Le 05 janvier 2007

L’impact de la télévision

Réflexion à partir du docu-fiction de la RTBF

Dans une première partie, l’analyse brosse un rapide tableau de l’histoire de la télévision comme moyen d’information et du développement de son influence jusqu’au point où l’on peut parler aujourd’hui d’une véritable TV-cratie. Elle rappelle alors le choc provoqué par l’émission spéciale de la RTBF, du 13 décembre 2006, qui, sans la présenter comme une fiction, annonçait la décision du Parlement flamand de mettre fin unilatéralement à la Belgique. Divers éléments expliquent l’impact de cette émission : la confiance habituellement faite au Journal télévisé, la présentation professionnelle de l’émission, de nombreux détails parfaitement mis en scène, la qualité des intervenants. L’objet proclamé de l’émission était de faire réfléchir le public sur le contentieux entre les deux communautés et l’avenir du pays. On peut douter qu’elle ait atteint son but : les polémiques qui ont suivi ont surtout porté sur le principe même de l’émission et l’on peut se demander si la dramatisation du problème n’a pas approfondi l’incompréhension mutuelle. L’événement pose surtout une question de principe sur la déontologie de l’information : si des fictions bien présentées peuvent faire avancer la compréhension et la prise au sérieux des problèmes, il est essentiel de ne pas tromper la confiance des auditeurs en les présentant comme la vérité. Corrélativement, une éducation au bon usage de l’information télévisée serait nécessaire pour les usagers. 
 

Le 13 décembre 2006, la RTBF a présenté un documentaire-fiction sur la scission de la Belgique. Cela a suscité de nombreuses réactions et de multiples débats en Belgique et même dans d’autres pays comme la France. Après une brève description historique sur l’impact de la TV, nous allons nous centrer sur l’analyse du docu-fiction de la RTBF. Cet événement médiatique qui a marqué les esprits nous invite à une réflexion plus approfondie sur l’impact et l’éthique des médias, en particulier de la télévision.

L’importance de la télévision

Rappelons-nous que les médias ont fait leur apparition au début du 17eme siècle[1] avec la propagation des pamphlets comme outils d’informations, précurseurs de la presse d’aujourd’hui. Après l’âge d’or de la presse écrite entre 1870 et 1914, il ne faudra pas attendre trop longtemps après l’apparition de la radio (1906) et la télévision (1920) pour que leur impact dépasse celui de la presse[2]. Ces médias de masse étaient des sources d’informations, des moyens de divertissement et d’éducation, de propagande et même de manipulation[3].

La télévision va jouer un rôle important à partir des années 1950 aux Etats-Unis puis en Europe et partout dans le monde. Elle deviendra le média le plus influent car elle est facilement accessible à toutes les catégories sociales. Son emprise devient encore plus importante avec l’apparition du câble et du satellite. Dès lors, les téléspectateurs ont le choix entre une multitude de chaînes et de programmes. Ils ont la liberté d’organiser leur programme notamment en utilisant à partir des années 1990 les vidéos[4] et 2000 les DVD.

A l’heure actuelle, nous constatons que la TV consacre beaucoup de temps au divertissement pour répondre aux besoins du public, mais elle est surtout dans une logique commerciale concurrente qui demande d’avoir le plus possible d’audimat en utilisant à cet effet des techniques publicitaires ou de marketing. Il semble que les médias européens ont rejoint les Etats-Unis dans l’utilisation de la télévision non comme un service public mais comme un service au bénéfice des commerçants[5].

Le pouvoir de la TV ou l’ère de la TV-cratie

Aujourd’hui, souligne François-Henri de Virieu[6], « nous quittons sans nous rendre compte, l’âge de la démocratie représentative avec ses députés élus au suffrage universel et nous entrons, sans le vouloir mais pour longtemps, dans un nouvel âge de la démocratie, à la fois fascinant et inquiétant : la médiacratie ». Comme l’étymologie l’indique, la médiacratie signifie le pouvoir des médias. Le pouvoir dont nous parlons est le pouvoir d’influence qui est différent des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. La presse écrite, la radio, la TV et l’internet ont maintenant un grand pouvoir d’influence. La TV a un pouvoir particulier de persuasion à cause de l’impact des images qui accompagnent les discours. Le téléspectateur est impressionné et peut comprendre facilement le message.

Les politiciens ont très vite perçu la grande influence qu’exerce la TV. Vers la moitié des années soixante, les reportages se sont multipliés à la TV, notamment sur la guerre civile et la guerre au Vietnam et la plupart d’entre eux ne présentaient que le côté positif de l’intervention militaire américaine. Elle devient un instrument pour contrôler et même manipuler l’opinion publique. Cette façon de faire est très habituelle dans les régimes dictatoriaux. En Chine et en Union Soviétique, on utilise la TV pour propager l’idéologie communiste. Même dans les pays dits démocratiques, il arrive parfois qu’on exerce la censure en empêchant la TV de remplir sa tâche d’informateur objectif. Par exemple en France, entre 1956 et 1959, Charles de Gaulle a interdit les reportages qui dénonçaient les tortures durant la guerre d’Algérie.

D’autres campagnes politiques plus récentes comme les élections présidentielles aux Etats-Unis (Bush et Al Gore), en Italie (Berlusconi), etc. illustrent l’usage  de la TV comme moyen de communication ou propagande voire de manipulation.

Le docu-fiction de la RTBF

Revenons au récent événement belge, le docu-fiction de la RTBF sur la scission de la Belgique. François de Brigode, présentateur à la RTBF du journal télévisé de 19h30-20h00 interrompt l’émission « Questions à la Une » à 20h21 en disant: « Bonsoir à tous ! L’heure est grave, excusez-nous pour cette interruption, événement exceptionnel, moment exceptionnel. (…) une page très spéciale : la Flandre va proclamer unilatéralement son indépendance». (…) La Belgique en tant que telle n’existe plus ! ».

Ce docu-fiction se situe dans une situation qui parle de l’avenir des Belges. L’information a eu un grand impact. D’après les sondages, 95% des téléspectateurs sondés[7] y ont cru au début, ces gens sont issus de différents milieux sociaux. D’une part, cet impact est dû au fait qu’il concerne un enjeu politique sensible : la scission de la Belgique qui, depuis des années, fait l’objet de débats politiques interminables. Il met en exergue les conséquences sociales, économiques et politiques que la scission pourrait engendrer.

D’autre part, nous pouvons comprendre les comportements des téléspectateurs par le fait qu’ils éprouvent de la confiance et même de la sympathie envers la chaîne et les présentateurs.  En effet, le journal-parlé en Belgique est réalisé de manière sérieuse et est considéré comme source d’informations fiables.

Ce « canular » nous rappelle l’annonce à la radio aux Etats-Unis, en 1938, que des Martiens attaquaient notre planète, annonce que les gens ont cru entre autres parce qu’ils faisaient confiance au présentateur Orson Welles.

Quand nous analysons la façon dont les choses se sont passées, nous remarquons que le spectateur a réagi en fonction de différents aspects du contexte qui sont reliés entre eux : la situation politique en Belgique (déjà décrite plus haut), l’identité et l’expression des acteurs, les images fortes et la mise en scène (le décor, les lieux et éléments symboliques). 

Le public était impressionné par l’identité des acteurs et leur manière de s’exprimer. Les acteurs présentés étaient des personnalités dont les messages ne pouvaient être qu’authentiques : des personnalités politiques et charismatiques tels que le Roi Albert II et la famille royale, le premier ministre, des experts belges, européens et internationaux, le directeur de la RTBF, etc. De plus, le jeu des présentateurs (acteurs) est complètement vraisemblable, tout est professionnel.

En outre, les discours sont appuyés par des images et des arguments affirmatifs (par exemple le roi a quitté le pays…). Les jeux de montage des sons, des couleurs, de projection des lumières, de cadrage et de décor sont utilisés pour convaincre le public. Des lieux symboliques et des  emblèmes sont inclus dans le reportage (le Palais royal, l’Atomium, les Parlements bruxellois et flamand, le drapeau, la rue, les transports en commun, etc.) et l’ambiance dans les villes (une manifestation de joie en Anvers et Bruxelles désertique) montre l’ampleur de l’événement.

Tous les éléments ont été bien ficelés pour rendre la fiction plausible. Ces quelques éléments significatifs dévoilent comment la TV peut influencer les gens en général. Le téléspectateur (ou le récepteur) se trouve souvent dans une situation passive où le message s’impose à lui car le contexte ne lui permet pas de réagir directement, sauf par exemple en changeant de chaîne ou en éteignant sa télévision.

La RTBF a usé de son savoir-faire pour atteindre l’objectif qu’elle s’était donné de faire réfléchir les Belges sur la problématique : l’avenir de la Belgique et son éventuel scission. Mais l’émission a-t-elle eu l’effet qu’elle espérait avoir ?  Cet objectif ne semble pas atteint. Après avoir cru, nous constatons que le public a été très critique. D’abord, les réactions ont porté non sur le contenu mais sur les méthodes utilisées. Certains ont considéré ce docu-fiction comme de l’abus de pouvoir, de la tromperie et même de la manipulation. Ils se sont sentis trahis et floués. Cet événement a créé une certaine rupture de confiance entre la RTBF et les téléspectateurs. De plus, nous pouvons nous demander si cette dramatisation n’a pas contribué à approfondir le fossé d’incompréhension entre les deux communautés du pays.

Néanmoins, nous remarquons que des débats politiques et publics ont eu lieu sur le fond dans les jours suivants.

Tout cela nous invite à poser la question des médias et des valeurs morales. Etant donné son influence, n’est-il pas nécessaire que la TV établisse une déontologie et la respecte ? Puisqu’il s’agit d’un service public, celui-ci ne doit-il pas respecter ses téléspectateurs en présentant des informations authentiques tout étant pédagogue.

Pouvoir des médias et valeurs morales

Aujourd’hui, la TV est devenue une force de cohésion sociale capable d’orienter l’opinion publique. Elle peut avoir une influence positive ou négative sur les valeurs morales[8]. Même si les valeurs subsistent, nous constatons qu’elles sont en crise. Nous n’allons pas nous attarder sur tous les éléments de la crise mais sur quelques aspects, parce nous voulons mettre en évidence le rapport entre la médiacratie et les valeurs.

En ce qui concerne la crise des valeurs, nous vivons dans une société où les règles morales ne sont pas clairement établies et où l’action commerciale ou le marketing l’emporte sur l’éthique. Comme nous le savons, les valeurs changent en fonction des années, des pays, des catégories sociales, des cultures, des individus, etc. A notre époque, dans des sociétés où l’individualisme devient de plus en plus important, les valeurs semblent être définies de façon plus individuelle.

La TV peut utiliser des méthodes, des techniques pour manipuler la masse. Dans ce cas, on peut se poser la question de savoir si l’utilisation de celle-ci est bien conforme aux valeurs morales. Nous considérons ces pratiques comme irresponsables et déloyales. Les chaînes recherchent un pourcentage important d’audience. Pour ce faire, certaines présentations sont surtout spectaculaires et/ou sensationnelles, voire même carrément fictives. On ne regarde pas vraiment les questions de fond. Dans d’autres cas, les chaînes peuvent être tentées de donner des informations biaisées pour attirer les téléspectateurs.

N’est-il donc pas temps de réfléchir aux conséquences de l’impact des médias sur les valeurs humaines? Du point de vue de l’éthique, il s’agit de se demander si cet impact est positif où négatif.  Les médias favorisent l’expression de la démocratie mais peuvent aussi favoriser les valeurs anti-démocratiques. D’où l’importance du contenu du message. Les messages diffusés par les médias peuvent avoir différentes fonctions : information, éducation, divertissement, action publicitaire, etc. Si on prend l’exemple de la TV, on constate que, par son pouvoir d’influence, elle peut jouer le rôle de relais par rapport à d’autres institutions telles que la famille, l’école, les institutions politiques, etc. qui sont éventuellement décriées. Dans le contenu des émissions, elle pourrait mettre en évidence les valeurs de ces institutions. Elle peut jouer le rôle positif de responsabilisation du citoyen, des enseignants, des parents… Les médias pourraient ainsi aider les citoyens à découvrir les vraies valeurs et les inviter à y réfléchir.

Il y a parfois le risque d’effets pervers si l’outil médiatique, qui serait en lui-même positif, est utilisé sans respecter dignité de la personne, en abusant de sa confiance. Prenons le cas de l’information, qu’en est-il de la responsabilité des journalistes dans les médias ? Dans une logique d’éthique, nous pensons que les journalistes devraient avoir le souci de transmettre l’information, à laquelle le citoyen a droit, en essayant d’être le plus objectif possible quand ils rapportent un événement. Ceci permet de créer un espace de communication, de confiance et de respect envers les citoyens. 

Est-t-il légitime ou non de faire de la fiction ? Même si les médias ne montent pas toujours des canulars, la mise en scène du docu-fiction de la RTBF nous invite à réfléchir sur la question de la véracité des images et des discours ainsi que sur ce qui est fiction et réalité. Nous considérons que des émissions portant sur des questions politiques ou des événements importants peuvent faire recours à la fiction. Mais, il est important de signaler explicitement que c’est une fiction pour éviter les effets pervers. Le fait d’indiquer que c’est une fiction permet de mieux comprendre les enjeux que les médias veulent faire passer et invite le public à la réflexion sur une problématique. A cet égard le film « Viva Zapatero[9] » est un bon exemple.

Ces quelques éléments de réflexion sur l’impact des médias et l’éthique nous amènent à conclure  à la nécessité d’avoir une meilleure éducation aux médias. Il serait nécessaire d’explorer les techniques de décodage par l’apprentissage des codes audiovisuels, le développement des capacités d’interprétation et d’esprit critique. Il est également souhaitable d’avoir comme objectif d’aider les citoyens à découvrir les éléments, les enjeux d’une situation et les vraies valeurs de telle sorte qu’ils puissent prendre de façon responsable des décisions politiques ou autres. C’est pourquoi, il est important d’être à l’écoute du citoyen.

Notes :

  • [1] En France Théophraste Renaudot publie La Gazette en 1631.

    [2] Nouveaux visages de la presse écrite, Université Libre de Bruxelles, Faculté de philosophie et lettres, section journalisme et communication et Ecole Nationale Supérieure des arts visuels de la Cambre, ateliers de typograpgie, Bruxelles, 1987p. 14-26.

    [3] Précisons le sens de ces deux derniers termes qu’il importe de ne pas confondre. La propagande peut être définie comme une action exercée sur l’opinion pour amener à avoir certaines idées politiques et sociales, à soutenir une action politique, un gouvernement, un représentant, etc. Quant à la manipulation, selon Joule et Beauvois, elle consiste à « amener quelqu’un à faire, sans qu’il ou elle ne s’en rende compte, ce qu’on souhaite lui voir faire » en utilisant des techniques basées sur la technologie comportementale (Joule Robert-Vincent & Beauvois Jean-Léon, Petit traité de manipulation à l’usage des gens honnêtes, Paris, PUG, 2002).

    [4] Giddens Anthony, Sociology, Third edition, Cambridge, Polity press, 1998, p. 365 et 369.

    [5] de Virieu François-Henri, La médiacratie, ParisFlammarion, 1990, p. 158.

    [6] Idem, p. 13.

    [7] Mnoonkin H. Robert & verbeke Alain, « Pas de vrai dialogue ? Bye Bye Belgium ! », Bruxelles, L’Echo, 15/12/2006, p. 19.

    [8] Du point de vue sociologique, nous définissons une valeur par ce qui est jugé bon ou mauvais, préféré ou désiré par un groupe. Les valeurs morales expriment un idéal commun à ce groupe (respect d’autrui, tolérance, sens de la justice, sens de la famille, sens de l’amitié, goût du travail, goût du bonheur, sens de l’intérêt général, foi en Dieu, honnêteté, patriotisme, etc.). Cette définition peut donner lieu à différentes interprétations possibles. En effet, il arrive qu’un groupe ou un individu juge qu’une chose est bonne alors qu’elle peut être en fait contraire aux valeurs morales, même si elle est la position de la majorité.

    [9] Un film qui dénonce les abus de Berlusconi réalisé par Guzzanti Sabina, Rome, 2005.