Le 01 avril 2012

Musulmans de Bruxelles

L’occasion de cette analyse est la lecture de plusieurs publications récentes, en particulier le livre de F.Dassetto, L’iris et le croissant et l’ouvrage collectif publié par La pensée et les hommes et qui pose la question : « Une majorité musulmane à Bruxelles en 2030 : comment nous préparer à ‘vivre ensemble’ ? ». Nous essayons d’abord de faire le point sur la présence musulmane à Bruxelles : nombre, composition, courants… Nous tâchons ensuite de cerner les différentes positions qui s’affrontent face au(x) problème(s) que cette présence pose ou pourrait poser pour l’avenir de la ville, le problème fondamental étant celui de la « conjugaison concrète » entre l’affirmation des valeurs communes à la société et la reconnaissance de diversités culturelles. La voie que nous suggérons – et qui inspire le titre de l’analyse – est de partir, non des principes (religion, laïcité, voire droits de l’Homme) mais des personnes concrètes, les musulmans de Bruxelles et tous les autres Bruxellois, et de construire ensemble le « vivre ensemble ». 
 

Ce n’est pas la première fois que le Centre Avec aborde la question de la présence musulmane dans notre société. Dès 1991, dans le cadre de l’équipe théologique de la Commission Justice et Paix, nous avions écrit un texte « Chrétiens et musulmans en Belgique », avec, comme sous-titre significatif : « Chrétiens, Musulmans et Laïques dans une même société »[1]. En 2009, nous avons publié une analyse « Musulmans dans la société belge. Pour un vivre ensemble »[2]. D’autres analyses, notamment autour des concepts d’intégration et d’inter-culturalité ou concernant plus généralement les « Belges issus de l’immigration », ont, par la force des choses, touché le thème. Si nous le reprenons aujourd’hui en concentrant notre attention sur les musulmans de Bruxelles, c’est à la fois pour son actualité et pour sa complexité presque inextricable qui représente un défi.

Parlant d’actualité, nous ne pensons pas seulement à l’actualité tragique de l’incendie de la mosquée chiite de Cureghem qui a coûté la vie à un imam unanimement vénéré, ni à celle, plus lointaine mais encore plus tragique, des gestes fous du multiple assassin de Toulouse qui nous rejoint pendant que nous écrivons cette analyse, ni à la récurrence des débats sur le foulard ou autres visibilités de l’islam. Nous nous référons plus précisément à une actualité éditoriale : la publication toute récente de deux ouvrages importants, bien que de natures très différentes : l’étude de Felice Dassetto : « L’iris et le croissant. Bruxelles et l’islam, au défi de la co-inclusion » et un ouvrage collectif publié par « La pensée et les hommes » : « Une majorité musulmane à Bruxelles en 2030 : comment nous préparer à mieux ‘vivre ensemble’ ? »[3]. Quant à la complexité, elle ressort avec évidence de l’enquête à la fois lucide et sereine de Dassetto, mais c’est surtout dans l’autre ouvrage que son aspect problématique et polémique se manifeste.

Dans cette analyse, nous voudrions d’abord faire le point sur la présence musulmane à Bruxelles : son importance en nombre, y compris dans la projection sur le futur (« une majorité en 2030 »), sa composition, sa diversité, ses courants au sein de l’islam d’aujourd’hui, sans oublier les aspects économiques et sociologiques. Dans les toutes grandes lignes évidemment, en essayant de tirer des ouvrages susdits, en particulier de Dassetto, la « substantifique moelle ».

Nous essaierons ensuite de cerner différentes positions par rapport au « problème » que cette présence pose, pourra ou pourrait poser pour le « vivre ensemble » dans notre société. Il s’agit schématiquement de la « conjugaison concrète » entre l’affirmation de valeurs communes à la société et la possible reconnaissance de diversités culturelles. Divers facteurs historiques, sociaux, politiques, interfèrent dans la situation jusqu’à nous faire parler d’inextricable…

Enfin nous aimerions suggérer une piste dans ce maquis, proposer un point de départ solide et en quelque sorte une méthode. Elle est annoncée et affirmée dans le titre même de cette analyse : musulmans de Bruxelles. Il s’agit de partir des personnes concrètes, des hommes et des femmes qui, sous des modalités infiniment diverses, vivent cette foi dans notre ville. Un mot de l’évangile a inspiré notre réflexion : « Le sabbat est fait pour l’homme, affirme Jésus, et non l’homme pour le sabbat ». La religion, toute religion, est faite pour l’homme. Mais aussi la laïcité, la démocratie, la Déclaration des Droits de l’Homme… C’est ensemble que nous construirons le « vivre ensemble ».

Présence musulmane
 

Olivier Servais a jeté un fameux pavé dans la mare en avançant dans son « baromètre du religieux », publié dans La Libre Belgique du 16 avril 2008, que les musulmans représentaient 33,5 % de la population bruxelloise et qu’ils pourraient être majoritaires en 2030[4]Le Vif, l’Express jouait la caisse de résonance deux ans plus tard en publiant un dossier sous le titre : « Bruxelles, musulmane en 2030 » (25 septembre 2010). Une contribution de la coordinatrice de ce dossier, Marie Cécile Royen ouvre le volume cité plus haut de La Pensée et les hommes[5]Que faut-il penser de ces estimations et de ces prévisions ?

Il faut d’abord rappeler qu’il n’existe en Belgique aucune statistique officielle des appartenances religieuses. Tous les chiffres avancés sont donc des estimations. La donnée de base est la nationalité d’origine : on partira du nombre de personnes originaires des pays totalement ou majoritairement musulmans. Les données statistiques permettent d’y inclure celles (de loin les plus nombreuses) qui ont la nationalité belge en allant jusqu’à celles dont un des parents est né à l’étranger. Sur cette base, on arrive à un total d’environ 330.000 personnes. Se référant à une enquête effectuée en Allemagne sur le taux des personnes originaires de Maroc ou de Turquie qui se reconnaissent musulmanes, le sociologue Jan Hertogen évalue les musulmans de Bruxelles à environ 236.000 personnes. Quant à la prospective – la part prévisible des familles musulmanes dans l’augmentation de la population bruxelloise – un indice est fourni par les prénoms des nouveau-nés bruxellois: en 2007, 32 % d’entre eux étaient musulmans. 

Dassetto nuance encore fortement cette évaluation : parmi les 236.000 personnes dénombrées par Hertogen, une bonne partie – et même probablement selon lui, la majorité – sont plutôt tout au plus des musulmans « culturels ». Il estime le nombre de « ceux qui s’engagent dans la dimension de la foi » à quelque 120.000 à 150.000 personnes (sur le million de Bruxellois). Leur visibilité est accrue par le fait de leur concentration dans quelques communes : Schaerbeek, Saint Josse, Bruxelles ville (Midi-Lemonnier), Molenbeek et Anderlecht (Cureghem) et surtout certains quartiers. En deçà des controverses – extrapolations alarmantes ou explications lénifiantes – on peut conclure que la présence musulmane à Bruxelles est importante et ne peut que le devenir de plus en plus et que toute politique juste et raisonnable doit en tenir compte[6].

Le livre de Dassetto nous offre donc le « panorama » de ce « monde musulman bruxellois organisé » : les mosquées, les associations de tous genres, le monde de l’enseignement islamique, du commerce halal, des médias, des relations avec les partis politiques… Allant plus loin dans l’analyse, il relève les « courants et tendances de l’islam bruxellois ». En ressort l’impression d’une très grande diversité, reflet normal de la diversité de l’islam lui-même. L’impression aussi d’une grande vitalité, d’un renouveau de ferveur. L’islam discret et traditionnel des premiers immigrants (« l’islam des caves », a-t-on pu dire) a laissé place à des convictions religieuses fortes qui ne craignent pas de s’affirmer dans l’espace public. La tendance dominante serait ce que Dassetto appelle « le retransfert rigoriste », c’est-à-dire le retour, le plus littéral possible, à la réalité originelle de l’islam. Ce courant a été porté surtout, dans les années 1970-1990, par le mouvement missionnaire, la Jamâ’at at-tabligh(Communauté pour le message). Celui-ci est supplanté aujourd’hui par le (néo)salafisme, que Dassetto décrit comme « le transfert rigoriste intellectuel ». Ce retour argumenté et méthodique à un islam strict permet une affirmation identitaire forte entre musulmans et au sein de la société non-musulmane ; il a une audience assez étendue au sein de la jeunesse, y compris la plus instruite et socialement bien établie. Mais si on peut parler de la « voie salaf » comme d’un courant dominant, il est loin d’être exclusif ; d’autres multiples influences s’exercent dans l’islam bruxellois ; on notera par exemple l’audience que rencontrent les écrits et les conférences d’un Tariq Ramadan, plus soucieux de l’insertion de la foi islamique dans l’espace démocratique européen[7].

L’islam à Bruxelles est donc une réalité vivante, qui revendique sa visibilité et dont certaines tendances au moins ne sont pas spontanément en phase avec les cadres et les valeurs de notre société. N’oublions tout de même pas que le panorama dessiné par Dassetto, selon sa propre estimation, ne concerne que la moitié des personnes présumées musulmanes. Et surtout, pour une appréciation raisonnable de la situation, il importe de tenir compte d’un bon nombre d’autres facteurs.

Le facteur social en tout premier lieu. Malgré de nombreux exemples de promotion économique et sociale, la majorité des populations issues des immigrations marocaine et turque continuent d’appartenir à ce que, faute de meilleure appellation, on peut appeler les « couches défavorisées ». La forte concentration de la population musulmane dans quelques quartiers n’est pas d’abord le résultat d’un choix idéologique mais la conséquence d’une dualisation de l’espace urbain de type socio-économique. Pour donner un seul exemple, selon un témoignage recueilli récemment, 75 % des habitants du Quartier Maritime à Molenbeek relèvent du chômage ou du C.P.A.S[8]. Les jeunes de ces quartiers – et de nouveau malgré un certain nombre de belles exceptions – partagent la précarité de leurs parents, avec la circonstance aggravante qu’ils trouvent moins facilement du travail.

Le facteur ethnique intervient ici. Il faut bien reconnaître que de nombreuses discriminations subsistent dans tous les domaines : l’emploi, le logement, l’accès aux lieux publics, le comportement des forces de l’ordre. La carte d’identité a beau être belge, le faciès, le nom, le vêtement aussi (le voile évidemment) ont un effet largement dissuasif, dressant plafonds et murs de verre. Un autre aspect ethnique est la concurrence et les tensions entre groupes nationaux : dans ces quartiers populaires, de nouvelles communautés issues de migrations récentes : Africains subsahariens, Latino-américains, Européens de l’Est ont rejoint, rejoignent encore les habitants plus anciens, non sans provoquer des concurrences, des tensions, des marquages de territoire, des replis communautaires.

Le contexte international enfin. Le livre de Dassetto replace très bien l’islam bruxellois dans l’ensemble de l’islam contemporain et de ses divers courants. Ce n’est pas sur ce point que nous voulons revenir ici. Mais nous pensons nécessaire de situer la question des rapports entre les musulmans et nous à Bruxelles dans un contexte encore plus large, celui des rapports entre l’Occident et le reste du monde. Nous pensons à ce que Jean Ziegler a appelé « la haine de l’Occident », la résurgence mémorielle[9]. La critique qu’un islam pieux peut faire des moeurs dissolues de l’Occident s’inscrit dans une contestation plus fondamentale d’un Occident qui a inventé « les Droits de l’Homme » et, pendant si longtemps et encore toujours aujourd’hui, en bien des circonstances et des endroits, en exclut « les autres ».

Nous avons ainsi, bien sommairement sans doute, « fait le tour » de la présence musulmane à Bruxelles, avec sa vitalité, sa diversité, ses ressources, ses problèmes. Menace pour l’avenir de Bruxelles, problème majeur en tout cas ou réalité inéluctable, même si forcément ambigüe, qu’il faut regarder en face et résolument reconnaître et accueillir.

Vers le « pluralisme culturel » ?
 

Nous empruntons cette expression « pluralisme culturel » au Rapport de la « Commission du Dialogue interculturel » (2005). Celle-ci s’inscrivait elle-même dans la voie ouverte par le Commissariat Royal à la Politique des Immigrés (1989) qui, dans son concept d’intégration, mettait ensemble « l’insertion la plus poussée par rapport aux principes fondamentaux de la société d’accueil » et « le respect sans équivoque de la diversité culturelle ». Elle pense le moment venu d’inscrire dans la société belge, à côté des trois pluralismes « historiques » : politique et syndical, philosophique et communautaire, un quatrième pluralisme. Ce nouveau défi que la Belgique doit relever serait de « transformer en pluralité active la diversité culturelle issue des courants d’immigration, inventer un cadre institutionnel […], instaurer un climat social […] pour permettre à ceux dont la culture d’origine est souvent non-européenne, de vivre leur citoyenneté à part entière mais aussi pour permettre aux Belges d’origine européenne de les comprendre et de les accepter comme tels »[10].

La Commission du Dialogue interculturel a bien posé les termes du problème (avec le grand mérite d’en mesurer l’importance) mais elle s’est arrêtée là ; sur un point litigieux comme le port du foulard, qui commençait alors à focaliser l’attention, elle s’est bornée à collationner les avis. C’est pour aller plus loin et chercher à proposer des solutions négociées qu’ont été organisées en 2010 les « Assises de l’Interculturalité » et c’est ce que son « Rapport final » a essayé de faire. Notons ici, en passant, un infléchissement significatif dans le vocabulaire : ce rapport parle des « minorités ethniques, culturelles et/ou religieuses » : ce qui atteste bien sûr l’importance croissante du facteur « islam »[11].

Mais ce rapport jusqu’ici n’a pas d’audience, et même il est plutôt mal reçu. Non seulement les « Assises » ont pratiquement coïncidé avec la plus longue crise gouvernementale de notre histoire mais leur travail a été occulté par diverses péripéties de la controverse autour du port du foulard. Pour beaucoup, le pas de plus qui consiste à proposer des solutions de compromis sur cette question et quelques autres est un pas de trop. C’est ce qui ressort notamment de la plupart des contributions au volume collectif mentionné plus haut. « Comment nous préparer à mieux ‘vivre ensemble’ » est-il sous-titré. Mais l’accent est mis très majoritairement, sinon exclusivement, sur l’adhésion espérée des musulmans aux « valeurs communes de notre société ». On a l’impression que c’est eux qui doivent faire tout le chemin. Il n’y a pas de véritable prise en compte de la diversité culturelle.

On est dans une impasse. On voit se dessiner les lèvres opposées d’une faille qui divise la société et, plus particulièrement – plus malheureusement aussi – le camp de ceux qui, en toute sincérité, veulent lutter contre les discriminations et promouvoir le « vivre ensemble ». Nous touchons ici à ce qu’on pourrait appeler « la crise de l’antiracisme ». Selon une expression d’Henri Goldman, « l’antiracisme est pris au piège » de l’interculturel[12]. Il y a quelques années déjà, Goldman avait mis le doigt sur le clivage qui se creusait entre, d’une part, l’antiracisme classique, porté par « la fraction la plus généreuse » des sociétés d’accueil, fondé sur l’affirmation de l’universalité des droits humains et soucieux d’en étendre le bénéfice réel à toutes les composantes de la société et, d’autre part, un nouvel antiracisme, porté, lui, par la fraction la plus conscientisée des communautés discriminées et qui joint à la revendication de droits et de traitements égaux, celle d’une juste et effective reconnaissance de leur diversité[13]. Nous ne nous attarderons pas sur l’analyse de ces courants opposés : nous constatons seulement avec regret que le clivage qui les sépare, pourtant profondément regrettable, tend plutôt à s’approfondir. La voie vers un « pluralisme culturel », tel que l’esquissait et l’espérait la Commission pour le Dialogue, semble bien bouchée, à moins qu’il ne s’agisse d’un pluralisme bouillonnant de conflits et de tensions et chargé de souffrances que la réalité inéluctable de la société ethnique imposera de toute manière…

Le principe de réalité
 

Dans un article tout récent, France Blanmailland invoque « le principe de réalité » : « Le monde et la ville aujourd’hui, écrit-elle, ne sont plus ceux d’hier et ce sont les nôtres… ». Et elle donne un exemple : « À la société tout entière de notre petit pays de s’habituer à la présence visible de femmes qui portent un foulard, même – et surtout – si elles exercent une fonction de responsabilité ». Et elle pose bien les termes du problème : « Le combat est aujourd’hui celui de la conjugaison concrète, ce qui signifie chaque fois réinventée dans un contexte précis, du principe initial de laïcité – garantie de pluralisme – avec notre monde actuel où chacun doit pouvoir s’estimer respecté dans les différentes facettes de ce qu’il est »[14].

À propos du port du voile, Henri Goldman présente une typologie des diverses positions sur le port du voile, établie par Pierre Tevanian. En deçà des positions extrémistes des laïcistes détracteurs du voile et des islamistes, ses zélateurs, il distingue les « anti-voile modérés » qui souhaitent l’abandon du voile et les « pro-voile » modérés qui en prônent l’usage, mais les uns et les autres s’abstiennent de l’imposer, espérant seulement que les femmes en viendront librement à la décision qu’ils souhaitent. Ni les uns ni les autres, estime Tevanian, ne respectent vraiment la liberté des femmes. Sa position (qui, « accessoirement, dit Goldman, est aussi la mienne ») est celle qui s’en remet totalement au libre arbitre des femmes[15].

À partir de ces exemples (qui ont l’avantage de concerner précisément ce qui est le point le plus visible, sinon le plus sensible, du débat), il est sans doute possible de tenter une issue au nœud de problèmes dans lesquels nous nous trouvons. Ils sont les problèmes, ou plus justement, les réalités de vie de personnes concrètes – femmes, hommes, enfants – qui font partie de la société, « avec leurs différentes facettes », en l’occurrence les « musulmans de Bruxelles », et aussi tous les autres Bruxellois, de toutes origines, nationalités, convictions ou cultures. 

« Le sabbat est fait pour l’homme… »
 

Qu’il nous soit ici permis de nous laisser inspirer par un mot de l’Évangile. « Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Marc 2,27). Jésus prend la défense de ses disciples que les Pharisiens accusent de faire ce qui n’est pas permis le jour du sabbat, en l’occurrence d’arracher des épis en traversant des moissons. Ce n’est pas la seule fois que ces stricts tenants de la loi font ce procès à Jésus. Ailleurs, c’est à propos des guérisons qu’il opère et il répond en invoquant en quelque sorte l’urgence de sauver la vie, de faire le bien[16]. Le cas présent est encore plus significatif, parce que la circonstance est plus anodine : « tromper sa faim en grignotant quelques épis » ; en outre Jésus en appelle à un précédent biblique qui ne concerne pas le sabbat mais un autre interdit légal : celui de David nourrissant sa troupe affamée des « pains de proposition » réservés aux prêtres. C’est comme une invitation à comprendre l’affirmation dans un sens très inclusif, à se laisser inspirer par elle pour aller un peu plus loin…

Si le sabbat, signe de l’alliance, institution sacrée s’il en est, est pour l’homme et non l’homme pour le sabbat, on peut légitimement généraliser et dire : la religion, toute religion est pour l’homme et non l’homme pour la religion. Et on peut en dire autant de la laïcité, de toute philosophie, de tout système de pensée ou de vie. Et, certes, des Droits de l’Homme. Comme aussi de la société et de tous les organes qui la structurent, des collectivités de tous niveaux, de l’État, de la démocratie… Cela peut paraître un truisme, voire une simple boutade ; il nous semble au contraire que prendre au sérieux ce primat – nous ne disons pas de l’être humain, ce qui serait encore une abstraction – mais des êtres humains, des gens concrets est la condition préalable et finalement la seule voie possible pour construire le « vivre ensemble ». C’est pourquoi nous ne parlons pas de l’islam à Bruxelles mais des musulmans de Bruxelles, aussi bruxellois que les autres Bruxellois. Tous les Bruxellois ensemble – certes dans le cadre plus large du pays, de l’Europe, de la réalité internationale – sont appelés à inventer leur avenir et l’avenir de la ville et à les construire par le jeu des rapports de forces et de la négociation démocratique.

Nous ne nous faisons pas d’illusions. Les gens sont ce qu’ils sont, avec leurs habitudes, leurs besoins, leurs préjugés, leurs peurs, leurs limites. Le courant le plus vivant parmi les musulmans de Bruxelles n’est pas le plus ouvert à la société occidentale ; le repli communautaire est un danger réel. Symétriquement, la tendance la plus affirmée dans les mondes laïque et chrétien, même ouverts, n’est certainement pas celle qui s’exprime dans « Tayush »[17]. Sans même parler des peurs latentes et des réflexes identitaires des droites plus ou moins extrêmes, voire du Belge lambda. Et surtout peut-être le « chacun pour soi » qui se décline sur des modes bien différents à tous les niveaux de la société. Mais il y a aussi partout, et il y a même, nous voulons le croire, en tous, une volonté de dignité, un souhait de vie bonne, une empathie aux autres et c’est sur cela qu’on peut tabler pour croire en l’avenir. Dépassant les peurs stériles et les vaines intransigeances, il s’agit de se mettre à l’œuvre ensemble pour améliorer la vie de tous et trouver des solutions aux questions qui font mal.

À cet égard, le grand nombre d’élus d’origine marocaine, turque ou, plus généralement, non-européenne dans les conseils de plusieurs communes et au Parlement bruxellois est un atout considérable. Dans la table ronde qui rassemblait des « personnalités politiques », lors du colloque cité plus haut, Tamimount Essaïdi (Ecolo) et Rachid Madrane (P.S.) ont témoigné de ce qu’on pourrait appeler un pragmatisme confiant. Et Bernard Clerfayt (FDF), bourgmestre de Schaerbeek, tout en estimant qu’il y avait sans doute dans sa commune une majorité de la population de confession musulmane, ne pensait pas qu’une question musulmane soit ou puisse devenir prochainement « la question politique principale »[18]. Même si, dans l’agir politique, la tentation du clientélisme n’est jamais absente, on peut espérer raisonnablement que cette composition des assemblées, fidèle reflet de la population, contribuera à faire aborder les problèmes avec réalisme et courage politique.

On n’entreprendra pas de dresser une liste de ces problèmes que pose l’avenir de Bruxelles et de ses populations. Toute une politique lucide et généreuse est à mener pour lutter contre la pauvreté, la dualisation croissante des quartiers, une politique de promotion sociale et de lutte contre toutes les discriminations. Dans le cadre de ce que la Commission du Dialogue interculturel appelait le pluralisme philosophique, un effort sérieux, cohérent doit être fait pour améliorer la gestion du culte islamique (organe chef de culte, reconnaissance et subsidiation des mosquées, etc.). Dans la perspective de la croissance attendue de la population, le développement du réseau éducatif depuis la crèche jusqu’à la formation professionnelle et supérieure est une urgence absolue. Tous les efforts devraient être conjugués pour ne pas seulement faire face aux besoins par la création de places mais pour inventer une école de qualité, qui ne forme pas seulement des professionnels mais surtout des hommes et des femmes capables d’assumer avec dignité la conduite de leur propre vie et leur place dans la société. On ne peut sous-estimer l’importance des maisons de jeunes, des mouvements de jeunesse, du monde associatif en général et de l’éducation permanente qui complètent et surtout personnalisent l’action de l’école[19].

N’y a-t-il pas là de vastes chantiers pour un effort commun et pour une négociation politique où le clivage musulmans-non musulmans devient bien secondaire ? Dans une perspective à la fois pragmatique et respectueuse de l’être humain, la question de la différence islamique cesserait d’être un étendard pour quelques-uns, un épouvantail pour d’autres et le défi du pluralisme culturel pourrait être relevé pacifiquement.

Ce sont tous les Bruxellois ensemble, les « gens », et parmi eux les musulmans et les musulmanes de Bruxelles qui construisent et construiront le « vivre ensemble ».

Notes :

  • [1] L’équipe théologique de la Commission « Justice et Paix », Chrétiens et musulmans en Belgique. Chrétiens, musulmans et laïques dans une même société. Commission Justice et Paix, février 1991.

    [2] Musulmans dans la société belge. Pour un vivre ensemble, Analyse du Centre Avec, août 2009. www.centreavec.be

    [3] Felice DASSETTO, L’iris et le croissant. Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion, Presses Universitaires de Louvain, 2011. Une majorité musulmane à Bruxelles en 2030 : comment nous préparer à mieux « vivre ensemble » ? Dossier édité par Chemsi CHEREF-KHAN et Jacques Ch. LEMAIRE. La Pensée et les Hommes, 2011. Nous avons publié un compte rendu de ces ouvrages dans En Question, n° 100 (mars 2012), pp. 30-31.

    [4] « Baromètre du religieux », La Libre Belgique11 mars 2008.

    [5] Marie-Cécile ROYEN, Les perspectives démographiques à Bruxelles à l’horizon 2030, dans Une majorité…, op.cit., pp. 19-26.

    [6] Nous avons essayé de synthétiser ici les données fournies par Dassetto dans une section de son introduction « Combien de musulmans à Bruxelles », pp. 21-26. Nous avons utilisé aussi un article du volume collectif Une majorité…, « Du bon usage des statistiques et des labels religieux » dont l’auteure Corine TORREKENS fait entendre une voix divergente. Mentionnons ici son ouvrage : L’islam à Bruxelles. Éditions de L’Université de Bruxelles, 2009, qui décrit avec beaucoup de précision la gestion locale de l’islam, en relation avec les autorités publiques.

    [7] Sur Tariq Ramadan, on lira avec profit l’article de Philippe de BRIEY, « Pour une réforme radicale de l’islam dans un monde devenu pluriel. Des idées nouvelles chez Tariq Ramadan », dans Felice DASSETTO (coord.), Discours musulmans contemporains. Diversité et cadrages, Louvain-la-Neuve, Harmattan-Academia, 2011, pp. 101-118.

    [8] Nous devons cette information, ainsi que d’autres précieux éclairages qui nous ont inspiré, à Jalil Bourhidane, président de la JOC de Bruxelles.

    [9] Jean ZIEGLER, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2009. Nous renvoyons à l’étude de Marie PELTIER, Le poids mémoriel, impasse du dialogue interculturel ? (étude du Centre Avec, 2010. www.centreavec.be).

    [10] Commission du Dialogue Interculturel, Rapport final et livre des auditions, mai 2005, p. 27. Voir notre analyse : De la société multiculturelle au dialogue interculturel. Étapes de la réflexion politique en Belgique, décembre 2010. www.centreavec.be

    [11] Interculturalité. Rapport final des Assises de l’Interculturalité, novembre 2010, disponible sur www.belgium.be/fr/actualites/2010/news_assises_interculturalite_rapport_….

    [12] C’est le titre d’un chapitre de son tout récent ouvrage : Le rejet français de l’islam. Une souffrance républicaine, Presses Universitaires de France, 2012. Compte rendu dans En Question, n° 100, mars 2012, p. 31.

    [13] Voir notamment son article « L’antiracisme a-t-il un avenir ? », dans Évangile et Justice, n° 79, décembre 2006pp. 12-16.

    [14] « Regards d’avenir… Avoir envie de continuer… », dans En Question, n° 100, mars 2012, pp. 22-24.

    [15] Op.cit., pp. 94-95. Il cite Pierre TEVANIAN, Tentative de cartographie, sur le site du collectif « Les mots sont importants », 2004.

    [16] Matthieu 12, 9-13 ; Marc 3, 1-6 ; Luc 6, 6-11 ; 13, 10-17.

    [17] Tayush est un « groupe de réflexion pour un pluralisme actif », né en octobre 2010 de l’initiative de femmes et d’hommes résidant en Belgique, issus de l’immigration ou de la société d’accueil. Le terme vient de l’arabe classique et signifie « vivre ensemble ». Site internet : http://www.wix.com/tayush/tayush.

    [18] « Table ronde des personnalités politiques suivie d’un débat », dans Une majorité…, op.cit., p. 82.

    [19] Le lecteur trouvera un relevé d’un certain nombre de « bonnes pratiques » dans Comprendre et agir dans la société multiculturelle, étude publiée par Pax Christi Wallonie-Bruxelles et El Kalima, 2008.

    Type de Publication:  Analyse