En Question n°147 - décembre 2023

Oublier Maslow : La culture comme levier

Volontaire permanent du mouvement ATD Quart Monde depuis 1977, Jean Tonglet se consacre aujourd’hui à la diffusion des œuvres et de la pensée de Joseph Wresinski. Il vient d’éditer La culture comme levier, un ouvrage à paraître en février 2024 aux Editions du Cerf, qui reprend une vingtaine de textes du fondateur d’ATD Quart monde sur le thème de la culture, en large part inédits.

En voyage en République Centrafricaine, le père Joseph salue les enfants dans un village proche de la frontière du Tchad - crédit ATD Quart Monde
En voyage en République Centrafricaine, le père Joseph salue les enfants dans un village proche de la frontière du Tchad – crédit ATD Quart Monde

Dans les dernières décennies, certaines théories économiques, sociologiques ou autres se sont imposées comme une sorte de doxa. Ainsi en est-il de la « main invisible du marché » ou de la théorie du ruissellement, souvent invoquées sans être remises en question. Ainsi en est-il également de la fameuse pyramide de Maslow[1], selon laquelle il existerait une hiérarchie entre les besoins de l’être humain. Il s’agirait, selon cette analyse, de satisfaire prioritairement les besoins matériels réputés essentiels, tels que se nourrir, se vêtir, se loger, etc., avant de penser, ultimement et une fois tous ces besoins essentiels satisfaits, aux besoins culturels, spirituels, à la soif de beau, de transcendance, de dépassement de soi.

C’est, rappelons-le-nous, en vertu de cette approche que lors de la pandémie du covid, nos gouvernements ont considéré que certains commerces, certaines branches d’activité étaient essentielles, et que d’autres – dont l’ensemble du secteur culturel : librairies, bibliothèques, théâtres, musées, etc. – ne l’étaient pas et pouvaient être fermées sans trop de scrupules.

Appliquée au champ de la lutte contre la pauvreté et la précarité, la théorie maslovienne conduit à réduire nos ambitions pour les plus pauvres à la satisfaction de leurs besoins primaires. Les nourrir – avec nos surplus ; les vêtir – avec des vêtements de seconde main ; les héberger – plus souvent que de les loger… L’idée même de leur permettre d’accéder à la culture, à travers le livre et la lecture, le cinéma, le théâtre, la peinture, la visite d’un musée ou d’une cathédrale, est reléguée au second plan, quand elle n’est pas considérée comme un luxe inutile.

Donner aux hommes et aux femmes les possibilités de leur libération

À un journaliste qui lui demandait : « L’essentiel, pour un pauvre, c’est quand même d’être logé et nourri, non ? », Geneviève de Gaulle-Anthonioz[2] a répondu : « Cela, c’est ce qu’on offre à un chien. Mais ce qui fait la différence entre un chien et un homme, c’est la culture ». La présidente d’ATD Quart Monde France reprenait ainsi ce qui a été la conviction profonde du père Joseph Wresinski, dès la fondation du Mouvement, lors de son arrivée en 1956 au camp de Noisy-le-Grand en région parisienne. Évoquant cette arrivée, il dira, quelques années plus tard : « J’ai bien compris que tout ce que je pourrais faire ne servirait à rien s’il n’y avait pas un mouvement qui se donnerait comme objectif fondamental la destruction de la misère. […] Il ne s’agissait pas de faire une action de charité, une action de distribution de biens, étant donné que c’était ce dont j’avais le plus souffert pendant mon enfance. Ce que je sentais profondément en moi-même et que je croyais absolument nécessaire, c’était de donner aux hommes les possibilités de leur libération par le savoir, par la connaissance. Et du fait que je parlais savoir, je parlais bibliothèque, je parlais jardin d’enfants… »[3]. Et s’adressant à des éducateurs et des travailleurs sociaux : « Notre démarche serait peut-être différente et plus authentique si, au lieu de partir de certains grands besoins, elle s’inspirait de certains droits fondamentaux, tel celui de tout homme à participer à la culture de la société qui l’entoure »[4].

Considérer le droit à la beauté

Participer à la culture de la société qui l’entoure, certes, mais comment ? Les premiers volontaires qui ont rejoint le père Wresinski ont compris son ambition ; les réponses apportées aujourd’hui encore, partout dans le monde, par les équipes du Mouvement ATD Quart Monde n’ont pas manqué de surprendre, voire de choquer. Elles se sont pourtant révélées judicieuses et ont apporté la preuve que la culture représentait bien l’une des armes les plus essentielles pour lutter contre la misère, un levier pour mobiliser tout un milieu, une population, un quartier.

Surprenant en effet, de proposer à Jean Bazaine, immense artiste, auteur des vitraux de Saint Séverin dans le Quartier Latin, de réaliser les vitraux d’une modeste chapelle créée au cœur du bidonville de Noisy-le-Grand. La construction même de cette chapelle, au milieu d’une population de confessions et convictions multiples, peu habituée à fréquenter les lieux de culte, avait de quoi étonner : était-ce donc prioritaire, essentiel ? N’y avait-il pas mieux à faire ? Les familles du camp y répondront par elles-mêmes : « Même si nous n’y mettons pas les pieds, ou rarement, la présence de cette chapelle, avec ses vitraux, est le signe que nous sommes un village comme les autres, avec son église ». Jamais, depuis leur mise en place au début des années 1960, les vitraux de Jean Bazaine n’ont été cassés, vandalisés, abîmés. Et la chapelle de Noisy a été classée récemment comme monument historique.

Surprenant encore de demander à Catherine de Seynes, de la Comédie-Française, de venir au camp de Noisy-le-Grand en 1963 et d’y tenir des ateliers de théâtre avec les jeunes filles du camp ! Après un temps d’apprivoisement mutuel, Catherine de Seynes lut à ces jeunes filles un éventail de pièces classiques et contemporaines. Leur choix s’arrêta sur Antigone de Sophocle. « Pourquoi Antigone ? Parce que c’était la révolte d’une jeune fille contre un tyran. [Ces jeunes] se retrouvaient là-dedans. […] On se bat toujours contre un tyran, que ce soit son père, son prof, ou le gouverneur, le gouvernement, le président, ou je ne sais qui. Cela, ils l’avaient saisi d’instinct. C’est cela qui était extraordinaire »[5], se souvient la comédienne.

Surprenant, aujourd’hui, en Haïti, au Guatemala, en République Centrafricaine, mais aussi dans les cités ghettos en France ou en Espagne, dans les camps roms à travers l’Europe, d’aller avec des livres à la rencontre des enfants et de leurs familles. Des enfants que l’échec scolaire a parfois dégoûtés du livre et qui, dans un premier temps nous crient : « J’en veux pas de tes livres ! C’est pas pour moi ! ». Mais au fil de nos retours, mercredi après mercredi, samedi après samedi, la confiance s’installe, le désir d’apprendre se réveille. L’effet levier dont nous parlons se manifeste alors. Je n’ai jamais oublié, ce que j’ai vécu à Marseille, il y a plus de quarante ans. Une maman, à la fenêtre de son appartement au quatrième étage, nous observait depuis des mois, quand, au pied de l’immeuble, nous faisions la « bibliothèque de rue ». Elle ne disait rien, ne répondait pas à nos salutations, n’était jamais descendue. Au bout de six ou sept mois, voici qu’elle descend, m’aborde et me dit : « C’est bien ce que vous faites pour les petits, mais moi, j’ai quarante ans, je ne sais ni lire ni écrire, que pouvez-vous faire pour moi ? » Quelques semaines plus tard, nous la mettions en lien avec un centre associatif tout proche où elle put suivre des cours d’alphabétisation.

Comment ne pas évoquer la venue d’une esthéticienne au camp de Noisy-le-Grand ? Joseph Wresinski lui demande d’y créer un salon de beauté. Pourquoi s’occuper de son visage, de ses cheveux, alors qu’il y a tant d’autres urgences ? Parce que « la reprise de confiance et de dignité, l’estime et la fierté peuvent régénérer un milieu et l’ouvrir au monde, aux valeurs de la société globale ; peuvent l’aider à se recréer sur des bases nouvelles ». Invité en 1965 à prendre la parole devant le Congrès national d’esthétique appliquée, il insistait : « Je voudrais, avec vous qui traitez de la beauté de l’être humain, parler du mal qui, parmi tant de maux, s’acharne contre cette beauté et la détruit. Je voudrais vous parler de la misère. […] Si l’esthétique traite du beau et du sentiment qu’il fait naître en nous, si l’esthéticien est celui qui soigne la beauté humaine et renforce, par là, tout ce que cette beauté peut susciter de beau dans le cœur et l’esprit de l’homme, l’esthétique et l’esthéticien ne rentreront dans leurs dimensions réelles que là où tout se réunit pour détruire la beauté »[6].  Quelle provocation !

Faire de toute vie une œuvre d’art

L’ambition du fondateur d’ATD Quart Monde s’enracine, comme souvent, dans son expérience personnelle. En dédicaçant un de ses livres, il écrivait un jour : « Je suis jaloux de ceux qui, dès leur enfance, apprirent à aimer la musique et la danse, l’art et la poésie. Je n’eus pas cette chance et toute ma vie, j’en ai souffert. Pouvoir l’offrir aux plus pauvres a été mon combat »[7]. De même, lors d’une conférence prononcée devant des étudiants, il déclarait : « Il n’y a aucune raison de penser que certains seraient capables d’entrer dans le monde des relations et de la créativité, alors que d’autres en seraient bannis. […] Toute vie, si pauvre soit-elle, est foncièrement belle, et […] nous devons faire de toute vie une œuvre d’art »[8].

L’accès à la musique et à la poésie, à la culture, représentait pour Wresinski non pas un luxe, mais une nécessité. « C’est inacceptable que, dans le monde de la misère, on n’amène aux gens que des idées de combats, des idéologies, alors que ces hommes ont besoin de poésie, parce que la poésie, c’est une expression de l’amour. Ils ont besoin de chant, ils ont besoin d’entendre des airs [de musique] parce que les airs sont une communion avec la nature et avec le ciel. […] Et je répète maintenant que c’est un acte de transformation d’un milieu, un acte révolutionnaire, qui est dans la grande lignée de tous ceux qui ont changé le monde »[9].

Contrairement à ce qu’ont tenté de nous faire croire les tenants de la pyramide de Maslow, la culture est un bien essentiel. Aux relations muettes et froides (celles des administrations, de la bureaucratie ou de la justice) auxquelles les plus pauvres sont confinés, la culture oppose des relations chaudes et résonnantes[10], qui leur permettent d’entendre le monde parler et d’oser, eux aussi, parler au monde.

En Belgique aussi…
La dimension culturelle est un des axes fondamentaux de la présence du Mouvement ATD Quart Monde en Belgique. Parmi les actions mises en place, citons les bibliothèques de rue à Bruxelles, Charleroi, Liège, Sambreville, Bossuit (Avelgem), Heule (Courtrai) et Willebroek ; le Festival des Savoirs ainsi que l’Opération Talents, pendant l’été, dans des quartiers où personne ne part en vacances et où l’offre culturelle est très peu développée (c’est le cas dans certains « domaines » et terrains de camping où des familles sans logement ont trouvé refuge). Partout, c’est la même demande qui s’exprime, une fois la confiance gagnée : « j’ai faim dans ma tête », comme disait une militante du Mouvement en Suisse.
Cette même faim et soif de culture, de beauté, de paix, de découverte, se retrouve parmi les participants à un atelier créatif[a] dans les locaux de la Maison Quart Monde de Bruxelles. Les participants s’y expriment par la peinture, la broderie, la linogravure et d’autres techniques artistiques. En plus de l’atelier créatif, une autre activité s’est développée : le partage des richesses culturelles du passé et du présent, à travers des visites d’expositions. Ces visites sont bien préparées : on en parle ensemble avant, au cours d’une séance de présentation de photos, pendant laquelle chacun peut s’exprimer et poser des questions. Pour en savoir plus, et entrer dans cette dynamique du partage du savoir, contacter le Mouvement ATD Quart Monde Belgique via le site www.atd-quartmonde.be

[a] Voir « Merci pour l’ambiance ! », dans « Peindre et dépeindre », Revue Quart Monde, n°266, juin 2023, www.revue-quartmonde.org/11036 

Notes :

  • [1] La pyramide de Maslow propose une hiérarchisation des besoins humains. À la base, les besoins physiologiques (dormir, manger…), puis le besoin de sécurité suivi de celui d’appartenance, et tout en haut, le besoin d’estime de la part des autres et d’accomplissement de soi. Selon cette théorie, il est vain de répondre à un besoin si celui qui le précède n’a pas été comblé.

    [2] Présidente du Mouvement ATD Quart Monde France de 1964 à 1999.

    [3] Joseph Wresinski, commentaire enregistré en 1984 pour le documentaire réalisé par Caroline Glorion, Bruno Tardieu et Jean Vénard, Je témoigne de vous, ATD Quart Monde, 1988.

    [4] Joseph Wresinski, « Vers une promotion culturelle du monde sous-prolétaire », intervention lors d’une rencontre d’éducateurs et de travailleurs sociaux, Paris, 1966.

    [5] Catherine de Seynes, Revue Quart Monde, n°262, 2022 (accessible en ligne : www.revue-quartmonde.org/10679).

    [6] Joseph Wresinski, « Esthétique et misère », Revue Quart Monde, n° 211, 2009 (www.revue-quartmonde.org/3450).

    [7] Joseph Wresinski, interview télévisée donnée à Claudine Faure, 1987 (www.joseph-wresinski.org/fr/rencontre-pere-joseph-wresinski)

    [8] Joseph Wresinski, « Libérer le quart monde ou réunir les antipodes dans un monde d’amour », conférence à l’Université de Louvain (Belgique), fonds ATD-CJW 0778/40 (inédit), 22 novembre 1972.

    [9] Joseph Wresinski, intervention à une session musique à Pierrelaye, fonds ATD-CJW 019S/07 (inédit), 13 octobre 1979.

    [10] Voir Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 2018 (2016,

    trad. de l’allemand par Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet).