Le 17 octobre 2007

Mondialisation et justice

Cette analyse aborde les différents aspects de la mondialisation. Elle en montre l’enracinement historique dans le capitalisme moderne et la décrit dans ses différentes dimensions : technologique, économique (capitalisme financier, pouvoir des multinationales, consumérisme…) mais aussi culturelle et écologique. L’efficacité économique qui est l’atout du capitalisme ne peut être un but en soi ; elle doit être soumise à des régulations politiques et mise au service du développement de chaque être humain et de toute l’humanité. Membre du Centre AVEC, Édouard Herr est économiste et théologien. Il est professeur aux Facultés universitaires N.D. de la Paix (FUNDP, Namur) et à l’Institut d’Études Théologiques (IET, Bruxelles) et également conseiller spirituel à l’UNIAPAC (Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise).
 

Le thème « mondialisation et justice » peut paraître « tarte à la crème », mais il est incontournable. « Occupez-vous de la mondialisation sinon elle va s’occuper de vous ». Plus sérieusement il est assez clair aujourd’hui que la survie de l’humanité dépendra de la manière dont on parviendra à gérer cette nouvelle étape[1].

Tentons une définition. Sous l’influence des progrès des sciences et de la technique, la vie économique tend aujourd’hui à fonctionner en interdépendance généralisée comme un seul immense système économique régulé par le marché, aussi bien dans la consommation que dans la production ou encore dans la circulation des capitaux, et cela sur toute la planète.

Mais ce discours est à nuancer, car ce n’est qu’une tendance et nous verrons qu’elle n’est pas sans problème. On peut évoquer en vrac les aspects spectaculaires de la mondialisation, la fabrication des voitures qui coordonne des éléments provenant d’une vingtaine de pays, les ordinateurs qui passent seulement cinq minutes chez Dell, tout le reste venant de l’extérieur, du monde entier, par modules préfabriqués, les produits chinois présents partout, l’universelle présence des medias et des communications, le tourisme sans frontières… Mais aussi, « en supplément », les délocalisations, les menaces terroristes déterritorialisées, les mafias, les pollutions et le pillage des ressources minières et pétrolières sans parler du réchauffement du climat.

Il est probable (mais pas sûr) que cette tendance va continuer, mais sa forme n’est pas déterminée pour toujours. Il est donc très important de discerner quelle image on veut nous donner de la mondialisation. Thomas Friedman, éditorialiste au New York Times, par exemple, affirme : « La terre est plate ». Il exprime par là que la circulation et l’accessibilité sont universelles et faciles. C’est une idéologie un peu légère qui suggère que, si chacun s’y met avec entrain, la mondialisation est un processus gagnant pour tous. Quand on songe aux émigrés qui veulent entrer dans les pays riches, on doit bien constater qu’il y en a pour qui « la terre est moins plate que pour d’autres » ; pensons seulement au mur qu’on érige le long de la frontière mexicaine, et aux grilles autour des enclaves espagnoles au Maroc.

Contrairement à l’idéologie de Friedman, l’unité de l’humanité ne se fera pas en réduisant tout à l’économie et à la technique. On ne peut plus ignorer les incidences culturelles, religieuses, politiques et écologiques de la mondialisation. Celle-ci sera multidimensionnelle ou ne sera pas.

La thématique « mondialisation » a déjà soulevé des tempêtes d’émotion. Dans une première période, elle était perçue comme une domination de plus du Nord sur le Sud. Mais, depuis les années 2000, un sentiment d’insécurité a envahi l’Europe, notamment par rapport à l’emploi et surtout par rapport à nos systèmes de sécurité sociale menacés. C’est un renversement de tendance très important. Il entraîne chez beaucoup le souhait de maîtriser, de contrôler, d’orienter et d’humaniser la mondialisation, ou carrément de la stopper. Cependant d’autres réagissent en affirmant que la meilleure protection n’est pas le repli frileux, mais l’attaque : relevons le défi et nous gagnerons. On touche là des attitudes très profondes et il me semble qu’il faut vraiment pouvoir écouter et respecter les deux positions. Car en fin de compte, il s’agit de l’articulation entre l’économique et le politique au niveau mondial et donc il y va de la forme future de la mondialisation[2].

Caractéristiques du phénomène de la mondialisation : passé et présent

Genèse de la mondialisation

Mon hypothèse est la suivante : la genèse du capitalisme marque profondément la mondialisation, car celle-ci n’est pas autre chose que la forme mondialisée du capitalisme.

En Europe émerge au 16ième siècle un système sociétal unique, à savoir une organisation basée sur l’individu émancipé et autonome. L’individu s’émancipe en effet par rapport au communautaire, et les domaines du savoir et de l’action se rendent autonomes par rapport aux références chrétiennes et éthiques qui les contrôlaient auparavant. Ce mouvement est à la fois positif et négatif. La science se donne ses méthodes et ses finalités. Galilée déclare à ses juges : « Je peux vous expliquer comment fonctionne le ciel mais comment aller au Ciel, ce n’est pas de mon ressort ». La distinction entre approche scientifique et démarche spirituelle et éthique est saine, mais quand dans le processus technique on laisse tomber la référence éthique et spirituelle, on est sur le mauvais chemin.

La même chose dans le domaine politique. Pour Machiavel[3] la question essentielle est devenue : comment conquérir et garder le pouvoir ?, et non plus : qu’est-ce qu’un pouvoir juste ? Pour l’économiste Adam Smith[4] : comment devenir riche ?, et non pas : qu’est-ce qu’une économie juste ? On ne se préoccupe plus du Royaume des cieux, de la vie après la mort, ni non plus directement de la justice, mais de la réussite ici et maintenant. La bourgeoisie, classe montante en cette époque, voulait réussir dans la vie en augmentant sa richesse. C’est là que s’enracine le capitalisme moderne dont nous vivons aujourd’hui la phase mondiale. Cette problématique est donc très actuelle : on « oublie » le sens et les valeurs.

Le meilleur théoricien du capitalisme est Joseph Schumpeter[5], qui parle à son propos d’un mouvement indéfini de destruction créatrice : produire toujours plus et de meilleure qualité, de manière plus productive en innovant sans cesse. Ce fut un succès formidable (comme le reconnaissait Marx), mais à un prix social et sociétal terrible. Le capitalisme est fascinant, parce qu’il se prétend efficace. C’est là son atout. Mais si on en reste là, que devient le lien social, (car c’est un régime basé sur les forts), et quel est le sens de cette destruction créatrice ? Où va-t-on ? Que détruit-on, que crée-t-on ? Jean-Baptiste de Foucauld, ancien directeur du Plan[6] affirmait : « Le sens de la croissance devrait être la croissance du sens ». Mais le capitalisme dit simplement : toujours plus, et on ne sait pas : plus de quoi, plus pourquoi, plus pour qui ? D’un point de vue éthique, l’efficacité est une valeur très importante, mais elle doit rester subordonnée : car on peut être efficace au service de mauvaises causes ou au service de bonnes causes.

C’est dans ce terreau qu’est née la « société industrielle » ; pour le meilleur, mais aussi pour le pire. C’est un moment extraordinaire, que Jean Ladrière[7] compare à l’étape du néolithique, il y a 10.000 ans, quand l’humanité a commencé à se sédentariser et à cultiver la terre. Cette comparaison est stimulante, car elle invite à comprendre la mondialisation actuelle comme l’accès de toute l’humanité à un nouveau mode de production et de vie. Mutation immense avec des conséquences incalculables, notamment du point de vue démographique. La question radicale se pose : à quels coûts humains cette immense transition se fait-elle ? Que pouvons-nous faire pour que le processus et son aboutissement ne mènent pas à l’auto-destruction de l’humanité ? La mondialisation ne peut pas être comprise seulement comme un processus d’extension horizontale sur toute la surface du globe, mais aussi comme une étape dans le devenir et l’émergence historique de l’humain. Si l’on adoptait cette perspective, la mondialisation prendrait de « l’épaisseur » historique, et par là même devrait se laisser interroger quant à sa capacité d’humanisation et à sa « durabilité ».

Caractéristiques de l’actuelle mondialisation

L’importance de la technologie

On souligne de plus en plus que le progrès économique dépend de l’innovation technologique. En fait la mondialisation présente est rendue possible par la troisième révolution technologique, celle des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication). Prodigieux essor, possibilités inouïes. Mais en même temps risque de dérapages terribles, en matière d’armements par exemple (terrorismes) et aussi dans certaines dérives biotechnologiques. Une revue prestigieuse, The Economist, envisage sans broncher de fabriquer la vie, et donc aussi de la gérer technologiquement. C’est le risque du totalitarisme technocratique : on pourrait aboutir à une technologie de l’humain, réduit au statut de matière manipulable, notamment du point de vue génétique. C’est un enjeu anthropologique de première importance et un problème politique. Je le mentionne ici parce que, lorsqu’on parle de la mondialisation, on pense surtout en termes économiques de richesse ; or la problématique technologique introduit aussi la quête de la puissance et du pouvoir : créer la vie, par exemple. On rencontre ici un fantasme de toute-puissance. De manière beaucoup plus directe et immédiate, des économistes réputés estiment que c’est le progrès technologique qui entraîne les problèmes de chômage, plus encore peut-être que la concurrence mondiale.

L’aspect économique

Capitalisme patrimonial

Il reste néanmoins que l’englobant, c’est le capitalisme qui se mondialise. Le capitalisme actuel a une caractéristique supplémentaire ; c’est qu’il est fortement contrôlé par un certain type d’actionnaires : les fonds d’investissement, notamment sous la forme de fonds de pensions. Les fonds de pension sont évidemment soucieux d’un rendement financier important et pèsent ainsi sur la distribution de la plus value. On appelle cela le capitalisme patrimonial. Cette forme de capitalisme privilégie l’épargne des actionnaires par rapport aux revenus des travailleurs, notamment en entraînant une réduction massive de la main-d’œuvre. Le système fonctionne avant tout pour les riches rentiers du Nord. Mais même le fonds de pension auquel les travailleurs cotisent risque d’être responsable de leur mise au chômage, du fait qu’il exige des rendements trop élevés.

Les multinationales

Les principaux acteurs stratégiques de ce système économique sont les fameuses multinationales. Elles sont comme des poissons dans l’eau de la mondialisation. Elles sont « nomades », c’est-à-dire elles ne sont plus liées à un Etat-national, avec les conséquences que cela entraîne en termes d’emploi et de fiscalité. Elles concentrent des pouvoirs énormes. Elles ont la capacité de peser sur les centres de décision à différents niveaux y compris mondial. Ce sont des sociétés de capitaux, anonymes, ce qui permet des fusions et des absorptions brutales. De manière un peu simpliste, on peut dire qu’on vend et achète maintenant des entreprises et des immenses empires industriels comme des vulgaires marchandises. Leur flexibilité est un avantage, mais elles ne respectent pas le rythme humain des travailleurs les plus fragiles, qui ont paradoxalement un rapport d’identification et d’appartenance à leur entreprise. Notons en passant que, sur l’entreprise, l’Église a un discours très juste, mais comment le rendre pratique et praticable à ce niveau ?

C’est enfin surtout au sein des multinationales que se posent les problèmes de délocalisation sous forme de sous-traitance dans des pays à bas salaires comme l’Inde par exemple.

«Maillons faibles et maillons forts »

Dans une réflexion globale, on ne peut que se réjouir que des emplois se créent dans les pays émergents, mais le problème c’est que chez nous ce sont surtout les travailleurs les moins bien formés qui sont menacés par ces délocalisations. Globalement la mondialisation se réalise au détriment des faibles. Aujourd’hui, la moitié de l’humanité vit dans la précarité : famine, eau non potable, dettes, manque de médicaments, pillage des ressources et des savoirs traditionnels. À l’extrême opposé, on trouve les hyperperformants. Ce sont ceux que Robert Reich[8] appelle les « manipulateurs de symboles ». Ils ont une formation flexible qui leur permet de faire face à la concurrence internationale, d’être très mobiles : professions hautement diplômées, actifs dans les services de toutes sortes (consultance, département juridique, conceptions, systèmes informatiques, recherche, etc.) Si performants, si sollicités que la vie professionnelle risque de tout envahir…

Le consommateur hédoniste

Parallèlement aux multinationales, côté production, la mondialisation repose aussi, côté consommation, sur un consumérisme hédoniste assez généralisé. Sans entrer dans un dénigrement unilatéral, il faut bien reconnaître que, dans le consumérisme actuel, il y a un phénomène de dépendance par rapport au monde des choses (phénomène de la mode) et une fameuse illusion : la consommation c’est le bonheur. C’est l’illusion que tout est achetable… Or l’essentiel, l’amour véritable ne s’achète justement pas. Par ailleurs beaucoup de gens n’ont pas l’accès le plus élémentaire aux bienfaits de la consommation.

Le commerce mondial

Selon la théorie économique bien connue des avantages comparatifs (Ricardo), la mondialisation devrait être bénéfique pour tout le monde. Mais en fait les conditions de fonctionnement de cette théorie ne sont pas du tout respectées. Le résultat est une féroce concurrence sur les prix et donc sur les coûts (notamment du travail). Ici surgit un autre paradoxe : la mondialisation est en principe favorable aux consommateurs, mais elle menace les travailleurs que la plupart des consommateurs sont aussi. D’autre part, le principe de la libre concurrence et du marché ouvert est loin d’être respecté par ceux même qui le proclament. En matière agricole notamment, l’Europe et les Etats-Unis subsidient leurs agricultures et les produits de celles-ci envahissent les pays pauvres. À l’inverse, ceux-ci n’ont pas libre accès aux marchés occidentaux. Ceci est en contradiction flagrante avec l’esprit de l’Organisation Mondiale du Commerce. 

Le capitalisme financier

Le capitalisme mondialisé est aussi financier. En effet ce qui circule le plus librement et le plus fortement ce sont les immenses capitaux, soit sous forme d’investissement direct à l’étranger, soit sous forme de placements et participations à court terme et de spéculation. Les monnaies sont devenues elles-mêmes des marchandises. Le problème, c’est que les intérêts des financiers ne coïncident souvent pas avec le développement durable des pays pauvres. Le jeu financier engendre beaucoup d’instabilité et d’insécurité. C’est dans ce contexte que se posent les questions d’une taxation mondiale des opérations financières : l’idée est intéressante, mais la réalisation est compliquée et rencontre pas mal de résistances.

Nouvelles puissances économiques

Un dernier aspect de la mondialisation économique est l’émergence en force de plusieurs très grosses pointures non occidentales. Ce sont ces pays : Chine, Inde, Brésil, etc. qui deviennent des acteurs de premier plan. Ils sont les premiers gagnants de la mondialisation. Ils joignent de bas salaires à une compétence technologique certaine. Il faut dire aussi, malheureusement, qu’une partie de cette main-d’œuvre bon marché est honteusement exploitée. Il ne faut donc pas espérer que la solidarité viendra de chez eux ; beaucoup d’autres pays du Sud sont plus menacés par eux que nous.

On dénombre une bonne centaine de multinationales non occidentales capables de jouer dans la cour des grands. Exemple emblématique : Mittal. Ils viennent acheter l’expérience et le savoir-faire en gestion, la recherche de pointe. Il est intéressant de constater alors en Europe et aux Etats-Unis beaucoup de réticences à lâcher le contrôle de fleurons qui restent quand-même assez « nationaux » : le libre échange a des limites quand ce sont nos pays qui en subissent les conséquences négatives.

Mais le paradoxe est celui-ci : la Chine et l’Inde deviennent des colosses économiques. La Chine a dépassé la France et va bientôt être la troisième puissance mondiale derrière le Japon et les Etats-Unis, mais en même temps la Chine et l’Inde sont les deux pays qui hébergent la plus grande population de pauvres. A eux deux ils ont plus d’un milliard et demi de personnes en situation précaire. Inutile d’ajouter que les inégalités sont immenses : le Brésil est le champion des inégalités entre riches et pauvres.

Une dernière facette de l’émergence du Sud dans le concert de la mondialisation, c’est que dans les domaines des matières premières, surtout le pétrole et le gaz, on assiste à un fort retour du contrôle étatique. L’exemple le plus préoccupant est naturellement la Russie. Inutile de dire que cette tendance va à l’encontre de l’idéologie de la mondialisation qui mise sur le libre échange, à l’exclusion de toute interférence publique et étatique.

La dimension politique

Technique, économique, l’actuelle mondialisation est aussi politique. L’enjeu fondamental est bien exprimé par le dilemme : droit de la mondialisation ou mondialisation du droit ? Et l’on éprouve douloureusement le retard du politique en matière de mondialisation.

En fait l’actuelle mondialisation est devenue possible grâce à la chute de l’empire soviétique à partir de 1989 et au retournement politique de la Chine sous Deng, déjà en 1979. En même temps, à la fois au niveau mondial (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale) et au niveau national, y compris en Europe, elle a été favorisée par l’essor de politiques néo-libérales, favorables aux détenteurs de capital financier, notamment sous l’influence de finances internationales complètement dérégulées (droit de la mondialisation « libérale »).

Les Etats plaident trop facilement non coupables dans cet immense système très complexe. Le pouvoir politique et la gouvernance mondiale ont une tâche décisive à remplir dans le domaine de la répartition des ressources et aussi de l’aide. Mais parce que les pays riches se sentent menacés, ils rétrogradent en matière d’aide. Avec sa longue expérience de la gouvernance mondiale, Joseph Stiglitz[9] dénonce deux carences permanentes à ce niveau d’une politique mondiale : trop peu de présence des pays pauvres et trop de présence des intérêts privés.

Mondialisation et Culture

En matière culturelle, il faut reconnaître que « la terre n’est pas plate du tout ». Même s’il existe une tendance à l’uniformisation des cultures, sous le rouleau compresseur de la culture occidentale, le mouvement inverse pour la défense de la langue et des autres caractéristiques des diverses cultures se remarque un peu partout. Evidemment l’Islam est emblématique à ce propos. Beaucoup de pays non occidentaux ont ressenti les évolutions de la manière suivante : ils n’avaient pas seulement à s’adapter à la société industrielle, mais dans le même paquet on leur proposait aussi le mode de vie « occidental ». Pour beaucoup c’est inadmissible car ils y perçoivent une atteinte à leur identité sociale et collective. Ils trouvent leur fierté à se démarquer. À l’inverse, on ne peut pas sacraliser tous les traits culturels. Toutes les cultures restent soumises à un discernement sur leur capacité d’humaniser. La tolérance qui consiste à laisser faire les autres cultures, du moment que cela ne nous gène pas, est aujourd’hui dépassée, car désormais on ne peut plus vivre juxtaposés.

Dès lors, à la mondialisation économique, sociale et politique dont nous avons parlé jusqu’ici, il faut ajouter la dimension culturelle. Nous sommes dans le même bateau, mais il n’y pas du tout accord sur la manière de vivre ensemble. D’où la thèse de Benjamin Barber : « Djihad versus McWorld »[10] : l’universalisation unidimensionnelle contre la régression identitaire. Ni Samuel Huntington (choc des civilisations[11]), ni Francis Fukuyama (la fin de l’histoire[12]) : ni unité sans diversité, ni diversité sans unité. Mais alors que faire ? Il faut arriver à susciter une volonté minimale de vivre ensemble. Cela exige une reconnaissance réciproque et un consensus minimal de base ainsi que la justice sociale et culturelle et le traitement équitable des minorités. Mais aussi la fermeté devant les atteintes à la dignité humaine, d’où qu’elles viennent.

La dimension écologique

La mondialisation est aussi confrontée à la limite des ressources minières, pétrolières, et énergétiques. Au-delà de considérations politiques et éthiques surgit ici un problème philosophique et anthropologique fondamental : quel est notre rapport à la limite ? Acceptons-nous notre condition limitée et comment ? Déjà maintenant nous payons tous l’explosion de la demande chinoise, y compris en termes de pollution. Beaucoup d’experts prédisent des guerres ou au moins des conflits graves pour le contrôle des ressources naturelles, notamment de l’eau. À lui seul, l’enjeu climatique est angoissant, difficile à apprécier et pénible à gérer.

Les défis éthiques
 

Nous avons pu le constater de plusieurs manières, l’atout du capitalisme c’est l’efficacité. C’est une valeur appréciable, mais elle doit être ordonnée à des valeurs finales comme la justice, la liberté, la vérité. Nous refusons le modèle du darwinisme social qui dit ceci : laissons les forts et les brillants faire leur jeu, et par chance les autres seront entraînés par eux. C’est faire trop d’honneur aux uns et mépriser les autres. Tous ont le droit et le devoir de participer. La « théorie du ruissellement » ne se vérifie pas dans la réalité. On ne peut renoncer au droit à l’égalité des chances. Car de ce point de vue, la « terre n’est pas plate non plus ». Et dès lors, il faut le reconnaître, beaucoup d’inégalités sont injustes, même si toute inégalité n’est pas d’office injuste. Qu’en est-il des inégalités en régime de mondialisation ? Des pays comme la Chine rattrapent très vite les pays « occidentaux » et spécialement l’Europe, mais les inégalités à l’intérieur de ces pays sont énormes. 800 millions de personnes ne mangent pas à leur faim, le même chiffre vaut pour l’accès à l’eau potable, plus grande cause de mortalité par an : 8 millions. L’Afrique est dans un état lamentable. S’il n’est pas toujours aisé, ni souhaitable d’aller à la recherche des culpabilités et des responsabilités, il faut cependant dire qu’une mondialisation humaine digne de ce nom ne peut jouer l’exclusion et la marginalisation. Désormais, avec les medias modernes, les peuples pauvres voient (souvent de manière mythique) une image souvent déformée de la mondialisation dans nos pays. Il est normal qu’ils veuillent émigrer.

Dans le modèle de la mondialisation néo-libérale, le rapport fondamental entre les humains risque d’être la concurrence, la lutte à mort. Contre cette dérive, il faut réagir sans cesse, à tous les niveaux et sur tous les plans. C’est ainsi par exemple que l’entreprise ne peut se borner à être économiquement performante et financièrement prospère mais doit assumer une responsabilité sociale et environnementale. L’action de la société civile, des alter mondialistes est importante et nécessaire comme paraboles de vie prophétique, instruments de conscientisation, inventivité, propositions alternatives praticables. Mais ils ne peuvent pas remplacer le politique.

La maîtrise de la mondialisation du droit par le politique est absolument nécessaire et décisive. Mais elle ne peut advenir qu’à travers des processus très longs et souvent des compromis pas très transparents. Il reste pourtant encore une place prépondérante pour les États et sans doute aussi pour des entités plus larges comme l’Europe.

Mais il ne faut pas attendre que tout vienne d’en haut. L’essentiel est quand même le changement de mentalité, et celui-ci vient par les contacts et les expériences personnels. Les grands changements ont été initiés par des personnes.

Le regard et l’agir chrétien

Si on se met dans une perspective chrétienne, on peut comprendre l’enjeu en ces termes : la mondialisation et l’histoire du salut en Jésus-Christ constituent deux « processus » d’universalisation extraordinaires. Le capitalisme se meut au plan de l’efficacité (pas toujours prouvée), donc d’un moyen, tandis que l’évangélisation se propose d’unir tous les humains et de respecter l’être humain dans toutes ses dimensions. Autrement dit, sans le développement économique, l’histoire du salut échoue à sauver l’homme dans son existence corporelle et économique ; mais, par contre, le moyen qu’est le capitalisme doit se conformer aux exigences éthiques qui se nomment solidarité, justice sociale, libertés, vérité. L’Église catholique a de plus en plus insisté, depuis Jean-Paul II, sur la destination universelle des biens ; ce critère devrait être décisif, y compris dans les décisions d’investissement.

D’un point de vue chrétien, la mondialisation peut être cohérente avec la vision du rassemblement de toute l’humanité dans le Christ. Mais justement pas n’importe quelle mondialisation. Le Jugement dernier (Mt, 25), offre une perspective lumineuse à ce propos.   

L’apport fondamental de la foi chrétienne, c’est la dignité de chaque personne humaine, y compris des plus pauvres. L’étape extraordinaire que nous vivons, la mondialisation, doit s’orienter selon ce critère. Cette vision de l’égale dignité est fondée sur la solidarité de Jésus, Fils de Dieu avec tous et chacun. Dans la vision chrétienne, l’humanité est destinée à l’unité dans le Christ et cela au titre d’enfants du Père et de frères et sœurs en Christ. Si la mondialisation peut être animée par cet esprit, alors c’est une entreprise d’une fécondité extraordinaire. La mondialisation est ainsi, comme le demandait Paul VI dans son encyclique « Populorum Progressio », au service du développement de « tout l’homme et de tous les hommes ».

Notes :

  • [1] Précisons que, même si elle se veut large, la présente réflexion aborde la question d’un point de vue européen.

    [2] De façon générale, en ce qui concerne l’activité économique, plutôt que de simplement la concevoir comme devant satisfaire au mieux les « besoins » humains, il convient de la considérer comme devant produire les biens et services qui permettent aux humains de « vivre dignement », debout.

    [3] Voir Le Prince (1515 – trad. fr. dans la collection « Le monde en 10/18).

    [4] Voir Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776 – trad. fr. Paris, Economica).

    [5] Joseph Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, Payot, 1951.

    [6] France (1992-1995). À signaler son livre Les 3 cultures du développement humain, où il parle des trois cultures politiques et spirituelles : résistance, régulation, utopie (Paris, Ed. Odile Jacob, 2002).

    [7] Jean Ladrière, Les enjeux de la rationalité, Paris, Aubier-Montaigne, 1977.

    [8] Voir, par exemple, L’économie mondialisée, Paris, Dunod, 1991.

    [9] Voir La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002 ou Quand le capitalisme perd la tête, Paris, Fayard, 2003.

    [10] Paris, Desclée de Brouwer, 1996.

    [11] Le choc des civilisations, Paris, Ed. Odile Jacob, 1997.

    [12] La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1993.