Marcher dans le temps présent
Lorsqu’on part en pèlerinage pour une destination lointaine, est-on en dehors du temps ou, au contraire, est-on justement plus en mesure de saisir ce qu’il contient ? Se lasse-t-on de la lenteur, de l’horizon qui défile à mesure que l’on met un pas devant l’autre ?
Lorsqu’on part en pèlerinage, on se soustrait toujours de quelque chose, mais pas toujours de ce qu’on imagine. Les raisons qui nous font partir semblent se transformer en quelque chose d’inattendu, en une réponse à une question plus fondamentale, presque inavouée. Et cela ne s’explique pas uniquement par le fait que nous nous avançons dans des environnements nouveaux et inconnus. Nous nous mettons dans une disposition d’accueil au moment présent. Et nous avons justement besoin de temps pour comprendre que cet instant contient quelque chose que nous ne pouvons pas saisir. Plus nous effleurons l’instant de notre présence, plus cette densité subtile se complexifie.
Le pèlerin avance dans l’horizontalité, il traverse du pays, des régions et ses paysages. À force d’avancer dans cette horizontalité, il se rend compte que chaque paysage traversé suscite quelque chose en lui – il y a une corrélation entre l’intériorité et les réalités traversées. Accueillir ce que l’environnement suscite en nous est une occasion de traverser des paysages intérieurs, de transformer nos résistances en libération. Ce n’est qu’en étant présent à nous-mêmes, dans cet instant présent, que cette transformation peut se faire. C’est l’instant de la relation, de la rencontre. L’espace où la rencontre se fait est un espace du possible, où notre rapport routinier au temps se transforme en perméabilité à de nouveaux possibles, à une nouvelle façon de percevoir le moment présent qui est une fenêtre ouverte sur la transcendance. Fuir cet instant présent, c’est rater une chance de traverser ses paysages intérieurs. Il faut du temps pour que l’oignon se leste de ses couches successives ; la marche est un processus de lente déconstruction de ses résistances.
Suite à des marches antérieures (Saint-Jacques, Rome, Jérusalem), je me suis proposé, en 2018, de vivre une expérience « d’ailleurs » dans Bruxelles. Pendant un mois, j’ai marché dans la capitale où je vis avec ma famille, sans rentrer chez moi, pour expérimenter l’ailleurs au pas de la porte, au coin de la rue. Je m’étais décidé à maintenir un regard bienveillant et empathique en toute circonstance. Je m’étais aussi proposé de ne rien prévoir et de découvrir ce qui se cachait derrière mes résistances. Dès que je sentais un inconfort, ce serait pour moi le signe que je devais aller encore plus vers le réel !
Pour la première fois, j’ai expérimenté ce que c’est de ne pas avoir de cap, de ne pas avoir d’orientation ou de but. S’il y a bien quelque chose qui conditionne notre rapport à un environnement, c’est l’organisation de notre temps. Ce sont tous ces moments « prévisibles » qui ponctuent notre journée et qui structurent notre vie. Le lever, faire sa toilette, manger, se rendre au travail ou à nos occupations régulières, lire notre journal, échanger avec les personnes qui peuplent notre quotidien… Là, je ne me retrouvais pas uniquement dans une posture de pèlerin ; j’étais dans une ville avec laquelle j’entretiens depuis plus de vingt ans un rapport fonctionnel (je la traverse pour me rendre au cours, au travail, pour rendre visite à quelqu’un…). Ici, j’avance dans un environnement connu avec lequel je change complètement de rapport et dans lequel je n’ai plus de direction où aller. Tout au long de cette aventure, l’absence de cap fut sans aucun doute l’élément le plus déstructurant. Comment maintenir une posture vertueuse lorsqu’on n’a pas de direction ? Comment rester dans cet état d’esprit d’ouverture, de bienveillance lorsqu’on n’a pas d’orientation ?
Pendant un mois, j’ai eu l’impression d’être un équilibriste qui vacillait entre errance et quête de sens. Les deux états – qui s’entremêlent constamment – amènent des postures différentes.
La vulnérabilité dans laquelle je me suis retrouvé m’a davantage fait ressentir à quel point la ville est éminemment fracturée par toutes ces réalités qui ne se rencontrent pas et qui se frôlent sans arrêt. Dans les interstices des fractures surgit le vide, dans lequel se lovent la peur, l’indifférence, le mépris. La ville semble dévorée par l’urgence des préoccupations des hommes et des femmes qui la traversent en toute hâte. Je connais cette hâte, car c’est encore souvent la mienne.
Maintenir envers et contre tout un regard d’amour alors qu’il n’y a ni direction, ni fonctionnalité, ni sens apparent, m’a paru être la chose la plus difficile à assumer pendant cette aventure inédite. La plus difficile mais aussi la plus utile. Car le regard d’amour, la bénédiction sincère de chaque personne croisée recrée du sens, et supplante le vide abyssal créé par l’indifférence. La réussite de ce pèlerinage ne s’est pas mesurée au nombres de kilomètres parcourus mais à la qualité de ma présence à moi-même et aux autres. L’expérience de la lenteur, le fait de prendre le temps dans le creuset du monde frénétique, permet de goûter un autre rapport au temps. Cela permet aussi de devenir un peu plus réceptacle, et d’accueillir la densité subtile qui le traverse.
À découvrir :
Sébastien de Fooz, Partir chez soi. Changer de regard, s’ouvrir à l’inconnu, Bruxelles, Racine, 2019.