Le 29 novembre 2016

Mouvements sociaux, populisme et démocratie

La démocratie est incontournable mais difficile. Si le populisme simpliste et diviseur la détruit, les mouvements sociaux peuvent améliorer son fonctionnement. Comment, à quelles conditions ?  

17 septembre 2011, un millier d’Américains occupent le parc Zuccotti au centre de New York. C’est le début du mouvement « Occupy Wall Street » qui mobilisera des dizaines de milliers de personnes à travers tout le pays. Ils se présentent comme les 99% qui ne tolèrent plus la domination du 1% des plus riches, détenteurs de la fortune et du pouvoir.

9 novembre 2016, les élections présidentielles américaines débouchent sur la victoire de Donald Trump, un multimilliardaire tout-à-fait novice en politique, aux dépens d’Hillary Clinton, parfaite représentante de l’establishment.

Ces deux événements, de sens opposés – il y a fort à parier que pas mal des manifestants de 2011 se retrouvent dans ceux qui protestent avec force aujourd’hui contre l’élection du tonitruant milliardaire – ont pourtant en commun qu’ils interpellent la démocratie et mettent en question son fonctionnement. Nous ne prétendons pas ici ajouter un commentaire de plus à tous ceux que suscite de par le monde l’élection de Trump. Nous n’avons aucune connaissance spécifique de la société américaine et de ses particularités. Nous voudrions seulement partir de cet événement pour mener une réflexion sur la démocratie et sur ce qui peut la favoriser ou la détruire.

 La démocratie

Incontournable mais difficile

La démocratie peut être définie : gouvernement du peuple par le peuple. L’origine du terme est grecque : le demos, c’est le peuple. La plus ancienne démocratie affirmée comme telle fut celle d’Athènes (d’ailleurs très relative) mais il y a des éléments de démocratie dans tous les peuples (conseil des anciens, etc.). La démocratie moderne est née aux États-Unis (révolution américaine) puis en France (révolution française). C’est la démocratie représentative, fondée sur l’élection (suffrage universel) de représentants qui exercent le pouvoir en leur nom. Aujourd’hui, la plupart des pays du monde sont, en principe, des démocraties. « L’émergence de la démocratie est l’événement majeur du XXe siècle », a écrit Amartya Sen. Fondée sur l’égale dignité et la responsabilité de tout citoyen – de tout être humain – la démocratie est incontournable, elle est le seul bon régime.

Mais qu’en est-il de son fonctionnement ? Le monde est-il en accord avec les idéaux qu’il a affirmés, chaque être humain est-il vraiment reconnu dans sa dignité, le pouvoir émane-t-il réellement du peuple ? Il faut essayer de voir comment la démocratie est vécue, les obstacles qu’elle rencontre et, il faut bien le dire, la crise profonde dans laquelle elle se trouve aujourd’hui.

Le fondement de la démocratie représentative est le vote du peuple. Les électeurs choisissent comme représentants les personnes qui leur paraissent les plus aptes à gérer les affaires publiques. Idéalement ce choix populaire devrait déboucher sur un pouvoir politique soucieux du bien commun, réellement au service de tout le peuple. Mais ce serait ne pas tenir compte de la réalité humaine, trop humaine des inégalités sociales et de l’existence, sous des formes toujours renouvelées, d’aristocraties ou de classes dominantes. Citons Michel Serres : « Ces aristocraties qui, sous des masques divers et souvent mensongers, gouvernèrent les peuples de tous temps, clergé, noblesse, possédants d’argent ou d’expertise »[1].

Le pouvoir de l’argent

Pour nous en tenir à la démocratie moderne, elle fut acquise sur le pouvoir des monarques. La bourgeoisie industrielle du XIXe siècle mit à profit la liberté – concrètement la levée des entraves mises jusqu’alors à la concurrence (corporations, etc.) – pour organiser à son profit la première révolution industrielle. Le long combat des masses populaires du XIXe et de la première moitié du XXe siècle aboutit à un certain équilibre pendant une trentaine d’années après la seconde guerre mondiale, au moins dans le « premier monde » (l’économie sociale de marché). La troisième révolution industrielle et la mondialisation ont rompu ce relatif état d’équilibre. Deux personnalités politiques ont joué un rôle déterminant dans cette dérive : Ronald Reagan et Margaret Thatcher et leur option pour une déréglementation financière et économique à l’échelle mondiale. Le pouvoir politique, responsable du bien commun, s’en remet à « la main invisible du marché », autant dire au pouvoir de l’argent. C’est ainsi que, malgré l’adhésion de principe de la majorité des États du monde à la démocratie, c’est en réalité une aristocratie très réduite qui domine plus que jamais le monde, celle des possédants et de leurs chargés de pouvoir. C’est la domination du 1% contre laquelle s’insurgeaient naguère les manifestants d’Occupy Wall Street.

Le populisme

L’appel au peuple

Aucun parti, aucun homme politique ne se déclare populiste. Le populisme est un terme péjoratif, par lequel ses adversaires ou les analystes le désignent. Mais ceux qu’on qualifie ainsi ont en commun d’en appeler au peuple. Ils veulent être la voix du peuple. Le peuple, ce peut être « notre peuple », la nation (ethnos) par opposition aux étrangers, ou « le petit peuple » (demos) par opposition à une oligarchie dominante, ou simplement « les gens ordinaires » par opposition à la classe politique. Ou encore une combinaison des trois. Le discours populiste entend défendre ce peuple censé « homogène, majoritaire et travailleur contre une élite hétérogène, minoritaire et paresseuse »[2] et surtout profiteuse. Ce qui caractérise ce discours, c’est son simplisme. Les dysfonctionnements de la société ont une cause : le complot des dirigeants corrompus, qui ne cherchent qu’à protéger leurs intérêts et à perpétuer leur pouvoir. Et il y a un remède : le recours à un dirigeant charismatique ou à une mesure radicale, telle que quitter l’Union européenne ou chasser les étrangers.

Le faux remède

Ce programme populiste est un faux remède aux défauts de la démocratie, car il ne rejoint pas la réalité qui est complexe. Il ne réforme pas la démocratie, il la dénature dans sa surenchère démagogique, il risque de la détruire. Le principal danger du populisme, c’est qu’il se désigne toujours un bouc émissaire. Confronté à la réalité et à la complexité des institutions, Donald Trump devra sans doute mettre beaucoup d’eau dans son vin mais il pourra difficilement oublier qu’il a fait sa campagne sur un discours d’exclusion par rapport aux migrants latino-américains et aux musulmans. La démocratie est fondée sur la reconnaissance des droits de tous les humains et ordonnée au bien commun. Le populisme, la plupart du temps, se construit sur des exclusions et des oppositions ; dans sa prétention à proposer la solution miracle, il échoue à rejoindre la réalité. Le populisme sape les bases mêmes de la démocratie.

Pourtant le populisme est là et il engrange des succès. Comme le titrait un dossier de la Revue Nouvelle, il faut « pour la démocratie, prendre au sérieux le populisme »[3]. Il est l’indice d’un malaise, d’un dysfonctionnement ou d’une insuffisance de la démocratie. Paradoxalement, les deux événements que nous opposions en commençant cette analyse visent le même « establishment ». Les mouvements sociaux pourraient-ils ouvrir un autre chemin que l’aventure populiste ? Pourraient-ils, et comment pourraient-ils contribuer à rendre la démocratie plus réelle, comment pourraient-ils être un vrai remède ?

Les mouvements sociaux

Une interpellation légitime et nécessaire…

Les mouvements sociaux sont l’expression, en certaines circonstances, de préoccupations, de souhaits, de protestation ou d’exigence de la part de ce qu’on appelle « la société civile » (encore une acception du « peuple »). Ils peuvent être suscités par un événement particulier (on pense à la « marche blanche » suscitée par l’affaire Dutroux en 1999 en Belgique) ou s’opposer à un autre événement emblématique d’un état des choses devenu insupportable (la grande manifestation de Seattle en 1999 contre l’Assemblée mondiale de l’Organisation Mondiale du Commerce, point de départ des « contre-sommets »). Depuis quelques années, inspirés par le « printemps arabe », des mouvements de protestation contre la dérive néo-libérale ont surgi dans divers pays : le mouvement des indignés en Espagne (où il s’est prolongé dans le parti « Podemos »), en Italie, en Grèce, en France (Nuit Debout)… et, bien sûr « Occupy Wall Street » que nous évoquions en commençant. En Belgique, nés il y a deux ans, « Hart boven Hard » et « Tout autre chose » ont aussi su mobiliser beaucoup de monde et mettre en branle beaucoup d’initiatives.

Ces protestations sont saines, pleinement justifiées par les situations de grande injustice structurelle que le pouvoir de l’argent et l’impuissance, voire la complicité des politiques, ont créées et confirment chaque jour. Leur interpellation est légitime et nécessaire. Mais, au-delà d’une effervescence momentanée, voire d’un résultat ponctuel (comme l’abandon ou une modification d’un projet de loi ou de traité), ces mouvements peuvent-ils et comment pourraient-ils être un apport positif pour un meilleur fonctionnement de la démocratie ?

Pour une meilleure démocratie

Le premier défi, c’est de durer. S’il s’agit de protester contre la confiscation du pouvoir réel par les plus riches et contre le mauvais fonctionnement de la démocratie, une manifestation ponctuelle, si spectaculaire qu’elle soit, ne sera que feu de paille. Il faut durer et, pour durer, il faut s’organiser, répéter les actions, créer des groupes de travail et de débat sur les objectifs poursuivis. Un mouvement national devra pour bien faire se détailler dans des sections locales, un mouvement global se déployer dans des groupes de travail spécialisés… Certains des mouvements évoqués plus haut ont su le faire, dans des mesures et sous des formes diverses, allant jusqu’à donner naissance à des formations politiques. En ce qui concerne notre pays, Hart boven hard et Tout autre chose semblent bien partis pour durer, grâce à des sections locales et à des groupes de travail dans divers domaines.

En travaillant de cette façon, les mouvements dépassent la protestation et s’engagent déjà dans la recherche et la construction d’alternatives. Ils s’insèrent en fait dans le monde de ce qu’on appelle les corps intermédiaires : syndicats, groupements professionnels, associations de tous genres, locales, régionales, nationales qui représentent et structurent la société civile. Or, ces « corps intermédiaires » sont des agents importants d’une bonne démocratie. Même s’ils sont avant tout soucieux des intérêts particuliers de leurs membres, leur implication dans la vie publique et le jeu de leurs interactions est normalement bénéfique pour le bon fonctionnement de la démocratie. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que l’insistance sur le rôle de ces corps intermédiaires, selon le principe de subsidiarité, est un trait caractéristique de l’enseignement social de l’Église catholique. Et aussi sans doute de rappeler que la culture du compromis est une caractéristique de la Belgique. Que les nouveaux mouvements sociaux s’insèrent dans ce tissu et y apportent un nouveau souffle, soit en s’engageant dans ce qui existe déjà, soit en créant de nouvelles associations ne peut être que bénéfique pour le fonctionnement de la démocratie.

Les mouvements sociaux contribuent aussi au meilleur fonctionnement de la démocratie en ce qu’ils sensibilisent celles et ceux qu’ils mobilisent à la politique. Dans la mesure où ils savent durer et prolonger leur action par des groupes de réflexion et des initiatives concrètes, ils jouent un rôle d’éducation permanente. L’éducation populaire permanente est indispensable pour initier les personnes à la complexité de la chose publique, leur en faire comprendre les rouages, les protéger des simplismes, finalement pour les rendre capables d’exercer leurs droits et d’assumer leur devoir de citoyens.

Nous arrivons enfin à la question cruciale de l’articulation entre les mouvements sociaux et le monde politique, les élus, les partis. En Espagne (Podemos), en Grèce (Syriza), les mouvements ont débouché sur des partis, avec des fortunes diverses. Aux USA, il est permis de supposer que les manifestants d’Occupy Wall Street auraient fait confiance à Bernie Sanders et les choses auraient peut-être tourné autrement si celui-ci avait gagné les primaires du Parti démocrate. La plupart du temps toutefois, et notamment dans notre pays, c’est en influençant les élus et les appareils des partis que les mouvements sociaux pourront agir. Dans une démocratie de concordance comme la nôtre, il paraît important que des liens se nouent entre les mouvements sociaux et plusieurs partis, qu’ils évitent de se laisser confisquer par l’un d’eux, au risque de perdre leur force d’interpellation. Leur avenir dépend de l’intensité et de la qualité des rapports qu’ils sauront nouer avec le monde politique. Il dépend aussi évidemment de l’écoute que celui-ci saura leur accorder.

Difficile mais incontournable

La boucle est bouclée. La démocratie est une œuvre difficile car elle repose sur la dignité et la responsabilité des humains, sur leur intelligence et surtout sur leur honnêteté. Elle est complexe et ne peut être régie par le « il n’y a qu’à », plaie du populisme. Les défauts de la démocratie ne peuvent être corrigés que par plus de démocratie. La confiscation de la démocratie par l’aristocratie de l’argent ne peut être ébranlée que par une plus grande prise de responsabilité du monde politique, porté lui-même par un « peuple » conscientisé et organisé, un véritable mouvement populaire. La démocratie est incontournable. Si nous y croyons malgré tout, c’est parce que nous croyons dans la dignité et la responsabilité de l’être humain, de tous les humains.

Notes :

  • [1] Michel SERRES, Temps des crises. Paris, Le Pommier, 2009,  p.73.

    [2]  Jérôme JAMIN, « Image du peuple, image de l’élite » dans Politique, n° 75, mai-juin 2012, p.32. Ce numéro de la revue consacre un dossier au phénomène sous le titre : « Les nouveaux habits du populisme ».

    [3] Dossier « Pour la démocratie, prendre au sérieux le populisme », dans la Revue Nouvelle, 67-9 (septembre 2012), p. 35-68.