Olivier Hamant : Ringardiser la performance et construire la robustesse
Qu’est-ce que les inondations à Valence, la disparition des abeilles, la guerre en Ukraine et l’ascension de Trump ont en commun ? Ces événements sont, selon Olivier Hamant, les symptômes d’une société qui voue un culte à la performance. Ce biologiste, chercheur à l’École normale supérieure de Lyon et directeur de l’Institut Michel Serres, s’inspire de ses travaux sur le vivant pour prôner un modèle de société guidé par des principes de robustesse plutôt que par des indicateurs de performance. Malgré une lucidité sans concession, son propos est étonnement enthousiaste, empli d’espérance.

Vous estimez que nos sociétés modernes vouent un culte à la performance, d’une manière que vous qualifiez même de « sectaire ». Qu’est-ce qui vous fait poser ce diagnostic ?
On reconnait une secte au fait qu’elle ne questionne plus son objet. Or, dans notre société, on estime que c’est forcément positif d’augmenter la performance. L’humain augmenté, le transhumanisme, vivre plus longtemps, c’est mieux. Aller plus vite au travail, avoir accès à plus d’informations, c’est mieux. On a beau disposer de tous les arguments qui montrent que la course à la performance nous épuise, on continue à la valoriser.
Comment définissez-vous la performance ?
La performance est la somme de l’efficacité (atteindre son objectif) et de l’efficience (avec le moins de moyens possible). Du matin au soir, qu’il s’agisse de notre manière de ranger la vaisselle dans l’armoire, de notre trajet domicile-travail, ou de notre façon d’organiser nos vacances, nous sommes biberonnés à la performance.
La performance est-elle en soi problématique ?
Non. C’est la dose qui peut devenir un poison. Le pompier confronté à un incendie, ou le soignant aux urgences, doit être performant à ce moment-là. Mais il faut espérer qu’il soit robuste de façon générale, parce que, s’il est en permanence dans la performance, il finira en burnout ou fera de graves erreurs. La performance est bonne à petite dose. Voyez le corps humain : quand il a 40 degrés de fièvre, son métabolisme est performant. Heureusement, il n’est pas à 40 degrés tout le temps – il peut l’être tout au plus pendant 3 à 4 jours – mais d’une manière générale plutôt autour des 37 degrés, ce qui lui permet de garder des marges de manœuvre et d’être robuste.
À quel moment la performance devient-elle dangereuse ?
Quand on suroptimise, le système devient fragile. Et c’est ce qu’on voit actuellement : un monde en rupture. Par exemple, lorsque le canal de Suez a été bloqué par un porte-conteneurs en 2021 ou quand les systèmes Windows ont tous planté en raison d’une mise à jour défectueuse en juillet 2024. Ce sont des signaux qu’on a été trop loin dans la performance. Mais ces signaux-là sont plutôt anecdotiques. C’est tout le système socio-économique et écologique qui craque aujourd’hui.
Ce culte de la performance serait, selon vous, responsable des crises écologiques et sociales contemporaines ?
Exactement. Lors des drames récents à Valence ou à Mayotte, on a fustigé la crise climatique. Mais pourquoi y-a-t-il une crise climatique ? Parce que notre culte pour la performance a émis beaucoup trop de gaz à effet de serre. Notre système repose sur des ressources – le pétrole, le charbon et aujourd’hui les métaux – qu’on a déstockées et dilapidées, créant ainsi des externalités négatives. En retour, nous sommes devenus dépendants de ces extractions. Toutes les crises qu’on traverse aujourd’hui sont des boomerangs de l’hyper-performance, des crises de l’optimisation.
Qu’est-ce que l’étude du vivant nous enseigne à l’égard de la performance ?
Les exemples d’êtres vivants coincés dans la performance sont passionnants. Typiquement, le parasite est un organisme vivant hyper-optimisé, hyper-spécialisé : il fait une seule chose, et il le fait très bien. Mais quand son environnement change, il meurt avec son hôte. Il est très fragile. Ainsi, les êtres vivants nous enseignent que le culte de la performance est mortifère, fatal. Le parasite est plutôt l’exception sur Terre : celle-ci est surtout composée d’écosystèmes fluctuants, en pénurie chronique de ressources, où les êtres vivants sont plutôt polyvalents et en coopération. Ils sont robustes avant d’être performants.
Une société basée sur le culte de la performance ne peut-elle pas résister à une situation de fortes crises ?
Lors d’une crise, on a besoin de moments transitoires de performance, comme pour éteindre un feu ou pour soigner aux urgences. Mais une société qui met constamment l’accent sur la performance – par exemple en multipliant les services numériques au détriment des guichets physiques – est extrêmement fragile. Si internet tombe en panne, tout s’écroule.
Prenons l’exemple d’une crise majeure : la pandémie de covid. Comment l’analysez-vous de ce point de vue ?
Barbara Stiegler (philosophe politique) et Richard Horton (directeur de la revue médicale The Lancet) analysent la crise du covid non pas comme une pandémie mais comme une « syndémie », c’est-à-dire une crise du système. Notre système est tellement optimisé, tellement performant, qu’un petit virus a mis à plat le monde entier. Le même virus, dans les années 1960, n’aurait probablement pas nécessité un tel confinement. Il se serait propagé beaucoup plus lentement et les humains avaient moins de comorbidité (diabète de type 2, obésité, etc.). Le covid a révélé l’extrême fragilité de notre système mondialisé. Mais il a aussi révélé la part de robustesse de la société, en particulier le rôle des premiers de corvée qui ont fait tourner les services : les éboueurs, les agriculteurs, les soignants, les services publics…
Les métiers essentiels…
Oui, des personnes en général oubliées, sous-valorisées et sous-payées dans le monde de la performance. Pourtant, elles fondent la robustesse de la société. Si on bascule de la performance à la robustesse, on valorisera beaucoup plus ces métiers-là, y compris au niveau salarial.
Un élément essentiel de ce culte de la performance, c’est l’omniprésence des indicateurs quantitatifs, du PIB mondial aux objectifs chiffrés d’une petite association (pourtant sans but lucratif). Avec quelles conséquences, selon vous ?
Le problème, ce ne sont pas les chiffres en eux-mêmes, mais plutôt le fait qu’on pense pouvoir résumer un problème complexe seulement avec des indicateurs chiffrés. C’est la « loi de Goodhart », selon laquelle « lorsqu’une mesure devient une cible, elle cesse d’être fiable ». S’extraire des chiffres permet de rentrer dans la complexité du monde, dans la pensée systémique, de faire des liens, d’entretenir des interactions. C’est beaucoup plus hétérogène, plus complexe, plus chronophage, mais aussi plus réjouissant.
Par rapport aux associations, j’observe que beaucoup sont au service de la robustesse du territoire, mais souffrent par ailleurs de burnouts ou de compétitions nocives, parce qu’elles font trop de performance en interne (pour répondre aux appels à projet, par exemple). À l’inverse, il y a des entreprises très robustes en interne – parce qu’elles vont créer des espaces de dialogue ou de détente, instaurer du management plus horizontal, etc. – mais qui sont au service de la performance et de la compétition dans leur territoire, et donc de la destruction de notre habitat. Il faudrait que la robustesse soit présente à l’intérieur et à l’extérieur, que toute la chaine de valeur, du fournisseur au client, soit robuste.
Et à un niveau plus macro, que penser du PIB comme indicateur dominant ?
Le PIB est une erreur économique : on y mélange des pommes et des oranges, de la création de valeur avec de la perte de valeur. Par exemple, un méga feu est une perte (d’arbres, de biodiversité, de richesses…), mais il fait augmenter le PIB, notamment parce que les pompiers vont consommer du pétrole pour circuler. Un dealer qui vend de la drogue fait aussi augmenter le PIB. Extraire des minéraux dans une mine est considéré comme de la création de valeur, alors qu’on déstocke un capital. Le PIB a été inventé à une époque où on voulait croire que les ressources étaient infinies.
Vous appelez dès lors à « ringardiser la performance ». C’est-à-dire ?
Il y a deux réponses complémentaires. D’une part, ringardiser la performance, c’est-à-dire rendre ce projet ridicule, notamment par l’humour. Par exemple, dans les mots : lorsque Carlos Tavares, l’ex-patron du groupe automobile Stellantis, déclare être un « psychopathe de la performance », ou qu’Emmanuel Macron parle de « réarmement démographique », c’est au mieux ridicule. Mais cela ne suffit pas. Pour contrebalancer ce modèle mortifère, il faut créer du désir vers des chemins viables et joyeux. Si un projet est nettement plus désirable, il l’emportera. Surtout, face au repli sur soi, à l’isolement, et à la destruction que notre obsession pour la performance génère.
En opposition au culte de la performance, vous prônez un modèle fondé sur la robustesse. Mais qu’est-ce que la robustesse ?
La robustesse, c’est maintenir le système stable à court terme et viable à long terme, malgré les fluctuations. Un exemple en biologie, c’est le roseau. Malgré les fluctuations (le vent, les vagues d’eau, les changements de salinité), il reste stable et il grandit. Dans un monde fluctuant, ce sont les robustes qui (sur)vivent.
Le monde de la performance, c’est une autoroute : on peut se déplacer très rapidement dans une direction seulement, et on n’y rencontre personne. Ce système est très fragile : il suffit d’un camion au travers de la route pour bloquer tout le monde.
Le monde de la robustesse, c’est un ensemble de chemins de traverse, hétérogènes, redondants, avec des lenteurs, des délais, des incohérences, mais qui ouvrent le champ des possibles, avec plein d’alternatives, des plans A, B, C, D…
Quelles sont les principales caractéristiques de la robustesse ?
Les solutions robustes ajoutent du jeu dans les rouages, et nourrissent ainsi la viabilité du système. Pour augmenter sa robustesse, il faut plus d’interactions. On le voit bien au niveau social : si on fait partie d’un collectif, on aura plus de répondant en cas de crise. Mais interagir prend du temps, donc il faut ralentir. Un autre aspect, ce sont les redondances, qui offrent plusieurs solutions en cas de fluctuation.
Il y a aussi l’incohérence, sans doute la caractéristique de la robustesse la plus difficile à appréhender. Par exemple, c’est l’importance des « désaccords féconds », qui permettent d’expliciter nos différends. Dans un monde performant, on valorise les consensus rapides, en mettant sous silence les dissensions, pour arriver à un « cristal de cohérence ». Tout le monde semble d’accord, mais en fait, on ne s’est pas tout dit. Donc, dès qu’un problème survient, les conflits éclatent, et ce à répétition. C’est la discussion, le débat contradictoire, et donc une forme d’incohérence assumée et travaillée, qui permet de créer la cohésion.
Ensuite, l’hétérogénéité. Si dans un groupe on désigne les membres uniquement par cooptation, les profils seront souvent homogènes. Or, si on n’a que des réparateurs d’imprimantes et que soudainement il faut cultiver des tomates, on est démuni. La diversité est essentielle. C’est d’ailleurs le moteur de l’agroécologie, qui est robuste, parce qu’elle repose sur la diversité des espèces cultivées et des pratiques.
De même, l’adaptabilité, qu’il faut distinguer de l’adaptation. L’adaptation, c’est prétendre savoir ce qui va se passer et agir en conséquence, en investissant dans une seule voie. Cela n’a pas beaucoup de sens dans un monde où notre seule certitude, c’est l’amplification de l’incertitude. L’adaptabilité signifie plutôt qu’on est en permanence en capacité de changer de voie. Cela implique d’investir dans différents projets en même temps, pour disposer de plus grandes marges de manœuvre et de polyvalence lors de fluctuations.
Enfin, la coopération. Dans le monde de la performance, on a surtout formé des compétiteurs, des capitaines d’industrie, des ouvriers disciplinés, de la chair à canon… Dans le monde fluctuant, on aura surtout besoin de coopérateurs. C’est pourquoi, l’école (et la formation de manière générale) devrait être une école de la coopération. Par exemple, en développant l’école du dehors : les élèves, soumis aux aléas naturels, apprennent à prendre soin et à coopérer. De même, on fera appel à la pédagogie active : les professeurs posent des questions et les élèves cherchent collectivement les réponses. Face aux fake news et autres enjeux numériques, ce qui compte, ce n’est pas la liste des apprentissages, c’est plutôt d’apprendre à apprendre, d’échanger des savoirs, de développer l’esprit critique, etc.
Vous insistez beaucoup sur l’importance de ralentir, de faire des pauses, de prendre le temps du débat démocratique, etc. Mais les défis contemporains semblent urgents à résoudre. Comment concilier ce paradoxe ?
Dans le monde de la performance, quand on manque de temps, on accélère. C’est le discours de l’urgence. Par exemple, pour répondre à « l’urgence climatique », on va produire plus de voitures électriques, accélérer le déploiement de l’IA, etc. Bien sûr, tout cela n’est pas à jeter, mais le problème c’est qu’on s’enferre à nouveau dans des voies étroites et fragiles. On crée surtout de nouvelles dépendances.
Quand on manque de temps, il faut plutôt se reconnecter à l’espace, par exemple, son territoire : s’y ancrer, y multiplier les interactions. Développer l’agroécologie, la production locale, les ateliers de réparation locaux, les communs locaux, les coopératives, les conventions citoyennes… Cela permet de construire dès maintenant le monde robuste de demain.
Vous présentez la robustesse comme une philosophie politique. Pourquoi vous semble-t-il important de politiser cette notion ?
Sortir du dogme de la performance et rentrer dans le monde joyeux de la robustesse plurielle n’est pas une révolution technique, c’est une révolution culturelle qui implique notamment les arts au sens général du terme – la représentation des imaginaires – mais également la politique, l’action, la mobilisation. C’est donc aussi une révolution politique. Nous devrons basculer vers la robustesse, c’est inévitable dans un monde toujours plus fluctuant. Le rôle du politique c’est d’accompagner et d’aider ce basculement, sinon, il y aura beaucoup de casse. Les ultra-performants (Poutine, Trump, Musk, Netanyahou, etc.) en font déjà beaucoup.
Face à la polarisation de la société, à la montée des autoritarismes et aux atteintes à l’État de droit, la démocratie pourrait-elle disparaitre ?
Personnellement, je reste confiant. Il y a certes une dérive autoritaire, mais la démocratie est robuste. Le développement de la démocratie, l’État de droit, les contre-pouvoirs, le droit international… c’est du déjà-là robuste, qui, pour moi, ne va pas s’effondrer comme ça.
En quoi est-ce robuste ?
C’est robuste, parce que c’est construit sur du désaccord fécond. Le débat parlementaire prend plus de temps, c’est plus hétérogène… mais, c’est aussi plus légitime.
Notre modèle démocratique ne devrait-il pas néanmoins évoluer ?
Oui, la démocratie devrait évoluer vers plus de décentralisation et de participation. Les exemples typiques d’avenir, ce sont les conventions citoyennes, comme le G1000 en Belgique, ou la Convention pour le climat en France. Cette dernière a rassemblé 150 citoyens tirés au sort – ce qui n’est pas du tout performant, car on n’a pas sélectionné « les meilleurs experts », il y avait même des climatosceptiques, donc des incohérences majeures. Elle a produit 149 propositions, plus ambitieuses que celles des députés et plus légitimes que celles des experts du climat. C’était de la robustesse démocratique, qui a très bien fonctionné, jusqu’à ce que le président Macron les réduise à néant, parce que lui est encore coincé dans le monde de la performance.
Vous insistez beaucoup sur le niveau local de l’action politique. Pourquoi ?
Parce qu’un système robuste est toujours modulaire, multi-échelles. Ce sont des petites unités locales qui interagissent les unes avec les autres. Par exemple, le corps est constitué de cellules autonomes, dont les interactions rendent les organes robustes, et ceux-ci à leur tour rendent le corps robuste. Au contraire, l’hyper-centralisation est hyper-fragile – qu’il s’agisse de grosses entreprises pyramidales ou d’États dictatoriaux. La robustesse n’est pas incompatible avec de grandes structures. Dans le monde vivant, il y a un large spectre de tailles : depuis la bactérie jusqu’à la baleine. Mais le point commun de tous ces organismes, c’est la modularité. On grandit, sans agrandir les unités de base ; on les multiplie.
D’un point de vue géographique, on développe la robustesse politique et socio-économique à partir d’un bassin de vie. Chaque bassin de vie interagit avec son voisin, qui lui-même interagit avec des structures plus grandes, et ainsi de suite. Quant à l’État, il change de rôle : il ne mène plus les territoires, il stimule les initiatives locales et les fait résonner entre elles.
Face aux bouleversements écologiques et sociaux, les militants et les mouvements sociaux paraissent à bout de souffle. Quel rôle peuvent-ils malgré tout jouer, selon vous ?
Ce découragement est compréhensible, parce que le monde de l’ultra-performance résiste très fort, avec des moyens financiers énormes. Néanmoins, « un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse ». Il ne faut pas se décourager ; pour les ultra-performants, c’est le chant du cygne. Regardez, par exemple, les effondrements de Boeing aux États-Unis, d’Evergrande en Chine ou de Stellantis en France. Ils ont fait de la sur-optimisation pendant des années, et sont cruellement mis à mal par les fluctuations. À la prochaine crise, on ira chercher les robustes, parce qu’ils ont trouvé des solutions face aux fluctuations, comme pendant la pandémie de covid.
Quand on vous écoute, on est frappé par votre enthousiasme. Pourtant, vous êtes très lucide sur l’ampleur du désastre socio-écologique. Quelles sont vos sources d’espérance ?
Comme beaucoup, je suis passé par l’éco-anxiété, en lisant de multiples bilans socio-écologiques très circonstanciés. Et moi-même, je contribue à ce discours de vérité. Le monde fluctue et va fluctuer de plus en plus. Ce n’est pas une petite crise passagère. Durant deux siècles, on va vivre des fluctuations qu’aucun humain n’a vécues ces cent derniers milliers d’années. Évidemment, cela peut faire peur.
Mais j’ai beaucoup d’espoir : étant biologiste, je vois comment les êtres vivants réagissent aux fluctuations et à quel point, en tant que société, nous avons des réserves de robustesse en nous. Selon moi, les collectifs citoyens qui développent la robustesse aujourd’hui sont ceux qui vont écrire l’avenir. D’ailleurs, ils sont souvent heureux, parce que c’est beaucoup plus intéressant et joyeux d’interagir. Finalement, la robustesse est un appel à la vie, c’est une invitation à quitter un dogme mortifère pour ouvrir une page nouvelle. Et ce qui est extraordinaire, c’est qu’on va le faire de façon synchrone et au niveau planétaire : toute une génération va se mettre à la robustesse.
Mais on a quand même l’impression que c’est marginal pour le moment…
Bien sûr, c’est marginal, comme tout système qui bascule. Tant qu’on est dans une forme de confort et de stabilité, il n’y a pas vraiment de raison de développer à fond la robustesse. Mais désormais, avec le covid, la crise ukrainienne, la crise énergétique, les crises écologiques à répétition, le monde fluctuant n’est plus une prédiction scientifique, c’est du vécu. Quasiment chaque semaine, chaque jour, on fait l’expérience de la fluctuation.
Pour qu’un système bascule, le rôle des minorités actives est essentiel. L’exemple de la nuée d’oiseaux l’illustre très bien : ce sont les marges qui changent de trajectoire et font basculer le système, parce qu’elles sont exposées aux fluctuations du monde.
Et donc, qu’est-ce qu’on fait ?
C’est une question de cible. À mon avis, il ne faut pas perdre trop de temps au cœur du système, parce que c’est un mur, une zone pathogène, qui va nous demander beaucoup d’énergie pour peu de résultat. Il vaut mieux cibler la couche intermédiaire : des gens et des collectifs qui sont en burnout, qui sont à l’arrêt, qui se posent des questions, qui sont insatisfaits, ou des travailleurs pauvres, qui manifestent avec ou sans gilets jaunes. C’est avec eux qu’il faut ringardiser le monde d’avant et créer du désir pour le monde d’après. À ce moment-là, on peut faire appel aux marges pour montrer à quel point sont inspirants et joyeux l’agroécologie, le tout-réparable, les conventions citoyennes, l’habitat participatif, la recherche participative… Cette démarche peut catalyser le changement assez rapidement.
Concrètement, que peut-on mettre en place pour construire la robustesse dans son organisation, son entreprise ou son association ?
Une première chose à faire, c’est d’évaluer le déjà-là robuste de l’organisation : lister ses contre-performances et voir en quoi elles alimentent la robustesse ; et constater ainsi qu’on ne part pas d’une page blanche. Un exemple typique de déjà-là robuste, c’est la pause-café : ce n’est pas performant, mais c’est un moment de lien social, de sentiment d’appartenance, de collisions d’idées aléatoires, de sérendipité. Evidemment, ce n’est qu’un premier pas. Cette robustesse interne doit aussi être au service de la robustesse du territoire.
Une deuxième méthode, c’est le stress test : imaginer des fluctuations, comme une augmentation importante du prix du pétrole, une coupure internet de longue durée, une méga-inondation dans le voisinage, etc. Si on prend ces scénarios virtuels au sérieux, on augmente les marges de manœuvre pour chercher des chemins alternatifs… Et le jour où une telle fluctuation arrive, on est plus robuste. Enfin, on peut réfléchir à la raison d’être de l’organisation. Plutôt que de passer du temps sur un règlement intérieur détaillé avec des règles performantes pour tout contrôler, on privilégie cinq ou six principes, assez souples mais très profonds, qui autorisent des marges de manœuvre et d’interprétation locales. Ainsi, tout le monde peut facilement connaitre ces principes, et on s’épuise moins à essayer de tout faire rentrer dans des tableurs Excel. Évidemment, cela doit se faire de manière collégiale, et cela peut être remis en cause périodiquement. Plutôt que l’optimisation (qui génère souvent des effets rebond et donc de la complication), le primat donné à la raison d’être devrait être au cœur des efforts de simplification.