Le 01 juin 2005

Notre société de libéralisme capitaliste

Cette note a été élaborée pour guider la réflexion dans une session organisée sous ce titre pour un groupe de prêtres du diocèse de Namur en formation permanente. Il s’agit d’une introduction qui définit le sens des termes employés et pose les balises pour le travail ultérieur. L’élucidation des termes conduit à comprendre que nous vivons aujourd’hui dans une société où une doctrine économique universellement (fût-ce implicitement) acceptée (« pensée unique » du libéralisme) impose la prépondérance de la sphère économique et, dans cette sphère, le règne incontesté du système capitaliste. Une esquisse historique décrit la naissance et l’essor de la société capitaliste moderne et montre comment elle est aujourd’hui devenue mondiale. L’analyse de la mondialisation ou globalisation actuelle met en relief les éléments qui la constituent : l’innovation technologique, la logique entrepreneuriale, la concentration capitaliste et l’idéologie ou pensée unique néo-libérale. Sont enfin dénoncées les dérives du système : dérives systémiques comme la folle accélération du changement technologique et l’orientation exclusivement marchande (jusqu’à la marchandisation des services), la dérive financière et la dérive des comportements. Ainsi est préparé le terrain à un travail de groupe. 

Élucidation des termes.

Qu’entendons-nous par « notre société de libéralisme économique » ? C’est la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Dans une société (c’est-à-dire, selon le Petit Larousse : ensemble d’individus vivant en groupe organisé, milieu humain dans lequel on vit, caractérisé par ses institutions, ses lois, ses règles), il y a plusieurs éléments, plusieurs composantes, plusieurs niveaux ou plusieurs sphères de relations. La plus immédiate est la sphère économique qui concerne les moyens d’existence. Le Petit Larousse définit l’économie, « l’ensemble des activités d’une collectivité humaine (on pourrait dire : société) relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses » et ensuite : « système régissant ces activités ». Plusieurs systèmes, plusieurs formes d’organisation de ces activités sont possibles et ont existé dans l’histoire. Le capitalisme est un de ces systèmes : il s’est développé et imposé de plus en plus dans l’histoire moderne. PL le définit : « système économique et social fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange ». « Le capitalisme, poursuit cet article, se caractérise par la recherche du profit, l’initiative individuelle, la concurrence entre les entreprises. »  Par ces caractéristiques (en particulier la dernière) il s’identifie avec la libre entreprise, « régime économique qui repose sur la liberté de création et de gestion d’entreprises privées ».

Le libéralisme (économique, distingué du libéralisme politique) est alors la « doctrine économique de la libre entreprise », selon laquelle l’État ne doit pas, par son intervention, gêner le libre jeu de la concurrence.

Quand nous parlons de « notre société de libéralisme capitalisme » (et nous avons raison de ne pas dire : capitalisme libéral), nous indiquons, me semble-t-il, que nous vivons dans une « collectivité humaine » où une doctrine universellement (même si c’est plus ou moins explicitement) acceptée (une « pensée unique ») impose la prépondérance de la sphère économique et, dans cette sphère, le règne absolu, incontesté du système capitaliste. Dans un bref rappel historique, nous allons voir comment on en est arrivé là et surtout comment cette société est aujourd’hui devenue universelle (mondialisée).

Rappel historique.

Ne remontons pas au déluge. Si anciennes que soient les relations commerciales dans le monde, c’est seulement vers la fin du Moyen Âge que se développent ce qu’on appelle quelquefois le mercantilisme, la puissance des banquiers et la prospérité de la bourgeoisie. La sphère économique se dégage peu à peu de la sphère politique et aussi de la sphère culturelle. Comme l’écrit Edouard Herr : « La société opte pour donner la priorité à la réussite économique ici-bas »[1]. La Révolution Française marque l’avènement en puissance de la bourgeoisie, lève les entraves étatiques à la concurrence (suppression des corporations, loi le Chapelier) et donne libre cours à l’initiative privée. Cette « levée des obstacles » coïncide avec la première révolution industrielle (machine à vapeur) et permet aux propriétaires des capitaux, aux entrepreneurs de tirer un profit maximum des innovations techniques. Le XIXe siècle, en Europe Occidentale, est marqué par l’essor de l’industrie et par la formation et l’exploitation du prolétariat ouvrier[2]. Peu à peu, les ouvriers vont trouver des leaders issus de leurs rangs ou venus du monde universitaire et s’organiser. C’est le mouvement ouvrier et en particulier le socialisme. Karl Marx  approfondit l’analyse critique du capitalisme qu’il définit comme « la recherche de la plus-value [3] grâce à l’exploitation des travailleurs par ceux qui possèdent les moyens de production et d’échange ». Le mouvement  socialiste va se diviser entre radicaux qui veulent renverser la démocratie bourgeoise et instaurer le communisme par la « dictature du prolétariat », incarnée en quelque sorte par le parti et réformistes qui s’efforcent de corriger les excès du capitalisme et d’améliorer le sort du prolétariat en s’inscrivant dans le fonctionnement des démocraties parlementaires. Les premiers établiront ce qu’ils appellent « le socialisme réel » en Union Soviétique à partir de la Révolution de 1917. Les autres créeront les partis socialistes ou sociaux-démocrates qui influenceront plus ou moins fortement l’évolution économique et sociale des États démocratiques.

Revenons un peu en arrière. Notons que l’expansion industrielle de l’Europe Occidentale au XIXe siècle se double de l’exploitation coloniale d’une grande partie du monde par les quelques mêmes États (Grande Bretagne, France, Pays-Bas, Belgique, Allemagne). Vers la fin du XIXe siècle commence la seconde révolution industrielle, celle du moteur électrique et du moteur à explosion. Le cercle des États industrialisés s’élargit, avec surtout le développement des Etats-Unis qui vont devenir la puissance économique majeure à la faveur de la première guerre mondiale. Si elle n’est pas la seule explication de cette guerre, l’exacerbation de la concurrence entre économies nationales y a joué un grand rôle (« les marchands de canons »). Mais Versailles n’a pas mis fin à la guerre. Le rêve d’organisation internationale de Wilson n’a pas résisté aux crises économiques, aux résurgences nationalistes et aux ambitions impérialistes dans les différentes zones de la planète. L’économie américaine et universelle a été profondément ébranlée par la grande crise de 1933. Celle-ci met en question et secoue les démocraties. En face de celles-ci se dressent deux autres conceptions de société : le « socialisme réel », internationaliste en principe (et donc prosélyte) mais incarné dans l’URSS soviétique qui constitue pour beaucoup de « damnés de la terre » dans le monde entier un pôle d’espoir et une autre forme de socialisme, socialisme d’État ou « national-socialisme », le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne, etc. qui, à côté de la composante d’exaltation de la nation, comporte l’organisation ou planification de l’économie par l’État. La montée du national-socialisme en Allemagne s’explique en bonne partie par la volonté de punir l’Allemagne qui était présente chez une partie des vainqueurs de 1918, le désastre économique qui s’en suivit et la volonté de revanche. Mais l’idéologie nazie va beaucoup plus loin et, par son exaltation de la race, qui conduit aux horreurs que l’on sait, entre en contradiction avec les valeurs humaines fondamentales. De sorte que la seconde guerre mondiale n’est plus un affrontement entre nations, ni même entre deux régimes ou deux conceptions de la société mais entre deux visions du monde, l’une foncièrement (« naturellement », pourrait-on dire) inégalitaire qui prétend organiser le monde autour d’une élite de sur-hommes, l’autre qui, (au delà de toutes les différences, y compris entre le monde communiste et le monde démocratique-capitaliste et malgré toutes les inégalités et injustices qui traversent son camp) s’accorde sur l’affirmation d’une égalité et d’une égale dignité foncière entre tous les êtres humains et entre les peuples. Rien d’étonnant à ce que l’un des premiers actes significatifs de l’assemblée des vainqueurs, qu’est alors la toute nouvelle ONU, ait été la signature, le 10 décembre 1948 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dont le premier article affirme (ou réaffirme) que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

Très vite, les alliés qui étaient venus à bout de l’axe et du nazisme, vont se diviser et s’opposer. Entre le premier monde, caractérisé par l’économie de marché et la démocratie et où s’affirme l’hégémonie des Etats-Unis et le second monde communiste sous l’hégémonie de l’URSS se développe une opposition frontale, une véritable guerre, même si c’est la guerre froide. Si celle-ci ne dégénère pas en guerre (mondiale) chaude, c’est grâce à l’équilibre de la terreur, à partir du moment où l’URSS possède l’arme nucléaire. Mais les deux mondes rivalisent et essaient d’étendre leur influence dans toutes les parties du monde, à travers toute une série de conflits locaux.

Les quinze ou vingt ans qui suivent la fin de la guerre sont ceux de la décolonisation. En vingt ans le nombre des pays membres de l’Onu triple. Mais l’accès à l’indépendance politique ne s’accompagne pas d’une indépendance économique. À côté du premier monde industrialisé, capitaliste et du second monde communiste on distingue désormais le Tiers Monde, caractérisé par le sous-développement (ou le retard  par rapport aux pays dits développés ou avancés)[4]. Disons tout de suite que, dans les années « optimistes » (autour de 1960) qui accompagnent ou suivent de peu la décolonisation, on conçoit le développement comme un retard de développement par rapport aux pays industrialisés. Plus tard (vers la fin des années 60), on se rendra de mieux en mieux compte que le sous-développement du tiers-monde est un effet et une condition du développement du premier monde et donc le résultat d’une exploitation.

Mais revenons à ce « premier monde » (« notre » monde). L’après seconde guerre est très différent de l’après première guerre. La troisième guerre (la froide), qui commence très vite, encourage les Américains à favoriser la remise sur pied de l’Allemagne et de l’Italie. Ces deux pays bénéficient, comme les autres pays d’Europe, du plan Marshall d’aide à la reconstruction. En même temps, des hommes d’État français (Monnet et Schumann), rejoints par le Belge Spaak, l’Italien de Gasperi, l’Allemand Adenauer ont l’idée géniale que, pour éviter tout nouveau conflit entre Européens, le moyen le plus efficace serait de lier leurs industries lourdes (celles qui fabriquent des canons…) C’est la Communauté Européenne Charbon Acier (CECA) qui met ensemble la France l’Allemagne, le Benelux et l’Italie dans la première ébauche de l’Europe.

Pour le « premier monde », la période qui va de la fin de la guerre au début des années septante, malgré quelques fluctuations[5], est une période d’expansion économique continue accompagnée de progrès social : les trente glorieuses. En Europe Occidentale en particulier – et notamment en Belgique, – l’accroissement de la richesse nationale s’accompagne d’un relativement haut degré de redistribution, grâce à l’accroissement des salaires, à la hausse des qualifications et à la sécurité sociale. On parle d’économie sociale de marché (modèle rhénan)[6]. Cette prospérité et ces progrès sociaux du monde occidental ont une double contre-partie : l’exploitation du tiers monde et le recours à une main d’œuvre immigrée pour assurer une zone d’emplois peu qualifiés, pénibles ou dangereux.

Dès 1973 ce mouvement de croissance continue s’arrête : on parle d’abord de crise, due notamment à la hausse (quadruplement) du prix du pétrole, conséquence du conflit israélo-palestinien, on s’apercevra bientôt qu’il s’agit d’un changement structurel, d’une nouvelle phase de l’histoire économique. C’est, me semble-t-il, le début de ce qu’on appellera bientôt la mondialisation, comme ouverture et libération mondiale de l’économie de marché capitaliste, qui sera défendue et coulée en « pensée unique » par le néo-libéralisme des Reagan et Thatcher, auquel la fin de l’empire communiste (avec la chute du mur de Berlin en 1989 et la décomposition de l’URSS) apporte la justification suprême.

La société de libéralisme capitaliste. Le marché mondial.

L’actuelle mondialisation tend à inclure notre planète dans un seul système économico-technique dont le principal, sinon l’unique régulateur est le marché. La globalisation des échanges soustrait l’économie au contrôle politique : les États n’ont plus de prise sur le marché et les organisations internationales n’ont pas (pas encore) assez de consistance pour imposer des régulations. Le pouvoir appartient aux détenteurs de capitaux. « Les décideurs-propriétaires, écrit Édouard Herr, ce sont les actionnaires individuels, familiaux et surtout collectifs (fonds de pension et investisseurs individuels) qui exercent plus qu’avant leur influence sur la marche des entreprises. Leurs exigences de rendement sur le capital acculent les entreprises à des mesures de rationalisation très dures… Les épargnants l’emportent sur les travailleurs »[7]

Essayons de détailler un peu (de « démonter ») comment se constitue ce système. Nous y distinguerons quatre niveaux : l’innovation technologique, la logique de l’entreprise, la concentration capitaliste et la « pensée unique » néo-libérale.

L’innovation technologique.

De tous temps, la connaissance du monde et l’usage-exploitation de ses ressources ont été liés. Or la connaissance du monde, la science a connu une accélération inouïe depuis un siècle. Et, note Philippe de Woot,  « dès leur apparition, ces connaissances se transforment en technologies…Depuis l’invention du feu et de la roue, les hommes n’ont jamais cessé d’améliorer leur existence matérielle. Ce qui est nouveau, c’est l’extraordinaire amplification de la recherche et la transformation de plus en plus rapide des connaissances en applications concrètes, assurant par là un progrès technique continu »[8]. De Woot souligne la systématisation du progrès technique, son accélération[9], sa généralisation à tous les domaines de la vie. Le progrès technique crée de nouveaux produits qui se concurrencent sur le marché (depuis les OGM jusqu’aux nano-matériaux), de nouveaux modes de production (l’automatisation, les ordinateurs : « notre puissance de calcul ne cesse de croître »), de nouveaux moyens de communication surtout. Le développement d’Internet rend possibles les opérations financières en temps réel, donnant ainsi au marché une souplesse et une efficacité maximales, en même temps qu’une grande labilité.

L’esprit d’entreprise (ou la logique entrepreneuriale).

Le moteur ou l’agent qui met en œuvre l’innovation technique au service du progrès matériel de l’humanité est l’entreprise. Dans l’économie de marché (de libre entreprise) qui s’est imposée de plus en plus nettement depuis le XIXe siècle, le succès de l’entreprise se mesure au profit qu’elle procure à ses propriétaires. S’est ainsi développée une culture de la concurrence et de la compétitivité, qui pousse à la créativité mais est impitoyable pour les faibles. L’économiste J.Schumpeter caractérise l’esprit ou la dynamique du capitalisme en voie de mondialisation comme « processus permanent de destruction créatrice » initié par une figure mythique, l’entrepreneur. « Sans cesse s’inventent de nouveaux produits, de nouveaux processus et moyens de produire accompagnés de regroupements d’entreprises et de restructurations… » (Herr, p.123). Le capitalisme est un mouvement, une dynamique à mutations continuellesPour prospérer et même seulement pour survivre, chaque entreprise, chaque secteur industriel, chaque région aussi doit faire mieux que les autres, séduire l’acheteur et le consommateur, produire un meilleur profit. La croissance (économique et financière) est devenue un impératif.

La concentration capitaliste.

La distinction (et même l’opposition) entre le capital et la force de travail est caractéristique du capitalisme. Malgré bien des tentatives pour mieux répartir le capital, y donner accès à plus de personnes et notamment intéresser les ouvriers à l’entreprise, l’évolution lourde du dernier siècle, accéléré dans les vingt dernières années, a été à la concentration du capital. Aujourd’hui les grandes multinationales sont plus puissantes que les Etats. Le pouvoir n’est même pas nécessairement en fin de compte dans les mains des directeurs de ces entreprises mais dans les propriétaires des capitaux qui y sont engagés, lesquels exigent les rendements les plus hauts possibles. Selon des chiffres de 1999, les 200 personnes les plus riches au monde ont vu la valeur de leur patrimoine plus que doubler entre 1995 et 1998 pour dépasser aujourd’hui le 1000 milliards de dollars en montant cumulé. Les trois plus grosses fortunes du monde possèdent ensemble plus que le PNB des pays dits « les moins avancés », soit 600 millions de personnes.

La « pensée unique » néo-libérale.   

Pendant les années qui ont suivi la seconde guerre, le libre jeu de la concurrence a été corrigé, du moins dans les pays « développés » par un mouvement de socialisation, visant à un contrôle de l’économie et à une redistribution des fruits de la prospérité. La longue période de plein emploi a permis aux travailleurs d’améliorer leur situation financière et sociale. En outre l’existence, dans le monde communiste, d’un autre type d’économie entretenait une certaine interrogation. Dès la fin des années septante, des gouvernants comme Reagan aux USA et Mme Thatcher au Royaume Uni optent pour une libéralisation totale du marché et une doctrine néo-libérale tend à s’imposer comme une sorte de loi universelle. Pour les théoriciens de cette relance du libéralisme, l’effondrement du monde communiste apparaît comme la confirmation historique du bien fondé de leur doctrine. C’est « la fin de l’histoire » (Fukuyama), rien ne peut aller au delà.

La loi de l’économie est le marché. Pour Friedrich Von Hayek, «  le marché est un processus impersonnel qui permet de satisfaire les besoins humains plus abondamment que ne pourrait le faire aucune organisation délibérée »[10]. Pour Guy Sorman, « le libéralisme repose sur un principe simple et vérifié par l’histoire :le progrès résulte de l’imagination créative des individus et pas de la planification gouvernementale…l’ordre spontané est supérieur à l’ordre décrété »[11]. C’est la théorie de la « main invisible » qui règle naturellement le jeu de la concurrence pour le plus grand bien économique possible – entendons, la prospérité, la richesse publique.

On voit comment ces quatre « révolutions ou innovations se superposent et se fortifient mutuellement. Les innovations technologiques appellent le développement des entreprises qui à leur tour sont à la  recherche de nouveaux produits et de filières de production moins chères et plus performantes. Le développement des entreprises, moteur de l’économie, est source de richesse pour leurs propriétaires, et à son tour la soif de profit de ces derniers (et le pouvoir que confère l’accumulation capitaliste) oblige les entreprises à créer sans cesse du nouveau et à se développer. Enfin, la « pensée unique » néo-libérale imposant le dogme de la croissance et de la libre concurrence, justifie tout le processus. Voilà « notre société de libéralisme capitaliste » telle qu’elle se présente aujourd’hui  à l’échelle mondiale.

Critique « interne » du libéralisme capitaliste : en suivant Philippe de Woot, Responsabilité sociale de l’entreprise. Paris, Economics, 2005.

Dans son chapitre 5, sous le titre Un système insoutenable, de WOOT dénonce les dérives de la globalisation économique[12].

Dérives systémiques.

L’accélération. Le rythme du changement économique et technique est devenu si rapide que beaucoup d’humains, incapables d’y participer, sont obligés d’abandonner : les « laissés-pour-compte » du progrès : travailleurs non-qualifiés, âgés, cadres même. Cette accélération s’attaque à la planète : changements climatiques, pollution, épuisement des ressources non renouvelables, dégradation de la bio-diversité, crise de la vache folle, de la dioxine, cultures transgéniques. Elle commence aussi à dépasser nos capacités d’adaptation éthique et politique : avancées de la biologie et problèmes bio-éthiques, piratage informatique, montages financiers inédits… Un train fou qui va dans le mur.

L’orientation marchande. « La main invisible ne sert que les besoins solvables, car ses critères sont exclusivement commerciaux et financiers » Exemple de la recherche pharmaceutique : « faute d’un marché solvable, (les firmes) ne privilégient pas la découverte de médicaments destinés à soigner les maladies des pays pauvres ; elles investissent beaucoup plus d’argent pour étudier les problèmes d’obésité et d’impuissance dans les pays riches. Sur les 1393 nouveaux médicaments approuvés entre 1975 et 1999, 16 seulement, soit à peine plus de 1 % ont été développés spécifiquement pour les maladies tropicales et la tuberculose, qui représentent 11,4 % du poids global des maladies. L’orientation géographique du développement dépend aussi des jeux du marché ; son dynamisme développe les régions rentables : d’où les inégalités qui se creusent et la pauvreté qui reste immense. Le marché multiplie les richesses mais est incapable d’en assurer une répartition équitable. « L’écart entre les pays riches et les pays pauvres était de 3 à 1 en 1820 ; il est passé à 10 en 1900, 30 en 1960, 60 en 1990, 74 en 1999. Sur six milliards d’habitants, 1,3 milliard vit au dessous du seuil de pauvreté absolue (moins d’un dollar par jour). Dans les pays riches, chômage et exclusion. Il existe un lien entre la globalisation et l’augmentation des inégalités[13]. Les inégalités ne portent pas seulement sur les revenus mais sur les savoirs et les savoir-faire.

L’envahissement du non-marchand (marchandisation) : dans le domaine culturel, la concentration et la puissance des groupes multi-media ; la dictature de la publicité ; l’envahissement du critère de la rentabilité dans la presse ; marchandisation des connaissance scientifiques, brevetage du vivant, privatisation de services, gestion de l’eau.

Domination et destruction. Concurrence inégale entre pays plus avancés et pays en voie de développement. On leur impose un modèle concurrentiel qui les enferme dans une position de faiblesse (cfr Populorum Progressio). La politique agricole de l’Europe et des Etats-Unis (voir de Woot, pp. 86-87). Destruction des structures, etc.

Dérive financière.

La libération des marchés de l’argent et des capitaux et les progrès des communications qui permettent maintenant au marché financier d’opérer en continu au niveau de la planète donnent aujourd’hui à la finance une position de leadership pour l’évaluation et l’orientation des stratégies de croissance et de développement. La conduite du système économique passe des entrepreneurs aux financiers. Dérives : distorsion de l’allocation du capital (« cures d’amaigrissement »), exigence de résultats à court terme, opérations spéculatives sur des entreprises, fusions et concentrations.

Les méfaits d’un monétarisme excessif. Politiques d’ajustement du FMI et de la Banque mondiale dans les pays en voie de développement.

Dérive des comportements.

Il s’agit ici, non plus de conséquences perverses du système mais des « abus, tricheries, etc. » auquel il est exposé.  « Dans la mesure où le système est peu régulé et où domine l’esprit de spéculation, le risque augmente… D’autant que la logique qui fait du profit une fin en soi n’offre pas les moyens de résister aux tentations de l’argent. Si ces excès sont commis par des personnes qui ont un grand pouvoir économique, les conséquences peuvent être très négatives. Tromperies sur le produit, sur les chiffres, culture d’entreprise immorale. Exemples : hybris de J.M. Messier ; rétributions délirants de certains dirigeants ; myopie, indifférence. Notre modèle de développement devient insoutenable.

Notes :

  • [1] Ed. Herr, Bible et mondialisation, dans Fr. MIES (dir.) Bible et économie. Servir Dieu ou l’argent., Lessius et Presses Universitaires de Namur, 2003, p.120.

    [2] De la triade révolutionnaire « liberté, égalité, fraternité », la bourgeoisie a retenu la liberté ; le mouvement socialiste va essayer de conquérir l’égalité.

    [3] Différence entre la valeur tirée d’une quantité de travail et ce qui est payé au travailleur pour entretenir sa force de travail.

    [4] À vrai dire, le mot « tiers-monde » a signifié dans un premier temps le non-alignement de certains pays par rapport à la division de la guerre froide. Quatre grands leaders, Soekarno d’Indonésie, Nasser d’Égypte, Ho Chi minh du Vietnam et Chou En Lai de Chine, réunis à Bandoung en Indonésie en 1955 affirmèrent leur volonté de ne se laisser  asservir à aucun des deux antagonistes. Mais dans l’usage courant, le terme Tiers Monde a pris un sens économique et social, les pays sous développés ou en voie de développement. Aujourd’hui on dit aussi souvent « le Sud ».

    [5] Pendant cette période « les phases de récession… constituent davantage des paliers dans la hausse que des baisses véritables », Jean Marchal cité dans l’article « crise » de l’Encyclopédie Universelle,  p. 714.

    [6] On sait qu’en Belgique, patrons et syndicats avaient entamé déjà pendant la guerre des négociations qui ont abouti à la mise en place après la libération du système des commissions paritaires et de la sécurité sociale.

    [7] E.Herr, Bible et mondialisation, dans Fr. MIES (dir.), Bible et économie. Servir Dieu ou l’argent, Lessius et Presses Universitaires de Namur, 2003, p. 121.

    [8] Philippe de WOOT, Responsabilité sociale de l’entreprise. Faut-il enchaîner Prométhée ?, Paris, Economica, 2005, p. 30.

    [9] Le passage de l’invention (découverte) à l’innovation (exploitation technique) a duré 112 ans pour la photographie, 56 ans pour le téléphone, 35 ans pour la radio, 15 ans pour le radar, 12 ans pour la télévision, 6 ans pour la bombe atomique, 5 ans pour les transistors, 3 ans pour les batteries solaires, quelques mois pour les nouvelles générations de composants électroniques. En moins de 15 ans, Internet a réussi à regrouper autant d’utilisateurs que la télévision en 50 ans et la radio en plus d’un siècle (ib. p. 31).

    [10]  Droit, législation et liberté (1976), cité par Jean Yves CALVEZ, L’Église devant le libéralisme économique, Desclée De Brouwer, 1994, p. 52.

    [11]  Cité ib., p .62.

     

    [12] « Les abus, les tricheries et les scandales seront évoqués dans ce chapitre mais ils ne sont pas au centre de l’interrogation. D’abord ils sont loin d’être généralisés, ensuite ils sont plus faciles à corriger » (p. 72).

    [13] Une étude de la Banque mondiale de 1999 montre qu’une plus grande ouverture au commerce mondial est négativement corrélée avec la croissance des revenus des 40 % les plus pauvres de la population et positivement avec la croissance des revenus des autres 60 % . Elle est donc supportée par ceux-ci. « La globalisation .libérale a puni les plus pauvres du monde et les travailleurs tout en profitant aux plus riches et aux élites dirigeantes ».