Le 29 novembre 2016

Obligation de voter : pratique infantilisante ou atout pour la démocratie ?

L’obligation de voter aux élections est en vigueur, depuis 1893, en Belgique. Elle est régulièrement remise en cause. Après examen des arguments pour et contre, cette analyse montre la justification de l’obligation. Elle est un atout pour la démocratie, même si elle doit s’accompagner d’autres engagements qui relèvent effectivement les défis du 21e siècle.

En Belgique, depuis la révision de la Constitution de 1893, il est obligatoire d’aller voter lorsqu’il y a des élections. Cette obligation est périodiquement remise en question. Récemment encore, un mandataire public a proposé à son parti – le Mouvement Réformateur – de l’abroger, néanmoins sans succès[1]. Et, depuis plusieurs années déjà, face au constat de l’abstentionnisme qui tend à progresser, des voix s’élèvent dans les partis pour remettre en cause cette obligation du vote. Des projets de lois sont de temps à autre déposés, sans aboutir. Une analyse réalisée en 2011 indique que, si le président du MR semblait vouloir mettre ce point en débat, cinq partis (PS, SP.a, Ecolo, CD&V, CDH) se prononçaient pour le maintien de l’obligation de voter et trois autres se montraient favorables à sa suppression (N-VA, Groen, Open VLD)[2].

Quant à l’opinion publique, un sondage tout récent estime que 49% des sondés sont favorables à l’idée d’une suppression (46% en Wallonie, 49% à Bruxelles, 51% en Flandre)[3].

Une obligation qui respecte la liberté
 

Avant d’entamer la réflexion sur le sujet, il importe de bien percevoir en quoi consiste l’obligation dont parle la Constitution belge : « le vote est obligatoire et secret » (article 62). Il s’agit de l’obligation pour chaque électeur de se rendre aux urnes. Ceci respecte le principe des « élections libres » établi par la Convention européenne des droits de l’homme[4], puisque, comme le remarque la Commission européenne des droits de l’homme[5], « le terme d’élections libres signifie, non des élections où le vote n’est pas obligatoire, mais des élections où l’acte de faire un choix électoral est libre ».

1893 : l’instauration de l’obligation de vote  en Belgique
 

En Belgique, c’est lors de la révision de la Constitution de 1893 que le vote est devenu obligatoire. À l’époque, sous la pression de la population en faveur de la démocratie, les parlementaires ont finalement décidé de passer du suffrage censitaire (droit de vote réservé aux personnes payant un minimum d’impôts, considérées comme suffisamment à même d’assurer la bonne marche du pays) au suffrage universel (masculin) tempéré par le vote plural (les hommes considérés, selon certains critères, comme davantage responsables disposant d’une, voire de deux voix supplémentaires).

Mais pourquoi le vote obligatoire ? Pour Auguste Beernaert, le chef du gouvernement de l’époque, face à l’abstentionnisme électoral ambiant, cette obligation « se justifiait par le fait que l’homme ordinaire avait tendance à l’apathie plutôt qu’à s’exprimer […] et que les modérés n’étaient pas naturellement enclins à prendre part à des élections, en sorte que les partis et candidats modérés gagneraient à ce qu’ils y soient légalement obligés »[6]. Une autre justification, plus fondamentale, était également présente, tout au moins chez les esprits progressistes : le vote est à la fois un droit et un devoir.

L’effet de la mesure ne s’est pas fait attendre : lors des élections législatives de 1894 au suffrage universel plural (le nombre d’électeurs y était passé de 136.755 à 1.370.687), le taux d’abstentionnisme est tombé à 5,4%, alors qu’il était de 27% en 1890 et de 16% en 1892.

Où en est-on aujourd’hui ?
 

Le taux de participation a été de 89,4% aux élections législatives de 2014, de 89,2% à celles de 2010[7]. Dès lors, face à ce désintérêt d’une partie de la population, convient-il de supprimer l’obligation du vote et d’imiter ainsi des pays voisins, qui ont une réputation avérée de démocratie et où le vote n’est pas obligatoire ? Tels l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Grande Bretagne, où récemment le taux de participation aux élections législatives était respectivement de 71,5% (2013), 57,2% (2012), 74,6% (2012), 65,1% (2010). Notons néanmoins que le Luxembourg, qui connait l’obligation de vote, atteint des taux de participation assez similaires à ceux de la Belgique : 91,4% en 2013 et 89,1% en 2009[8].

Les arguments avancés
 

Les arguments avancés pour supprimer l’obligation de vote sont de diverses sortes. En voici quatre. Le vote obligatoire émousserait l’intérêt des citoyens à l’égard de la chose publique : ils iraient voter sans trop réfléchir aux enjeux. En ce sens, il serait infantilisant.

L’obligation entraînerait aussi les personnalités politiques à ne pas suffisamment faire venir les gens au scrutin, à ne pas assez se donner de peine pour les convaincre sur des questions de fond.

L’obligation aboutit à donner la même valeur au citoyen qui vote au hasard qu’à celui qui fait un choix réfléchi.

Enfin, plus fondamentalement, la participation doit être un choix libre : celui qui a le droit de vote est libre d’exercer ou non ce droit.

Parmi les arguments pour l’obligation de vote, notons en particulier celui-ci : l’obligation favorise la démocratie, elle permet de prendre en compte toutes les catégories de la population. Cette affirmation rejoint plusieurs enquêtes et études qui mettent en évidence qu’il y a une corrélation significative entre la volonté de participer aux élections et des facteurs comme le niveau de formation scolaire, les classes sociales, les catégories socio-professionnelles[9]. Supprimer l’obligation de vote risque ainsi d’aboutir à une sous-représentation des moins favorisés – en revenant ainsi, au dire de certains, au vote censitaire d’antan. Et ceci pourrait conduire les personnalités politiques à se désintéresser de ceux-ci. Au contraire, dans la mesure où elle accroît le nombre des votants, l’obligation de vote assure une représentation plus fidèle de la population et donne plus de légitimité aux élus.

Certains soulignent également que, contrairement à ce que pensent les partisans de la suppression de l’obligation de vote, l’obligation rappelle l’importance de la chose publique, elle incite à s’informer à son sujet, elle joue un rôle éducatif.

Plus fondamentalement, le vote est tout autant un devoir qu’un droit. En effet, qu’elle le veuille ou non, toute personne est membre de la communauté humaine. De même, toute personne devrait être membre d’une « cité » politique, qu’il s’agisse d’un pays, d’une commune ou d’autres niveaux d’organisation civile. Tout citoyen a dès lors la responsabilité de contribuer au bon fonctionnement de la cité, en participant notamment – c’est un minimum – au choix de ceux qui auront pour charge d’élaborer les lois au service du bien de l’ensemble. Celles et ceux qui voudraient marquer leur mécontentement envers la politique menée ou leur désaccord à l’égard de tous les candidat-e-s à un mandat public, ont la possibilité – la liberté – de l’exprimer par un vote blanc. Cette façon de faire est beaucoup plus claire que l’abstentionnisme, fort ambigu, dont les raisons peuvent être diverses, reflétant aussi bien l’indifférence, le confort immédiat ou la démission que le désaccord à l’égard des mesures politiques.

L’obligation de vote : un atout pour la démocratie
 

Lorsque nous regardons de plus près les arguments avancés pour ou contre l’obligation de vote, nous pouvons y remarquer deux conceptions sous-jacentes de la liberté. Selon une première conception, la liberté de l’individu est de faire ce qui lui semble bon pour lui. Pourvu que ceci ne porte pas atteinte à la liberté des autres, ne les empêche pas de faire ce qui leur semble bon pour eux. Selon cette conception, le citoyen ira voter, comme il en a le droit, si cela lui semble bon pour lui. Selon une deuxième conception, la liberté de chaque personne se vit dans une société, à laquelle elle est redevable de beaucoup de choses – songeons par exemple à l’enseignement, l’environnement, l’ordre public… Ainsi, la liberté n’est pas absence d’obligation : chacun-e a une responsabilité à l’égard de la société. Dans ce cas, comme en bien d’autres, le droit s’accompagne d’un devoir. Aller voter, c’est aussi un devoir, celui de contribuer à la gestion politique (de la commune, de la région, du pays, de l’Europe…).

Nous estimons que cette deuxième conception de la liberté – liée à la responsabilité – s’enracine solidement dans la réalité humaine telle qu’elle est. Elle justifie fondamentalement l’obligation de vote. Cette dernière – qui n’a rien d’infantilisant – est bien un atout pour le maintien et le développement de la démocratie. Voilà pourquoi la position de la Belgique à l’égard de l’obligation de vote nous apparaît tout à fait judicieuse et doit être maintenue, même si d’autres pays ne prônent pas une telle obligation.

Une obligation assortie ou non d’une sanction ?
 

Quand l’obligation de vote a été introduite dans la Constitution en 1893, la question des sanctions a été évoquée. C’est ainsi que le Code électoral (art. 207 à 210)[10] prévoit des sanctions en cas d’abstention non justifiée. Ces sanctions, assez légères, ne sont plus guère appliquées depuis plusieurs années déjà. La raison avancée est que « entamer les poursuites à l’égard des (nombreux) citoyens qui ne respectent pas le vote obligatoire exigerait un énorme effort de la Justice, notamment parce que de telles poursuites devraient être entamées rapidement, eu égard aux délais de prescription. C’est pourquoi les parquets ont décidé de se concentrer sur les personnes qui refusent de collaborer à l’organisation des élections »[11]. Certains en concluent qu’il faut supprimer les sanctions. Ce point mériterait d’être regardé de plus près. Même s’il n’est pas toujours mis en œuvre, le principe d’une sanction garde un certain caractère symbolique qui a son impact. Néanmoins il faut reconnaitre qu’une réglementation non appliquée perd de sa valeur. Il conviendrait dès lors de voir si on ne pourrait pas mettre en place un système de sanctions plus facilement exécutoires sans recours immédiat à la justice, comme cela se passe pour des sanctions administratives communales à l’égard de certaines infractions au code de la route.

L’obligation de vote : un engagement qui en requiert d’autres
 

L’abstentionnisme constaté lors des élections peut manifester le désintérêt à l’égard du politique. Pour le contrer, l’obligation du vote aux élections est un atout. Mais si important soit-il, il ne suffit pas. Il importerait de mieux examiner les causes de ce fossé, qui risque de grandir, entre responsables politiques et population. Avec le désenchantement qu’il produit et ses conséquences – populistes, extrémistes… ̶ que l’on constate dans notre pays comme en Europe et ailleurs[12]. Face à ce phénomène inquiétant, contentons-nous de rappeler le rôle non négligeable joué par les associations d’éducation permanente, qui sensibilisent le public aux grandes questions de société qui ont toutes un lien avec le politique. Des initiatives locales aident à inventer des façons d’affronter les défis de l’environnement, de l’habitat, de la mobilité, de la lutte contre la pauvreté, de la solidarité mondiale… Des mouvements plus larges – comme Tout autre chose / Hart boven hard – naissent, poussant à une réflexion en profondeur et à un engagement citoyen en bien des domaines… Et n’oublions pas, dans ce paysage, l’action d’acteurs plus anciens comme les syndicats.

Venons-en aux responsables politiques eux-mêmes. Il essentiel qu’ils prennent beaucoup plus effectivement leur part dans ce rapprochement avec les populations au service desquelles ils s’engagent en se présentant à leur suffrage. En veillant à être eux-mêmes des citoyens exemplaires, c’est évident. En se mettant réellement à l’écoute des gens mais aussi des associations et acteurs qui viennent d’être évoqués. A l’écoute, mais pas seulement. Il est également de la responsabilité des élus de faire connaître à leurs électeurs ce que sont les véritables enjeux auxquels nous avons tous à faire face. Même si cela ne les rend pas « populaires ». Je songe à ce parlementaire qui, il y a quelques années, se rendait régulièrement dans des cafés pour y rencontrer les gens. Non pas pour leur offrir un verre, mais pour parler avec eux des questions traitées durant la semaine au parlement, leur expliquer de quoi il s’agissait, leur présenter la position qu’il estimait devoir adopter. Attendant les réactions des gens mais n’hésitant pas non plus à démonter les simplismes énoncés. Je suis persuadé que les personnes qu’il rencontrait ainsi devenaient non seulement des citoyens mieux formés mais également des électeurs fidèles… Qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende !

Notes :