Le 08 février 2019

Manifestants climat et responsables politiques : il faut être deux pour valser !

Depuis plusieurs mois, face aux défis climatiques et, plus généralement, de l’environnement, la population belge s’exprime fortement à l’égard des autorités publiques dont elle dénonce l’inaction. Le relevé chronologique des événements est parlant. 

Côté rue.

2 décembre 2018. De 65 à 75.000 personnes se retrouvent à Bruxelles pour exiger une politique climatique plus ambitieuse au niveau global, européen et national. Les organisateurs (la « Coalition Climat », réunissant quelque 70 organisations belges) en espéraient 25.000… Toutes générations confondues, elles viennent de Flandre comme de Wallonie et de Bruxelles. Manifestant avec calme et détermination.

Côté pouvoirs publics.

4 décembre 2018. Lors du Conseil des ministres de l’Union européenne consacré au paquet « Énergie propre pour tous les Européens », la Belgique – en raison de l’opposition du gouvernement de la Région flamande – se démarque de la grande majorité des autres États en votant contre l’adoption de la directive sur l’efficacité énergétique (visant à améliorer d’ici 2030 l’efficacité énergétique d’au moins 32,5% par rapport aux prévisions attendues à cette date – sur la base de politiques inchangées) et en s’abstenant sur celle concernant les énergies renouvelables (d’ici 2030 porter la part de celles-ci à au moins 32% de la consommation d’énergie).

Pouvoirs publics. 
Pour rappel, le fédéralisme de coopération implique que la Belgique ne peut souscrire à des accords internationaux que si chaque niveau de pouvoir compétent marque son accord. En matière d’environnement, il faut donc une unanimité des quatre ministres de l’environnement (fédéral, flamand, bruxellois et wallon).

Manifestement, les gestes posés par le pouvoir politique belge n’ont pas été en phase avec les demandes de politique ambitieuse exprimées encore deux jours plus tôt.

Il en va de même à la COP24 (24e Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, 2-15 décembre 2018). À Katowice, en raison du refus du gouvernement de la Région flamande, la Belgique ne se joint pas à la trentaine de pays qui cosignent (12 décembre) une déclaration prônant l’accélération de la lutte contre le changement climatique.

Côté rue.

Jeudi 10 janvier 2019. 3.000 élèves flamands du secondaire défilent à Bruxelles. À l’appel de « Youth for climate », mis sur pied par Anuna De Wever (17 ans, sans liens de parenté avec Bart De Wever, le président de la N-VA) et son amie Kyra Gantois. Pour Anuna, sécher les cours, c’est bien sûr enfreindre les règles, c’est une forme de désobéissance civile, mais c’est aussi la dénonciation radicale d’une contradiction : « nous pointons du doigt la contradiction quand on nous dit ‘allez à l’école, étudiez les sciences…’ et que nous voyons que les politiques ne réagissent pas… ».

Jeudi 17 janvier 2019. 12.500 élèves du secondaire défilent à Bruxelles. Cette fois les Wallons sont présents. « On est là pour crier une urgence. Il n’y a plus le choix. Si on est dans la rue, c’est pour dire que l’on est prêt à ces mesures extrêmes », dit la jeune namuroise Adélaïde Charlier (18 ans, collège d’Erpent), coordinatrice francophone de « Youth for Climate ».

Jeudi 24 janvier 2019. Des étudiants et étudiantes de l’enseignement supérieur rejoignent les élèves du secondaire : 35.000 jeunes manifestent à Bruxelles.

Dimanche 27 janvier 2019. Deuxième marche nationale. Sous la pluie et dans le froid, entre 70.000 et 75.000 participants, toujours aussi déterminés.

Jeudi 31 janvier 2019. Les jeunes continuent à manifester et le mouvement se répand dans le pays : 12.500 à Bruxelles ; 15.000 à Liège ; 3.000 à Leuven ; 1000 à Charleroi…    

Côté pouvoirs publics.

Mardi 29 janvier 2019. Lors de la réception royale des Corps constitués, Charles Michel, Premier Ministre d’un gouvernement en affaires courantes, reconnaît que des mesures supplémentaires doivent être préparées mais « leur impact chiffré pour les citoyens, à court, moyen et long termes, doit être évalué, avec précision et objectivité ». Le même jour, il reçoit une délégation de la « Coalition Climat » et répète ces propos. « Le Premier Ministre est entré dans le débat avec nous sur les propositions que la Coalition formule depuis le 2 décembre. Nous ne tomberons pas d’accord sur tout. Nous reconnaissons ce qui a été fait mais, en attendant, cela ne suffira pas à remplir les objectifs des accords de Paris. Les émissions de gaz à effet de serre en Belgique ont stagné voire augmenté », estime le président de la Coalition, Nicolas Van Nuffel.

Gouvernement en affaires courantes. 
Le 9 décembre 2018, les ministres N-VA du gouvernement belge démissionnent : ils s’opposent à la signature par la Belgique du Pacte mondial (ONU) pour des migrations sûres, ordonnées et régulières. Le 21 décembre, le roi accepte la démission du gouvernement devenu minoritaire et charge celui-ci d’expédier les affaires courantes jusqu’aux prochaines élections de mai 2019.


Pour rappel, la N-VA (Nieuw-Vlaamse Alliantie) – parti nationaliste et, dans le domaine économique et social, de tendance ultralibérale – est la principale formation politique de Flandre. Le Ministre-président flamand est N-VA. Il préside une coalition N-VA, CD&V (Christen-Democratisch en Vlaams) et Open VLD (Open Vlaamse Liberalen en Democraten).

Certains ministres régionaux se disent sensibles aux démarches des jeunes. Au niveau local, plusieurs bourgmestres (par exemple, à Liège et à Charleroi) reçoivent des délégations de jeunes et leur marquent leur soutien – non sans éventuellement susciter des craintes de récupération à l’approche des élections. Mais d’autres mandataires publics, en particulier à la N-VA, se montrent hostiles : « Arrêtez votre catastrophisme, ayez confiance dans l’avenir et contribuez à façonner cet avenir en étudiant », leur dit Bart De Wever, président de la N-VA. Le 1er février, dans l’émission Terzake (VRT), il se défend d’être climato-sceptique : il s’affirme climato-réaliste et prône une politique éco-réaliste, en s’en remettant à la recherche et à l’innovation pour relever les défis énergétiques. Joke Schauvliege (CD&V), la ministre flamande de l’Environnement, de l’Agriculture et de l’Aménagement du territoire, va jusqu’à dire faussement que les manifestants sont manipulés. Le 5 février 2019, face au tollé que provoquent ses propos, elle est contrainte à la démission.

L’engagement des scientifiques et universitaires

Les jeunes, eux, demandent – comme leurs aînés – non seulement d’être entendus mais d’être écoutés, en en appelant à des mesures structurelles.

Le 31 janvier 2019, ils reçoivent un appui massif de plus de 3.200 scientifiques et universitaires belges : dans une lettre ouverte, publiée dans deux journaux, ceux-ci affirment devoir « soutenir les raisons des activistes face aux évidences des changements climatiques » et soulignent la nécessité de « mesures concrètes et structurelles » pour « réduire rapidement et drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, et ainsi, limiter le réchauffement de la terre au-dessous des 2 degrés, voire 1.5 °C ». 

Lettre ouverte de plus de 3.200 scientifiques et universitaires, publiée dans De Morgen et La Dernière Heure du 31 janvier 2019 – Extrait

« Nous, scientifiques, ne pouvons que soutenir les raisons des activistes face aux évidences des changements climatiques ! Il est maintenant nécessaire qu’un débat et que des actions collectives soient entrepris pour accélérer la transition vers une société zéro-carbone. Certes, en tant qu’individu vous pouvez déjà vous investir en réduisant votre consommation de viande ou en évitant de voyager en avion. Mais il est surtout temps que des mesures concrètes et structurelles soient prises afin de réduire rapidement et drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, et ainsi, limiter le réchauffement de la terre au-dessous des 2 degrés, voire 1.5 ºC. Pour éviter que le changement climatique n’affecte encore plus notre environnement, duquel dépendent nos vies et nos sociétés, il n’existe pas d’autres manières d’agir. »

Disponible sur le site ici

5 février 2019. Plus de cent patrons belges apposent leur signature à la pétition nationale « Sign for my future », appelant les prochains gouvernements à mener une politique climatique forte[1].

La vitalité de la société dans une démocratie sous pression

Ce qui frappe dans ces manifestations des jeunes, comme des moins jeunes : le nombre des participants (70.000 participants, ce sont 6 Belges sur mille ; 35.000, 3 Belges sur mille !) ; la diversité de ceux-ci, venant tant du Nord que du Sud et du centre du pays ; le calme des manifestations ; la pertinence – souvent teintée d’humour – des expressions et des revendications ; le souci de l’avenir et le sens de l’urgence ; l’ampleur de la prise en compte des multiples aspects de l’environnement : le réchauffement climatique, bien sûr, mais aussi la biodiversité, la lutte contre la pollution et le gaspillage… ; du côté des solutions, les gestes de la vie quotidienne et les mesures structurelles qui sont du ressort du politique… Les dénonciations des atermoiements voire de l’immobilisme des dernières décennies pourraient dénoter la désespérance de certains ; il y a là un risque. Mais, de manière générale, ce qui prédomine, c’est la motivation profonde, c’est la maturité de ces acteurs qui rappellent aux politiques les responsabilités qui sont les leurs.

En ce qui concerne la désobéissance civile des jeunes, qui entendent sciemment « brosser les cours », remarquons qu’il s’agit là d’une action de dernier ressort – comme l’est normalement une grève : après de nombreuses requêtes menées par ailleurs, face à l’insuffisance persistante des pouvoirs publics, poser un acte de désobéissance civile apparaît comme un moyen ultime pour faire changer valablement les choses. La question reste : quelles réponses effectives le politique apportera-t-il ?  

Remarquons également que la colonne vertébrale du mouvement protestataire, ce sont ceux et celles (enfants et jeunes) qui n’ont pratiquement pas de leviers d’action : ainsi, ils ne sont pas électeurs. Et s’ils agissent, c’est que les générations actives – ou même pensionnées – n’ont pas assumé pleinement le besoin de changement – quels que soient d’ailleurs les actions menées par certains … Tout ceci peut nourrir une certaine colère auprès des jeunes. Comment dès lors les adultes d’aujourd’hui vont-ils y répondre ?    

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici les propos du chef de l’État, lors de son discours aux Autorités du pays le 29 janvier dernier : « Ce qui doit aussi nous encourager, a notamment dit le roi Philippe, c’est la mobilisation citoyenne qui illustre bien la vitalité de notre société et le souhait de contribuer à forger ensemble notre avenir. Nos démocraties sont sous pression, mais elles sont bien vivantes. Elles sont notre fierté et restent porteuses d’idéaux et de valeurs irremplaçables comme celles de l’écoute et du dialogue. Les divers mouvements auxquels nous assistons expriment une volonté d’action collective. Ils demandent une nouvelle dynamique économique et sociale, plus équitable. Et une adaptation fondamentale de nos modes de vie afin d’éviter un dérèglement irréversible de notre planète. Rassemblons toutes ces énergies dans un projet qui crée de nouvelles opportunités pour tous nos concitoyens. Un projet et une vision qui se traduisent dans des avancées concrètes. »[2]

Face aux enjeux majeurs de notre société, en particulier ceux de l’environnement qui conditionnent le futur de la planète et de l’humanité, il est encourageant de constater le ressenti et la volonté profonde de toute une partie de la population qui, loin de se laisser aller à l’indifférence ou au découragement, en appelle à des engagements déterminés à mettre en œuvre sans tarder. Il nous paraît essentiel de prendre appui sur cette vitalité. Chacun et chacune d’entre nous peut y prendre part. Nous attendons des responsables politiques que, prenant appui sur cette vitalité de la société civile, ils aillent au-delà des préoccupations électorales immédiates et fassent courageusement valoir à leurs électeurs la nécessité des options et mesures ambitieuses que requiert le futur de l’humanité et de la planète.

Notes :