L’Union européenne : berceau d’une nouvelle démocratie à construire
L’Union européenne (UE) tient du paradoxe : d’un côté, elle élargit le champ de la démocratie en permettant à l’Europe d’accéder à une souveraineté potentielle plus importante ; de l’autre, elle en complique l’exercice par la complexité des enjeux et par la bureaucratisation du processus de décision qui incombe aux États-membres. Faute de dèmos[1] européen et d’un Exécutif fort qui en serait l’expression, la démocratie reste contenue au niveau national, mais elle échoue à irriguer le niveau européen. Les mécanismes institutionnels de l’UE sont démocratiques mais l’esprit démocratique n’a pas encore envahi la sphère européenne. La loi européenne l’emporte sur les lois nationales. L’UE est donc partagée entre un intergouvernementalisme paralysé par l’unanimité et un débat démocratique contenu au niveau national.
La construction européenne renforce-t-elle ou affaiblit-elle les idéaux démocratiques en Europe ? La question mérite d’être posée, car dans la vague illibérale qui monte dans une partie du monde, le modèle européen de coexistence du capitalisme et de la démocratie apparaît à priori comme une référence. Mais ce modèle gagne-t-il en robustesse ou se trouve-t-il miné par les différentes transformations à l’œuvre au sein de l’UE-27 ?
Procédons en quatre temps. Remontons d’abord aux sources de la dynamique de modernisation de l’Europe qui est aussi la clé de son hégémonie sur le reste du monde, c’est-à-dire, l’interaction entre capitalisme et démocratie. Deuxièmement, voyons ce qu’il en a été du « capitalisme contractuel » d’après-guerre au niveau des États. Ensuite identifions la vulnérabilité de l’UE-27 à la mondialisation néolibérale. Enfin, comment combler le creux démocratique entre Est et Ouest au sein de l’UE-27 ?
1. Capitalisme et démocratie, les deux piliers de la modernité
Le capitalisme naît avec la Révolution industrielle de la fin du XVIIIème siècle en Angleterre et l’État de droit. La tension dialectique entre ces deux systèmes est évidente. Cette tension va faire évoluer l’État de droit, bourgeois au départ, vers un régime démocratique politique plus large au fur et à mesure de l’extension du droit de vote arraché au fil des décennies, par les luttes ouvrières, les luttes sociales, le combat des femmes et les batailles, à travers des crises, des révolutions, et deux guerres mondiales.
Le XIXème siècle a vu se dessiner une convergence entre l’idée de la Nation, ancrée dans son territoire, et un capitalisme sans frontières en quête d’expansion vers les marchés mondiaux à travers la colonisation. La guerre 1914-18 apparaîtra ainsi comme un choc entre capitalismes nationaux. En revanche, la seconde guerre mondiale survient après la crise de Wall Street (1929). Elle mettra aux prises trois systèmes politico-économiques radicalement différents : le capitalisme libéral, le capitalisme autoritaire et le capitalisme d’État soviétique.
La fin de la guerre 1940-45 voit se dessiner un système à deux niveaux : d’une part des pactes sociaux nationaux, le capitalisme contractuel, et de l’autre le régime multilatéral de Bretton-Woods. Le capitalisme contractuel offre des singularités d’un État européen à l’autre. Les principes incluent d’abord la stimulation de la croissance de la productivité, ensuite la stabilisation de l’économie entre chômage et inflation, enfin la correction par l’État des inégalités excessives de revenus et de patrimoines générées par les marchés. Ce triptyque équilibré de gouvernance met en œuvre trois outils : l’ouverture progressive et négociée des marchés, les politiques keynésiennes de plein emploi et de stabilité des taux de change et l’État-Providence fondé sur trois piliers, l’impôt progressif, la sécurité sociale et le progrès de l’éducation. Au niveau international, la compatibilité des marchés et des politiques est assurée par les accords de Bretton-Woods conclus en 1944 entre les deux grands pays anglo-saxons pour le compte de la communauté internationale, en l’occurrence le monde libre.
2. La fêlure originelle : du capitalisme contractuel national à la mise en concurrence des systèmes de gouvernance
La construction européenne s’inscrit ainsi dans un contexte très particulier de réouverture des marchés et de rôle des États. Les États-Unis jouent un triple rôle : protection stratégique assurée par l’OTAN contre le bloc soviétique, reconstruction et ouverture financées par le Plan Marshall, transferts massifs de productivité par le jeu de la coopération atlantique des investissements américains en Europe.
Dans ce cadre fixé du dehors de l’Europe, l’idée-force des Pères fondateurs réside dans le recours à l’intégration économique pour réaliser une intégration politique démocratique, c’est-à-dire fondée sur la démocratie et les Droits de l’Homme, sur le fonctionnement démocratique de la nouvelle entité et sur la promotion de la démocratie en Europe et dans le monde. Bien que la CEE-6 (Communauté économique européenne) se veuille d’abord une union douanière et un marché intérieur, c’est-à-dire un espace économique dans lequel produits, services, capitaux et travailleurs circulent librement, l’intention démocratique est centrale. Toutefois, la répartition des compétences entre l’UE et ses États-membres, fondée sur un principe très relatif de subsidiarité, va créer un profond déséquilibre entre les trois piliers de la politique économique.
D’abord la croissance va incomber largement à l’UE qui permet de conjuguer la grande dimension des entreprises avec la concurrence à travers la libre-circulation. Les distorsions de concurrence, originaires des marchés ou induites par les politiques industrielles nationales, sont combattues et sanctionnées : c’est un marché sans frontières et sans politique industrielle. Ensuite la stabilisation de l’économie restera, jusqu’à l’avènement de l’euro (1999), une responsabilité exclusive des États dans un cadre de coordination volontaire, le Système monétaire européen. Depuis 1999 dans l’eurozone, cette tâche est partagée entre d’une part la Banque centrale européenne (BCE), chargée d’assurer la stabilité de la monnaie en contenant l’inflation jusqu’en-deçà de 2%, et d’autre part la coordination obligatoire des États-membres en matière de déficits budgétaires, plafonnés à 3% du PIB, et de dette publique, à 60% du PIB. Cette construction bancale ne comporte pas de mécanisme de solidarité budgétaire à travers un impôt et un emprunt centralisés au niveau européen. Autrement dit, l’UE s’est donné une monnaie de transaction commune, mais au prix d’une gouvernance macroéconomique faible et biaisée à l’avantage des économies les plus performantes. Enfin, en dehors des fonds structurels, de taille relativement modeste, ni l’eurozone, ni l’UE-27 ne disposent de mécanismes de solidarité automatique pour corriger les écarts entre pays avancés et pays à la traîne, entre noyau et périphérie. Au contraire, la libre circulation des capitaux et l’unification monétaire vont faciliter l’évasion et même la concurrence fiscales, creusant les inégalités à l’intérieur de nombreux États-membres.
En d’autres mots, l’émergence de l’UE va correspondre à un démembrement de la gouvernance économique en Europe, avec pour résultat d’affaiblir le politique face au marché, la démocratie face au capitalisme. L’UE n’a pas encore réussi à créer à son niveau un cadre de tutelle et de correction des inégalités de marché entre États, et, au sein des États, entre capital mobile et travail territorialisé. Conçue au départ comme un espace économique homogène entre pays homogènes en matière de préférences fiscales et sociales, l’UE a de facto créé un champ clos de conflit pour les multinationales et les titulaires de patrimoines financiers élevés. En ce sens, l’UE, implicitement, sans que cela ait été sérieusement débattu sur le fond, crée un cadre institutionnel des rapports entre démocratie et capitalisme, moins avancé que celui, construit au lendemain de la guerre, par les modèles de capitalisme contractuel au niveau des États.
En fait la prééminence conférée au marché et le blocage de toute tentative sérieuse d’harmonisation sociale et fiscale, ont fait de l’UE le cadre d’une concurrence entre les régimes nationaux de régulation du capitalisme. Certes l’Europe a joué un rôle normalisateur puissant dans la protection du consommateur et, de plus en plus, de l’environnement. Mais elle n’a pas réussi à faire converger les assiettes et les taux d’imposition des profits des multinationales et des riches particuliers. L’UE n’a pas permis, par son incapacité à surmonter l’obstacle de l’unanimité entre États, que les inégalités de revenus primaires, produites par le marché, se trouvent limitées et réduites. L’équilibre entre le marché et le politique s’est modifié structurellement au profit du premier. La démocratie en a perdu en crédibilité et l’euroscepticisme s’est nourri de la carence de l’Europe, pourtant l’échelon a priori plus pertinent que celui des États, pour réaliser une régulation effective du capitalisme.
3. La mondialisation néolibérale comme révélateur et catalyseur des faiblesses démocratiques de l’UE
La CEE-6 n’avait pas été conçue pour affronter la mondialisation, et l’UE-27 pas davantage. La mondialisation, on le sait, est le produit d’une triple convergence : la révolution numérique, la libéralisation des échanges et l’effondrement du bloc soviétique. Sa principale nouveauté tient à la généralisation des chaînes globales de valeur par les multinationales qui se sont avérées décisives dans l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale. La mondialisation pilotée par les marchés a sollicité la gouvernance multilatérale, conçue au départ de Bretton-Woods, jusqu’au blocage progressif de l’OMC par les pratiques chinoises et, en réponse, l’unilatéralisme américain.
Au total, la mondialisation laisse un bilan mitigé : d’un côté une croissance mondiale plus soutenue et une certaine convergence Nord-Sud, notamment entre l’Asie et l’Ouest ; de l’autre, une aggravation des inégalités au sein des pays et une accélération du réchauffement climatique et de la perte de biodiversité. En fait, c’est la mondialisation néolibérale qui va révéler et accélérer les crises latentes qui se dessinaient déjà dans l’UE : inégalités, surendettement des États, dégradation de l’environnement.
L’Europe n’a ni pensé, ni voulu la mondialisation faute de disposer d’une assise technologique et financière à la hauteur de cette transformation à la fois structurelle, stratégique et écologique du monde.
Trois aspects de la mondialisation ont impacté le modèle européen et ont contribué à renforcer la prégnance du marché sur le politique : l’imbrication du libre-échange et du progrès technique, tous deux facteurs à la fois de croissance et d’inégalités ; l’avènement du néolibéralisme anglo-saxon et la montée en puissance de la Chine déclenchée par la mondialisation des marchés.
L’Europe, intégrée dans l’OTAN, sous tutelle numérique des GAFAM[2], soumise aux choix financiers des fonds d’investissement américains et à l’extraterritorialité des sanctions américaines à travers le dollar et asservie à la pensée économique américaine, s’est inscrite comme suiveuse dans la gouvernance mondiale dominée par le Forum de Davos, le G7 et le G20, dernier avatar du consensus multilatéral. Seulement, au plan de la lutte contre le réchauffement climatique et l’extinction massive des espèces, l’Europe a pu jouer, notamment à la Conférence de Paris de 2015, la COP 21, un rôle effectif de leadership. Pour le surplus, l’UE aborde la mondialisation comme rentière et vassale de la puissance stratégique et technologique américaine et comme son allié obligé dans la rivalité pour l’hégémonie entre Washington et Pékin.
4. L’Europe élargie et divisée
L’élargissement a pris de court l’Europe comme la chute du Mur avait surpris l’Allemagne. A priori l’agrandissement de l’UE vers le Centre et l’Est a été vécu de part et d’autre comme un mouvement sismique de l’Histoire, mais consistant avec la logique du modèle d’intégration du continent. L’ambition démocratique de part et d’autre est centrale au départ. Elle est le rebondissement, enfin réussi, de révoltes qui ont marqué les décennies précédentes : insurrection de Berlin-Est en 1953, révolution hongroise de 1956, printemps de Prague 1968, grèves et manifestations de Gdansk. Un dispositif institutionnel est néanmoins introduit dans les Traités d’adhésion pour prévenir et sanctionner tout manquement aux principes démocratiques de l’UE. Mais la pratique de l’unanimité au sein du Conseil européen va vider ces mécanismes de leur effectivité coercitive. Car la possibilité d’exclure un État fautif s’avère en droit et en fait impossible. Or les transformations profondes que vont subir les sociétés orientales post-élargissement vont introduire, dans les mentalités et les pratiques des nouvelles classes dirigeantes, des incitants à l’abus de pouvoir, à la corruption, à l’immunité pénale et à l’impossibilité de la sanction politique et judiciaire.
Quelles sont ces transformations ? D’abord les États-Unis, après avoir renoncé à moderniser la Russie post-impériale sur un mode libéral, en la renvoyant au régime des oligarchies et d’un pouvoir autoritaire, entend neutraliser la nouvelle Russie en l’enserrant dans un glacis stratégique, dont les composants sont l’appartenance à l’OTAN des nouveaux États-membres de l’UE-28, et l’implantation d’un réseau de radars et de missiles nucléaires autour de la Russie. De ce moment, l’allégeance des nouveaux États-membres l’emporte sur leur adhésion au projet européen. Washington, tout à sa logique géostratégique, va quant à lui prendre un profil très bas sur la conditionnalité démocratique.
Ensuite, ces pays deviennent, pour les groupes industriels et financiers européens occidentaux, des sources de sous-traitance notamment dans l’automobile, et des rentes (banque, grande distribution, construction). Les Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO) jouent ainsi un rôle important dans la réponse de l’Europe occidentale à la mondialisation, et dans la constitution d’un vaste stock d’investissement étranger, au profit des grands groupes européens de l’UE originelle.
Enfin, l’élargissement révèle les dégâts causés par l’absolutisme habsbourgeois d’abord et l’occupation soviétique par la suite : ces sociétés n’ont pas fait, au cours de leur histoire, l’expérience de la démocratie libérale. Les tentatives des peuples ont échoué face à la répression de l’occupant, ou en raison du conservatisme autoritaire et répressif des élites agraires. Ce sont des sociétés évidées de l’idéal et de la norme démocratiques qui rejoignent ainsi l’Europe.
La réponse à cette césure Est-Ouest se situe dans le temps long. Car éveiller ces pays au rêve européen passe par la transcendance du nationalisme et de l’esprit de clocher, vers un dessein géopolitique d’envergure.
Conclusion : Rendre à l’Europe sa vocation universelle
Au-delà des formes institutionnelles et des principes juridiques fondamentaux, une démocratie est d’abord une communauté humaine unie sur un projet de société et dotée d’un Exécutif fort. L’idée démocratique est ainsi indissociable du sentiment d’appartenance au groupe et de son degré de souveraineté. Une UE-27 et plus, unifiant tout le continent, fournirait la taille et la puissance, gages d’une souveraineté effective. Mais l’hétérogénéité de l’ensemble européen complique l’émergence d’un dèmos suffisamment intégré et organisé pour exercer cette souveraineté de manière démocratique. Concilier souveraineté et démocratie est aujourd’hui le nœud gordien de la construction européenne. L’UE-27 pallie actuellement le défaut de dèmos paneuropéen par des jeux diplomatiques et bureaucratiques complexes qui servent tantôt les intérêts des grands groupes capitalistes, tantôt ceux des grands États.
La construction d’un dèmos paneuropéen en appui d’un Exécutif fort, reste l’enjeu majeur de la construction européenne. Celle-ci juxtapose les intérêts et les ambitions des États souverains aux dépens du bien commun européen. L’UE occulte ainsi le faux semblant des souverainetés nationales au lieu de renforcer la souveraineté effective de l’UE.
Le décalage entre la puissance – potentielle dans le cas de l’Europe – et l’appartenance nationale reste le talon d’Achille de l’UE en comparaison des États-Unis et de la Chine désormais seuls véritables acteurs stratégiques du devenir du monde. L’Europe, de par son histoire à la fois destructrice et brillante, est aujourd’hui la puissance la plus avancée au niveau des idéaux démocratiques et écologiques, et la plus faible des trois puissances mondiales, faute de cohésion interne. Le poids est là, mais la puissance, non pas seulement militaire mais normative, fait défaut. Unifier l’Europe à ses dimensions géographiques pour peser dans le cours du monde, c’est-à-dire du partage équitable et durable des ressources environnementales de la planète, entre nations, constitue aujourd’hui la vocation de l’Europe et confère une légitimité puissante à son projet. Le ciment politique de l’Europe est là : dans la dimension civilisationnelle du dessein de réconcilier l’Homme et la Nature, et d’assurer la justice, et donc la paix, dans l’accès aux ressources naturelles et dans la protection contre les pandémies.
L’Europe,
au long de son histoire millénaire, à travers la Chrétienté, la Renaissance,
les Lumières, a construit un
humanisme robuste qui peut servir de référence pour le monde d’aujourd’hui.
Elle est le continent le plus avancé dans cette direction mais elle doit
nourrir son effort pour conserver une exemplarité convaincante pour le reste du
monde. L’Europe doit construire, à partir des fils rouges complexes de sa
longue histoire, un récit qui fonderait son unité véritable, à travers la
construction d’un dèmos riche et
vivant. La refondation démocratique de l’Europe passe par une connaissance de
ses origines, et par un retour à la vie de l’Esprit libéré du carcan
matérialiste et fonctionnel du système techno-capitaliste. La mission de la
démocratie européenne est universelle.