Le 21 septembre 2006

Occuper les églises pour obtenir l’asile

Le large mouvement d’occupation d’église par les sans-papiers qui a débuté en mars 2006 interpelle. Si l’asile ecclésial remonte à l’antiquité chrétienne, il semble désormais prendre un sens nouveau. Jean-Marie Faux revient sur les fondements de cette hospitalité et soulève des questions essentielles : quelles sont les formes acceptables d’occupation ? Comment concilier l’appui aux sans-papiers avec l’interdiction légale d’aider toute personne se trouvant illégalement sur un territoire ? Peut-on considérer les occupations comme une façon parmi d’autres, pour les exclus, de faire entendre démocratiquement leurs voix ? Autant de questions qu’il importe de se poser si l’on veut comprendre ce phénomène complexe et comment la manière dont il s’inscrit dans une tradition chrétienne séculaire. 
 

L’occupation d’églises (accompagnée ou non de grèves de la faim) n’est pas un phénomène nouveau. En 1974, au moment où un changement de conjoncture économique mit fin à la grande période des migrations de travailleurs, plongeant pas mal de ceux-ci dans l’illégalité, l’église SS Jean et  Nicolas à Schaerbeek avait été occupée (et les occupants expulsés au bout de quelques jours). Dans les années 90, le phénomène se reproduit ; il concerne des groupes particuliers : Kurdes (1993 à Liège, 1995 à Verviers) Afghans en 2002 , Iraniens à plusieurs reprises et encore actuellement à Etterbeek, ou plus généralement des demandeurs d’asile en longue attente ou déboutés, de toutes nationalités (dans le cadre de la campagne pour la régularisation en 1998 et 1999, dans plusieurs villes et à Bruxelles, pendant plus de deux ans, en l’église du Béguinage, l’hiver dernier 2005-2006, à St Boniface à Ixelles).  Le résultat de ces actions est variable ; à plusieurs reprises et souvent au terme de plusieurs médiations, elles ont abouti à des promesses de révision des dossiers, de régularisation de certaines personnes, etc. Ce fut notamment le cas au terme de la longue occupation de St Boniface.

C’est probablement ce succès relatif qui a encouragé l’UDEP (Union de Défense des Sans papiers), organisation de sans papiers, née en 2004 à la suite d’une marche européenne des sans papiers, à lancer et organiser une vaste opération d’occupation d’églises (et autres lieux publics) à partir de fin mars. L’action s’est développée et a touché toutes les régions du pays, une trentaine d’églises et quelques autres lieux (centres d’action laïque, mosquées, locaux universitaires, etc.). Ces occupations ont été couplées avec d’autres manifestations (dont trois importantes à Bruxelles) entre avril et juin 2006. En même temps, l’UDEP présentait une proposition de loi visant à insérer dans la loi des critères permanents de régularisation et à créer une commission qui gérerait l’application de ces critères. Le Forum Asile Migrations, vaste coordination d’associations des deux communautés du pays, comprenant notamment le CIRE (Coordination et Initiatives pour et avec les Réfugiés et les Étrangers) et le Vluchtelingenwerk, ainsi que les deux grands syndicats, soutenait ces revendications. Le moment paraissait bien choisi : la Chambre était appelée à discuter d’un projet de loi du ministre de l’Intérieur, réformant la procédure d’asile.  On espérait que des amendements introduisant les critères et la procédure de régularisation pourraient être adoptés, voire même qu’avant l’entrée en vigueur de la nouvelle procédure, une opération générale de régularisation (sur le modèle de celle de 2000) puisse remette les compteurs à zéro. Malheureusement ces espoirs ne se sont pas réalisés. Le ministre de l’Intérieur a refusé de se laisser lier par des critères légaux et le PS qui soutenait ces demandes n’a pas voulu « faire tomber le gouvernement sur cette question » (il s’est engagé à mettre le point à l’ordre du jour des négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement après les élections de 2007).

Avec l’arrivée de l’été et des vacances, le mouvement qui avait connu un paroxysme en juin s’est peu à peu dispersé. À plusieurs endroits, il s’est durci, avec des grèves de la faim (église des Minimes, Etterbeek, Louvain-la-Neuve…) Il me semble que, pour le moment, on est un peu dans un temps mort, l’UDEP essaie de se relancer, le FAM s’interroge…Il fallait en tout cas laisser passer les élections communales…

Voilà pour l’histoire récente (dans les très grandes lignes). Venons-en maintenant à une ébauche de réflexion sur le sens et le bien fondé de ces occupations d’églises.   

Très brièvement rappelons les origines et le sens de l’asile ecclésiastique. Asile (du grec a- (alpha privatif)- sulè= pillage) signifie un lieu inviolable. Il concerne primitivement des personnes poursuivies pour des crimes. Selon la Bible, le meurtrier « involontaire », c’est-à-dire celui qui n’a pas prémédité son crime, pourra trouver refuge dans certaines villes-sanctuaires (Ex 21,13). La tradition se continue dans l’antiquité chrétienne et le Moyen Âge. Il ne s’agit pas de soustraire un coupable à la justice, mais bien à la vengeance privée et à des formes expéditives et brutales de justice. L’asile, au sens moderne, est devenu progressivement l’apanage des États et la Convention de Genève a reconnu leur prérogative. L’asile ecclésiastique est devenu obsolète, au point que le nouveau Code de Droit Canon ne le mentionne même plus. Ce n’est pas pour autant que l’Eglise renonce à son devoir d’hospitalité. Dans les années 80, aux Etats-Unis, s’est développé, au sein des Églises, un mouvement appelé « Sanctuaire » dont les membres, au risque de poursuites judiciaires, facilitaient l’accueil de personnes qui fuyaient les conflits d’Amérique centrale. Des organisations analogues ont été créées dans plusieurs pays d’Europe. Les délégués à la pastorale des migrants de vingt pays d’Europe, réunis à Munich en octobre 1994 pour un séminaire sur les illégaux, mettaient en relief ce qu’ils appelaient « un dilemme humanitaire et religieux » : Comment concilier l’impératif d’intervenir en toute situation d’atteinte à la dignité humaine avec la loi positive qui interdit d’aider toute personne se trouvant illégalement sur le territoire. Dès 1986, les évêques auxiliaires de Bruxelles écrivaient : « Nous resterons toujours aux côtés de ceux – personnes ou communautés chrétiennes – qui, au-delà de toutes les légitimes dispositions, ne pourront jamais fermer leur cœur à un homme, à un frère qui ne sait où loger, souffre de faim et de manque d’attention et qui, pour sauver sa liberté et son avenir, n’a pas craint de se faire réfugié ».

Il était sans doute utile de rappeler ces antécédents qui répondent, dans une certaine mesure, à la question : pourquoi les églises ? Mais en ce qui concerne les occupations d’églises récentes, on ne peut guère parler de « refuge » pour ne pas être arrêtés et expulsés. Ceux qui les font ne se cachent pas, ils se montrent au contraire ; il s’agit en fait d’une forme de protestation publique, une manifestation dont le but est de toucher l’opinion et, par ce biais d’influencer le monde politique et les autorités. Significative à cet égard fut la situation vécue à Namur : les sans papiers souhaitaient occuper l’église St Joseph, lieu de passage en plein centre : après négociation, ils acceptèrent d’être hébergés dans d’autres lieux, plus adaptés à un séjour (le palais épiscopal, des locaux d’associations…) mais ils furent autorisés à passer quelques heures par jour dans l’église pour sensibiliser le public. Il est bien clair que la démarche des occupations d’église a une signification politique. Les communautés ecclésiales et leurs responsables qui accueillent les sans papiers soutiennent une forme de manifestation jugée particulièrement apte à toucher l’opinion. Cette hospitalité particulière est en fait une forme de participation démocratique. Dès lors, la première question qui se pose lorsque des personnes demandent l’autorisation d’occuper une église (voire mettent devant le fait accompli) est de mesurer la légitimité de la revendication, la justesse de la cause.

Je reviendrai plus loin sur les modalités d’une occupation et tous les problèmes pratiques et humains que cela peut poser. Sur la question de principe, les évêques de Belgique ont pris clairement position. Ils déclarent comprendre « que certains sans papiers recourent à des ‘occupations d’églises’ pour porter leur détresse à l’attention du grand public. Ils acceptent que cela se fasse, si les responsables locaux ont donné leur accord ». L’objectif, disent-ils, est de « donner un signal fort » ;  cela ne peut être interprété comme « une forme de chantage moral de l’Église sur les politiciens ». Plus loin ils précisent : « La régularisation des personnes sans papiers est avant tout une question politique. Elle demande donc une réponse politique. Telle est la mission de tous nos politiciens. Il s’agit également d’un drame humain et celui-ci est l’affaire de tous. Les évêques s’expriment ici en tant que responsables de l’Église catholique en respectant pleinement la séparation entre l’Église et l’État. Ceci ne les empêche pas de demander aux politiciens à qui il appartient de solutionner ce problème, de mettre tout en oeuvre pour trouver une solution politique à ce drame humain » (Déclaration des évêques de Belgique, 11 mai 2006). Un mois plus tôt, l’évêque de Tournai, Mgr Harpigny, s’était exprimé sur le problème des réfugiés en le dénonçant comme un phénomène « qui, dans notre pays, manifeste combien l’annonce de la Bonne Nouvelle à l’égard des pauvres, des prisonniers, des aveugles et des opprimés est urgente » (homélie du 11 avril 2006). L’homélie de l’évêque de Tournai enracine l’accueil des sans papiers dans le prescrit évangélique. La déclaration des évêques est plus sèche, plus prudente ou prudentielle. Ils insistent sur la nécessité d’un bon accord avec les responsables locaux, sur les conditions matérielles de l’accueil (les églises ne sont pas équipées pour cela, il vaut mieux recevoir les sans papiers dans d’autres locaux), refusent d’être instrumentalisés ou manipulés par qui que ce soit. Par ailleurs, dans son homélie, Mgr Harpigny a cette phrase : « Les évêques sont étonnés du fait que ce sont uniquement des lieux de culte catholique qui sont, pour le moment, occupés… » Ils se prononcent aussi très fermement contre les grèves de la faim. Mais les principes fondamentaux ont été affirmés.

La manière dont cela se passe sur place varie suivant les lieux. On peut dire que, dans l’ensemble, notamment grâce à l’action de coordination de l’UDEP, les choses se sont plutôt bien passées. L’accord des communautés paroissiales a été demandé, des règlements ont été élaborés et généralement respectés, des responsables désignés (accueillants et accueillis), des « comités de voisins » ou groupes de parrainage constitués, avec des personnes qui s’engageaient  fortement. Le premier fruit des occupations d’églises a sans doute été la conscientisation de personnes engagées autour des communautés paroissiales. Peut-on parler d’une influence sur l’opinion publique et sur le monde politique ? Les occupations d’églises ont en tout cas fait parler des sans papiers et de leurs problèmes. Elles ont sans doute acquis un certain nombre de militants à leur cause (peut-être en ont-elles irrité d’autres ?) Au plan des autorités locales, l’attitude négative du bourgmestre d’Anderlecht, faisant expulser par la police les occupants de l’église Notre-Dame Immaculée est restée une exception. Ailleurs au contraire, des élus ont rendu visite aux occupants, mis des locaux communaux ou des services  à leur disposition, voté des motions pour demander une régularisation, etc.

Le mouvement des sans papiers est divers et complexe. Parmi ceux qui occupent les églises, il en est sans doute qui n’ont pas beaucoup de titres à faire valoir pour être reconnus. Le problème n’est pas simple. On ne peut refuser à l’État le droit de contrôler l’accès à son territoire et proclamer toutes les frontières ouvertes. D’autre part, dans un État aussi complexe que la Belgique, la définition d’une politique claire en matière d’immigration et d’asile est difficile. Mais, à l’heure de la mondialisation, dans un monde où, à la fois l’information comme les capitaux circulent sans barrières et où les plus injustes inégalités ne cessent de se creuser, la venue de nombreuses personnes en recherche d’un sort meilleur est inévitable. Le combat pour mieux les recevoir et les traiter est indispensable et il concerne tous les citoyens à tous les niveaux. La présence de sans papiers parmi nous est le signe de l’injustice mondiale. En nous souciant d’eux au niveau de la vie de tous les jours, dans nos villes et nos villages, nous faisons place dans notre engagement local à la préoccupation du « global », nous contribuons pour notre petite part à mettre un peu plus de justice et de fraternité dans le monde.

En terminant, je voudrais revenir à la question : pourquoi les églises ? Je n’admets pas le slogan que portaient certaines affiches : les églises sont faites pour être occupées, ou la boutade de ceux qui disent : au moins ainsi elles se remplissent. Je comprends que certains prêtres ou chrétiens aient été choqués par la désinvolture, voire la violence avec lesquelles des sans papiers ou tels de leurs soutiens imposaient leur choix. Mais je ne suis pas non plus d’accord avec une réaction entendue : beaucoup sont musulmans, ils n’ont qu’à aller dans leurs mosquées, ou qui étaient outrés par un propos tenu par des responsables de mosquée (ou à eux prêté) : c’est un lieu sacré. Je trouve que le recours aux églises, même s’il est opportuniste, est un hommage à une tradition, la reconnaissance d’une possibilité d’aide en situation extrême qui rejoint le message de l’évangile.

La grève de la faim est une autre question, beaucoup plus délicate. Dans leur déclaration du 11 mai, les évêques prennent nettement position contre la grève de la faim comme moyen de pression. Il s’agit bien évidemment d’une action extrême : les personnes exposent leur vie et leur santé parce que le danger auquel elles veulent échapper (être renvoyé dans le pays qu’elles fuient) ou la détresse dans laquelle elles se trouvent, voire la cause qu’elles défendent leur paraissent plus importants que la vie (cas extrêmes de tentatives de suicide, de personnes qui se cousent les lèvres). Le recours à un tel moyen doit rester tout à fait exceptionnel, recours ultime quand les autres ont été épuisés, assumé tout à fait librement par ceux qui s’y engagent, en dehors de toute manipulation et de toute utilisation politique. Dans le cas des demandeurs d’asile déboutés, des sans papiers, dans le contexte politique belge, ces cas ne devraient pas se présenter. Malheureusement le fait que l’Office des Étrangers ait accepté de négocier, par exemple, avec des Iraniens qui avaient fait la grève de la faim dans l’église des Minimes (juin 2006) peut accréditer l’idée que c’est la voie efficace (cfr protestation du CIRE en date du 25 juillet 2006 : nous ne voulons pas qu’une politique arbitraire ait pour conséquence que la grève de la faim soit le seul recours dont disposent les personnes au risque de leur vie).

Revenons au titre de cette intervention et de ce débat : occuper les églises pour obtenir l’asile. Il n’y a bien sûr pas de relation immédiate de cause à effet. En certains endroits, les églises qui avaient ouvert leurs portes, ont vu affluer les personnes en détresse, souvent animées d’espoirs fous comme celui de ressortir de l’église avec des papiers. Entre l’affluence des candidats aux papiers et les possibilités d’une politique raisonnable, juste et généreuse, comme celle que demandent, avec l’UDEP, le Fam et ses associations membres et plusieurs partis, il y a, il y aura toujours de la marge. On peut estimer regrettable et déplacé qu’il faille en arriver là. Dans le concret, l’occupation d’églises est un moyen parmi d’autres, une forme de manifestation parmi d’autres pour faire connaître une forme de détresse au cœur de nos sociétés qui est elle-même la trace des misères et des injustices de la planète. Cette forme d’hospitalité est aussi une manière pour les communautés chrétiennes d’être à l’écoute de cette misère et de cette injustice et de s’engager pour la faire reculer.