploi, critères de régularisation…

Le deuxième « pilier » consiste à « garantir les droits fondamentaux des migrants ». Le Rapport rappelle l’existence de la « Convention sur la protection des travailleurs migrants et des membres de leurs familles », qui est entrée en vigueur en juillet 2003. Beau document de référence mais qui n’a été signé que par une trentaine d’États dont aucun pays développé. Cela ne veut pas dire que les migrants soient absolument et universellement privés de tous droits et protection, notamment dans les régimes démocratiques. Mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour aboutir à une réelle égalité des droits. Le troisième pilier complète les deux premiers : il propose de « réduire les coûts de la migration ». Les restrictions à l’entrée légale ont pour corollaire la nécessité de recourir à des intermédiaires, qui font payer cher et même très cher leurs services. Pour soustraire les migrants à cette exploitation, il faudrait faciliter la libre circulation, informer honnêtement les candidats à la migration, réguler l’action des recruteurs privés, voire les remplacer par des organismes publics de recrutement dans le cadre d’une coopération intergouvernementale.

Le quatrième « pilier » concerne l’insertion harmonieuse des migrants dans la société de destination : « Améliorer les résultats pour les migrants et pour les communautés de destination ». Il s’agit, précise-t-on, de « reconnaître les coûts réels et perçus de l’immigration au niveau communautaire et d’organiser au mieux leur partage ». Le cinquième « pilier » invite à « exploiter les bénéfices de la mobilité interne » : il aborde notamment le problème des bidonvilles dans les pays en développement et plaide pour une « planification urbaine proactive ». Le dernier « pilier » enfin appelle à « intégrer la mobilité aux stratégies nationales de développement ».

En conclusion, le Rapport (chapitre 5, 2) s’interroge sur la faisabilité des réformes proposées. Prolongeant la réflexion sur le 4e « pilier », il estime que la réforme proposée est possible moyennant des mesures pour rassurer les autochtones. Revenant sur l’écart entre les « coûts réels » et les « coûts perçus » de la migration, il prône une politique de la clarté : un effort pour corréler la libéralisation à la demande de main d’œuvre, une évaluation des seuils migratoires par le biais de processus politiques autorisant le débat public, des campagnes d’information sur la réalité des flux, etc. Ni les migrants eux-mêmes, ni la société d’accueil n’ont rien à gagner d’une politique de l’autruche qui nie les problèmes ni de situations floues qui créent l’insécurité. Cette option pour la transparence qui est celle du courage politique incombe avant tout, dans chaque pays, aux pouvoirs publics mais elle concerne aussi les corps intermédiaires, employeurs, syndicats, associations, les migrants eux-mêmes et tous les citoyens. L’éclairage mondial apporté par ce Rapport invite aux engagements effectifs.

Les cultures et la culture
 

Très axé sur le développement économique et social, et même très spécifiquement sur l’emploi, le Rapport n’aborde guère l’aspect culturel de la mobilité humaine. Il ne l’ignore certes pas, notamment lorsqu’il reconnaît l’influence possible de motifs culturels ou religieux dans le choix du pays de destination, ou l’impact que peut avoir la migration sur la condition féminine, tant dans le pays d’origine que dans celui de destination, ou encore et surtout quand il prend en compte les difficultés que rencontre l’insertion des migrants dans la société d’accueil. Mais il ne l’aborde pas de front. On est dès lors autorisé à se demander si la vision positive de la mobilité humaine qui sous-tend les propositions du Rapport n’est pas mise à mal par la diversité, voire l’opposition des univers culturels dans le monde. La mobilité humaine ne se heurte-t-elle pas ici à une limite infranchissable ?

La question concerne au premier chef les sociétés occidentales développées qui, par le fait des immigrations successives, sont devenues des « sociétés ethniques » mais qui sont affrontées à des débats intérieurs autour de la reconnaissance de la diversité culturelle et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles peinent à réaliser harmonieusement l’inclusion de toutes leurs composantes. En témoignent assez les réactions violentes, tant des populations autochtones que des pouvoirs publics, en Italie, en France, en Grèce, contre les saisonniers africains, les Roms ou les réfugiés afghans, que les media ont rapportées dans l’actualité la plus récente. La littérature est abondante sur le sujet et nous l’avons abordé nous-mêmes à plusieurs reprises. Nous voudrions ici l’approcher d’un point de vue global ou mondial en nous demandant si la pluralité des univers culturels n’est pas un obstacle définitif à la libre mobilité humaine. Ou si, à l’opposé, la rencontre et l’échange des cultures en vue de la naissance d’une civilisation universelle ne sont pas un effet possible de la mobilité et un achèvement infiniment souhaitable du développement humain ?

Pour répondre à cette question, nous recourrons au livre récent d’Amin Maalouf, Le dérèglement du monde (2009)[8]. On connaît l’ouverture d’esprit et la profondeur de réflexion de l’écrivain libanais. Son atout incomparable est sa connaissance approfondie de deux univers culturels, arabe et musulman d’une part, occidental et d’ascendance chrétienne d’autre part, (« ces deux civilisations que je dis miennes »), ainsi que sa liberté de parole à l’égard de l’un comme de l’autre. Son diagnostic est sévère : notre monde est profondément déréglé. La cause profonde de ce dérèglement, Maalouf la voit dans « l’épuisement simultané de toutes nos civilisations », entendant par là leur impuissance à faire face aux défis que pose l’avenir de la planète. N’évoquant qu’en arrière-plan les univers de la Chine ou de l’Inde, Maalouf parle surtout du monde musulman, enfermé par de multiples échecs dans une « impasse historique » et tenté par un communautarisme de nature religieuse, et du monde occidental que l’appât de la richesse et du pouvoir a rendu et continue à rendre infidèle à ses propres valeurs dans ses rapports concrets avec le reste du monde. À l’heure actuelle, tandis que la domination occidentale (avec prédominance américaine) propage dans tout l’Univers « une bouillie culturelle indifférenciée », simultanément les communautés se replient et s’opposent dans leurs identités et leurs destins propres. Les identités fermées deviennent « meurtrières ». Et l’humanité devient ou reste incapable d’affronter les défis qui mettent en jeu la survie de la planète, tel celui de son réchauffement. Maalouf veut croire malgré tout à l’avenir de l’humanité et il appelle à « bâtir peu à peu une civilisation commune, fondée sur les deux principes intangibles et inséparables que sont l’universalité des valeurs essentielles et la diversité des expressions culturelles » (p.274).

Et c’est ici que le rôle culturel des migrants trouve sa place et que l’impact positif de la mobilité humaine revêt une nouvelle dimension. Rappelant que les immigrés sont d’abord des émigrés, misant sur leurs liens avec deux univers à la fois, Maalouf pense que les migrants ont vocation à être « des courroies de transmission, des interfaces dans les deux sens ». Et il poursuit : « S’il est normal qu’un migrant défende, dans son pays d’accueil, une sensibilité venue de sa société d’origine, il devrait être aussi normal pour lui de défendre, dans son pays d’origine, une sensibilité acquise au sein de sa société d’accueil » (p.258). Mais la condition indispensable pour cela serait que le migrant soit pleinement accepté dans la société où il vit, et plus précisément encore, qu’il puisse y « assumer pleinement et aussi sereinement que possible sa double appartenance » (p.261). Or cette condition est rarement réalisée. Elle ne l’est, constate Maalouf, ni dans l’approche française qui tend à gommer la différence culturelle ni dans l’approche anglaise qui risque d’y enfermer les personnes. « Ces deux politiques partent d’un même présupposé, à savoir qu’une personne ne peut appartenir pleinement à deux cultures à la fois ». Or, affirme-t-il avec force : « C’est un tout autre discours que l’immigré a besoin d’entendre en ce nouveau siècle. Il a besoin qu’on lui dise, par les mots, par les attitudes, par les décisions politiques : ‘Vous pourrez devenir l’un des nôtres, pleinement, sans cesser d’être vous-mêmes… Nous avons besoin d’avoir parmi nous des personnes qui partagent nos valeurs, qui comprennent nos préoccupations… et qui parlent…toutes les langues d’Europe, d’Asie et d’Afrique, toutes sans exception, afin que nous puissions nous faire entendre de tous les peuples de la terre. Entre eux et nous, vous serez dans tous les domaines – la culture, la politique, le commerce – les indispensables intermédiaires ‘» (pp.262-263).

On voit comment les réflexions de Maalouf viennent confirmer et compléter la vision du Rapport sur le Développement humain. La diversité des cultures n’est pas seulement une difficulté à surmonter pour l’insertion harmonieuse de nouvelles populations au sein des sociétés de destination. Elle peut, elle devrait être, une composante essentielle de cette insertion et contribuer ainsi à la construction de cette civilisation commune, seule capable de donner un avenir à l’aventure humaine.

Il va sans dire que, plus encore que le programme du Rapport sur le Développement humain, la vision de Maalouf peut paraître très générale et déconnectée de la réalité. Utopie, reconnaît-il, mais utopie incontournable, car il s’agit d’une exigence de survie et c’est donc la seule option réaliste. Et la lumière qu’elle jette sur les problèmes peut éclairer jusqu’aux plus concrètes décisions, opinions et attitudes de notre vie de citoyens[9].

Notes :

  • [1] Lever les barrières : Mobilité et développement humains. Rapport mondial sur le développement humain 2009. New York, Programme des Nations Unies pour le Développement Éd. fr. : Paris, La Découverte, 2009. Ce Rapport est téléchargeable sur le site : http://hdr.undp.org/en/media/HDR_2009_FR_Complete.pdf.

    [2] En date du 29 avril 2004, le Conseil de l’Union européenne a publié une directive qui précise les conditions que les personnes doivent remplir pour prétendre au statut de réfugiés ou à la protection internationale subsidiaire (directive 2004/83/CE). Voir Sophie BULTEZ, « Les nouvelles dispositions en matière d’asile » dans Revue du Droit des Étrangers, numéro spécial, mars 2008.

    [3] Dans une « Déclaration » datée de novembre 1995, les évêques de Belgique posaient la question : « Il faut se demander si la politique d’admission peut, à l’avenir, se limiter aux droits de l’homme tels qu’ils sont formulés dans la Convention de Genève. Le danger de mourir de faim, pour ceux qu’on appelle les réfugiés économiques, ne diffère pas essentiellement du danger de mort résultant de persécutions pour des motifs politiques ou religieux » (Migrants et réfugiés parmi nous, Déclaration des évêques de Belgique, p.14). Ils s’attirèrent une vive réaction du Commissaire Général aux Réfugiés et aux Apatrides de l’époque.

    [4] Lancé par le président de la République française, Nicola Sarkozy, le concept « immigration choisie » a été avalisé par le « Pacte européen sur l’immigration et l’asile », adopté par le Conseil de l’Union européenne lors de sa session des 15 et 16 octobre 2008. Sur la portée réelle et les ambiguïtés de cette notion, voir l’analyse critique de Danièle MADRID, Le Pacte européen sur l’immigration et l’asile. Une impulsion pour quelle politique ? Analyse du Centre AVEC, mai 2009 (www.centreavec.be ).

    [5] Allusion aux nombreux cas de naufrages dont sont victimes chaque année des candidats à l’émigration en Méditerranée, au large des Canaries ou ailleurs dans le monde. En 2005, une petite maison d’édition « La mesure du possible » a publié, sous le simple titre Naufragés, une brochure qui relève, pour la seule année 2004, 36 naufrages pour un total de 500 victimes.

    [6] C’est notamment l’avis de Thierry LINARD de GUERTECHIN, Migrations internationales et développement humain dans la mondialisation financière. Analyse du Centre AVEC, novembre 2009 (www.centreavec.be )

    [7] Même s’il reste « relativement faible », il est indéniable que l’immigration peut avoir un impact négatif sur le niveau des salaires. C’est un point auquel les syndicats sont à juste titre particulièrement attentifs. Il est d’autant plus important que la politique d’immigration fasse l’objet d’une large concertation de toutes les parties concernées, comme le préconise le présent rapport. La dérégulation actuelle amplifie les possibles impacts négatifs.

    [8] Amin MAALOUF, Le dérèglement du monde. Essai. Paris, Grasset, 2009. Sur le caractère inéluctable de la rencontre des cultures et l’impact positif que celle-ci peut avoir pour l’avenir du monde, on peut évoquer ici l’ouvrage d’Albert BASTENIER, Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration. Paris, Presses universitaires de France, 2004 (Sociologie d’aujourd’hui).

    [9] C’est ce qui apparaît notamment à la lecture d’un petit livre publié conjointement par Pax Christi Wallonie-Bruxelles et le Centre El Kalima qui relève un certain nombre d’initiatives, de « bonnes pratiques » tendant à favoriser le dialogue et la collaboration interculturelles (Comprendre et agir dans la société multiculturelle. Bruxelles, Pax Christi, El Kalima, 2008).