Moi, Céline, hébergeuse de migrants
Les migrations, nul ne peut le nier, sont une réalité et une réalité qui risque de perdurer encore quelques générations… D’après les chiffres empruntés à l’Agence des Nations unies pour les réfugiés[1] : « 70,8 millions de personnes dans le monde ont été forcées de fuir leur foyer, soit un chiffre sans précédent. On compte parmi elles presque 25,9 millions de réfugiés dont plus de la moitié a moins de 18 ans ». 80% de ces réfugiés vivent dans un pays voisin du leur. Pour ce qui est des 20% restant, certains parviennent à arriver chez nous, après un périple de plusieurs mois voire de plusieurs années. La plupart atteignent nos frontières éreintés, désorientés, meurtris par les sévices qui leur ont été infligés sur le trajet. Malheureusement, ils se heurtent aussi le plus souvent au rejet, à l’indifférence parfois même à la haine de ceux qui estiment que leur place n’est pas ici et qu’ils doivent repartir. Face à tant d’hostilité, des citoyens s’insurgent. À l’été 2015, à Bruxelles, est ainsi née la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés[2]. Des bénévoles y dispensent un accompagnement médical, des conseils juridiques et proposent de mettre en contact des migrants et des hébergeurs. C’est le cas de Céline.
Céline est hébergeuse de migrants depuis bientôt un an et demi. Le 6 décembre 2017, jour de ses 50 ans, elle a décidé de donner une nouvelle tournure à son engagement social. « Je ne dis plus ; j’agis. Et j’ai agi ! », explique-t-elle aujourd’hui. Avec beaucoup de détermination dans la voix, elle affirme qu’« on a toujours toutes les excuses du monde pour ne rien faire. Mes 50 ans ont été la limite. Plus d’action, moins de paroles ». Elle qui s’était toujours engagée en faveur de diverses causes, mais jamais sur le long terme, voulait du changement.
Le soir même, Céline accueille ses premiers hôtes via la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés. Elle salue au passage le « superbe travail de dispatching » de la Plateforme qui évite ainsi souvent aux accueillants de « se retrouver face à des personnes qui ne respectent pas ou peu l’espace de vie de la personne qui les accueille ou qui sont difficiles à gérer ». Ces personnes ne sont pas abandonnées mais placées en centre d’hébergement. En un an et demi, elle aura hébergé une centaine de personnes via ce réseau. Cette décision ne fut malgré tout pas de tout repos car, en dépit des règles imposées pour favoriser la cohabitation, il faut toujours jongler avec les habitudes et les modes de vie de chacun sans jamais prendre le temps de vraiment approfondir les relations, puisque ce sont rarement les mêmes personnes qui reviennent. Épuisée, elle décide alors de limiter son accueil à une douzaine de jeunes avec qui elle a sympathisé. Une décision tout à fait compréhensible mais qui semble avoir un impact négatif pour ceux qui travaillent pour le Hub Humanitaire à la gare du Nord. L’association peine, en effet, à trouver de nouvelles familles d’accueil.
D’après Céline, ne pas accueillir souvent les mêmes personnes ne permet pas de créer du lien et, « quand il n’y a pas de lien, il n’y a pas d’inquiétude pour l’autre ». Même si elle ne regrette pas une seconde d’avoir accueilli autant de personnes, limiter son accueil lui a permis de renforcer ses liens avec quelques-uns et en particulier avec Sadam, au point de se considérer comme une mère pour lui. Une mère qui souhaite le meilleur pour son enfant et qui aimerait le savoir libre. Mais la liberté passe par la connaissance. C’est un point important sur lequel Céline ne transige pas, puisque souvent ces jeunes sont analphabètes et rencontrent de grosses difficultés pour s’exprimer ou comprendre l’environnement dans lequel ils évoluent. La connaissance apparait alors comme la solution « pour ne plus être esclave de quoi que ce soit ou de qui que ce soit et enfin pouvoir accéder à la liberté ».
Partir pour commencer à vivre
Parmi les jeunes qu’elle accueille, nous rencontrons Islam, Sadam et Aroum. Tous trois originaires du Soudan, ils ont été contraints de quitter leur pays en raison de la guerre et des conflits entre ethnies. Islam a 21 ans. Il est passé par la Libye, l’Italie, la France puis la Belgique. Dans un français approximatif, il confie qu’il ne serait jamais parti de chez lui s’il n’y avait pas été contraint. « Pourquoi vouloir partir quand on a aucun problème ? Si je n’en avais eu aucun, je ne serais jamais venu ici. J’aime mon pays mais si j’y reste je vais être emprisonné car je suis zaghawa[3]. J’ai déjà été emprisonné pour rien quand j’avais 18 ans. J’ai retrouvé mon oncle en prison et, à ma sortie, c’est lui qui a organisé mon départ ». Il précise encore que sa famille serait évidemment heureuse qu’il revienne mais pour le moment c’est difficile. La milice passe souvent dans sa maison pour le chercher et en profite pour menacer et intimider ses proches.
Céline a installé pour les garçons un logement au sous-sol. C’est une petite pièce qu’elle leur a aménagée pour qu’ils puissent avoir leur propre espace et se sentir libres d’aller et venir dans la maison. Elle nous avoue qu’« ici on fonctionne par essai-erreur. Je suis parfois dépassée par la situation mais on trouve des solutions et ça s’arrange ». Aujourd’hui, Céline peut enfin affirmer bénéficier de tout le positif de l’accueil, même si parfois des quiproquos persistent parce que « ce n’est pas toujours facile de se mettre dans leurs baskets » et de comprendre ce qui est de l’ordre des us et coutumes de chacun.
Et la question de l’illégalité dans tout ça ?
On se souviendra notamment de la polémique et des craintes qui se sont élevées en 2018 autour du projet de loi sur les visites domiciliaires en vue d’arrêter une personne en séjour irrégulier, mais aussi de l’intervention du 9 février 2018. Pour rappel, aux alentours de 16h des policiers en civil ont débarqué sans prévenir dans les locaux de l’association Globe Aroma pour procéder au contrôle d’identité de toutes les personnes présentes et à l’arrestation de sept personnes sans-papiers. Y voyant une véritable atteinte aux droits humains, 168 associations dont le Centre Avec se sont alors portées signataires d’une carte blanche pour dénoncer cette procédure[4]. Face à tout cela, Céline avoue être quelqu’un de positif. « Je fais peut-être l’autruche mais tant qu’il n’y a pas de soucis, tout va bien ». Selon elle, une double crainte peut apparaitre chez celles et ceux qui hésitent à accueillir. Il s’agit de la crainte de l’autre qui m’est inconnu et de celle de l’autorité publique et du gouvernement. Cette dernière est, selon elle, peut-être plus difficile à dépasser. Mais dans sa situation, une fois la crainte de l’inconnu dépassée, la force de prendre d’autres risques et donc de faire face à la crainte de l’autorité publique est devenue possible. Ces inconnus sont devenus pour elle des individus à part entière avec des visages, des prénoms, des vies… En raison de cela, comment refuser de prendre d’éventuels risques ?
La confiance et la peur de l’inconnu
Pour Céline, la confiance et la peur sont intimement liées. C’est la construction progressive de la confiance qui permet d’annihiler la peur. Ce qui lui a permis, à elle, de la dépasser c’est de se dire que « la peur est partagée. Nous ne savons pas qui nous allons accueillir lorsque c’est la première fois, mais eux ne savent pas non plus qui va les accueillir ! ». C’est cette prise de conscience qui la porte et la conforte quotidiennement dans son choix d’accueillir.
Accueillir des inconnus chez elle n’est en aucun cas une source de malaise ou d’inquiétude. « Je me sens hyper en sécurité avec eux au contraire. C’est plutôt quand ils ne sont pas là que ça me fait bizarre. Ils s’occupent de la maison lorsque je suis absente, ils la font vivre ». Et ce, même lorsqu’elle nous avoue avoir été cambriolée deux mois auparavant. Conséquence malheureuse de son habitude de tout laisser ouvert. « Quand je ne sais pas, j’essaie de ne pas me poser de questions. Cet évènement a été un véritable choc émotionnel pour moi mais la vie continue. Nous sommes dans une grande ville, j’en ai parlé avec les jeunes que j’accueille. Ma confiance en eux n’est en aucun cas ébranlée ».
Du regard des autres et des critiques
Que ce soit auprès de sa famille, de ses amis ou de ses voisins, Céline n’a rencontré aucune difficulté. Son choix a été en général bien accueilli. Elle a même pu bénéficier de l’aide de certaines personnes de son voisinage pour la nourriture ou des produits de première nécessité. Contre toute attente, les difficultés et les réticences sont venues de l’école de son fils de 12 ans, Florian. Des parents, ayant appris qu’elle accueillait des migrants, ont refusé que leurs enfants viennent le voir à la maison. Ultérieurement, à la suite de divers évènements, une discussion a été entamée au sein de la classe de Florian et entre les parents, ce qui a permis de désamorcer les appréhensions mais aussi de confronter les craintes et les préjugés de chacun.
Seules certaines personnes, éloignées de son cercle amical et familial, osent encore critiquer le choix de Céline en lui reprochant d’accueillir des migrants qui viennent de loin plutôt que de s’occuper du sans-abri à sa porte. Ce à quoi elle répond que le sans-abri a une histoire, des soucis sociologiques, parfois psychologiques qui durent depuis un certain temps alors que les migrants sont en chemin vers une nouvelle vie. Ils ont besoin d’un coup de pouce momentané, de court terme qui est plus facile à prodiguer.
Et d’ajouter aussi : « Je pense que certaines personnes n’osent pas accueillir par peur de s’attacher ou par crainte de ne pas pouvoir en faire assez. Ces personnes préfèrent donc n’accueillir personne plutôt qu’un peu ».
Enfin, quand on demande à Florian ce qu’il pense du choix de sa maman, choix qui a évidemment un impact sur sa propre existence, il répond avec enthousiasme et fierté que « ça les aide, que ces personnes sont en danger et que les gens ne le réalisent pas ». Sans omettre bien sûr, et non sans une once de joie dans le regard, qu’« il y a moins de silence à la maison ».
Le cas de Céline est bien évidemment un cas parmi tant d’autres. Mais il a l’avantage de nous éclairer sur un certain nombre d’éléments ou de situations qui peuvent être récurrents lorsqu’on décide de devenir hébergeur. Que ce soit sur du court ou du long terme ou ne serait-ce que pour une seule nuit, qui ne s’est jamais heurté aux critiques d’autrui ? Qui ne s’est jamais senti découragé devant la charge émotionnelle ou organisationnelle que nécessite l’accueil d’une ou de plusieurs personnes inconnues au passif complexe ? Qui n’a jamais eu peur de devoir faire face à des poursuites pour avoir transgressé la loi ? Et pourtant, devant toutes ces difficultés, et il y en a certainement d’autres, l’accueil apporte vraisemblablement son lot de joie et de souvenirs mémorables. Cependant, il est bon de rappeler que l’accueil n’est pas la seule et unique voie possible pour aider les réfugiés. À cet égard, la Plateforme comme tant d’autres associations qui viennent en aide aux migrants regorgent de bénévoles et toutes les bonnes volontés sont toujours les bienvenues.
Enfin, il faut le rappeler, face aux situation des migrants, fondamentalement il s’agit de mettre en œuvre des solutions durables et solidaires, fondées sur le respect des droits humains.
Notes :
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[1] Source HCR / 19 juin 2019 (https://www.unhcr.org/fr/apercu-statistique.html)
[2] Voir une brève présentation de cette Plateforme dans En Question 129 (juin 2019), p. 60.
[3] Les Zaghawas sont un peuple d’Afrique vivant au Soudan et au Tchad.
[4] https://plus.lesoir.be/140149/article/2018-02-14/globe-aroma-nous-refusons-que-nos-asbl-servent-de-souricieres