Le 04 avril 2006

Parole chrétienne en démocratie pluraliste

Cette analyse voudrait dégager quelques conditions auxquelles une parole publique d’un responsable de l’Église, et plus largement de tout chrétien devrait répondre pour être pertinente et crédible. La parole de Dieu est inscrite dans l’histoire humaine. L’Évangile inspire les chrétiens mais ne donne pas de réponse toute faite aux problèmes de société. La Parole que la foi inspire doit se faire entendre dans une société pluraliste ; elle n’a pas d’autre autorité que sa valeur intrinsèque. Elle dit non à l’injustice, porte témoignage à son espérance et contribue démocratiquement à trouver des solutions justes aux problèmes communs.

En mars dernier, une déclaration de l’évêque de Liège, Mgr Jousten, pour la défense des travailleurs d’Inbev, frappés par la délocalisation du siège de Jupille, a été unanimement appréciée. Vers le même temps, l’évêque d’Anvers, Mgr Van den Berghe participait à la manifestation HOP (hoop op papieren) pour la régularisation des sans papiers. Autour de Pâques, tous les évêques sont sur la sellette à propos du mouvement d’occupations d’églises qui se généralise dans le pays. Cette conjonction d’événements fait poser la question de la parole chrétienne dans le débat public sur des problèmes de société, de sa légitimité, de sa nécessité, de son objet, de ses limites. Les réactions par rapport à des paroles d’évêques ou d’autres personnes ou groupes s’exprimant comme chrétiens, vont dans tous les sens : tantôt on leur reproche d’intervenir et de vouloir imposer leur vérité, tantôt on les accuse de timidité, de trop grande prudence, de manque d’engagement. Dans une réflexion plus globale, on voudrait en ces quelques lignes dégager quelques principes de discernement ou, si l’on préfère, quelques conditions auxquelles la parole des responsables de l’Église, et plus largement des chrétiens, devrait répondre pour sonner juste et être crédible.

La première question, essentielle à mes yeux, est de savoir d’où vient cette parole. Elle ne tombe pas du ciel, elle ne vient pas d’ailleurs, d’une autorité suprême qui s’imposerait sans discussion. La parole de Dieu est inscrite dans la trame de l’histoire humaine. Une double distanciation s’impose ici : entre l’événement du salut et la Tradition qui nous le rapporte tout d’abord ; entre cette Tradition elle-même et son impact dans la vie de l’humanité ensuite.

La Révélation est une histoire, celle de l’alliance de Dieu avec le peuple d’Israël, celle de Jésus et des disciples qu’il envoie jusqu’aux extrémités du monde pour porter la Bonne Nouvelle. Cette histoire nous est transmise par une Tradition : celle-ci nous livre une Écriture, un ensemble de livres, en particulier les évangiles qui sont quatre regards, convergents mais différents sur l’événement Jésus. Elle comprend aussi l’institution qu’est l’Église, communauté des disciples du Christ avec son organisation, les sacrements, le ministère. Dans sa longue histoire, pour rester fidèle au message originel, en confrontation avec les régimes politiques et les cultures au sein desquels elle annonçait la Bonne Nouvelle, l’Église a interprété et actualisé le message. Affrontée dès le XIXe siècle à une nouvelle organisation du travail et de la société, l’Église a notamment, depuis l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, développé un « enseignement social ». Aujourd’hui, après vingt siècles, la Parole de Dieu est sans doute pour les chrétiens toujours aussi neuve, aussi inspiratrice qu’aux premiers jours mais elle ne donne pas de réponse toute faite aux problèmes de la société.

La deuxième distanciation est que cette Parole a à se faire entendre dans une société pluraliste, multiculturelle, multireligieuse, ouverte et critique. La parole qu’un chrétien peut prononcer sur les événements de ce monde, le jugement (ou mieux le discernement) qu’il peut exercer relativement aux événements et aux décisions politiques est une parole humaine entre les autres, éclairée de l’intérieur par sa foi mais qui, dans le débat public ou le dialogue avec les autres, n’a pas d’autre autorité que sa vérité et son caractère éclairant intrinsèques. Cette affirmation va à contre-courant de ce que pensent encore bien des membres et surtout des responsables de l’Église. L’idée ou le sentiment que nous possédons la vérité imprègne encore notre manière de vivre au monde et de réagir aux événements. De là une certaine ambiguïté par rapport à la société moderne démocratique. La doctrine politique classique de l’Église a pour axe central la notion de bien commun. Or dans une société pluraliste, sécularisée, le bien commun ne peut être défini qu’à partir de l’affrontement des libertés dans un échange démocratique. Il est tout-à-fait normal et même indispensable que, dans le débat, les chrétiens interviennent avec courage, avec clarté, dans toute la force de leur foi, avec tous les moyens de persuasion dont ils peuvent disposer, mais sur pied d’égalité et dans le respect des interlocuteurs. Cette attitude suppose une véritable foi dans la démocratie, et finalement dans la possibilité de vivre ensemble et dans la capacité fondamentale de chaque être humain d’assumer son humanité et de prendre en charge pour sa part l’avenir du monde. Utopie, délire ; non mais tout simplement foi en cette humanité avec qui Dieu s’est lié pour toujours en lui donnant son Fils.

Une fois acquis que la Parole chrétienne n’est pas prononcée d’ailleurs mais du sein du monde, est-il possible de discerner les circonstances où elle devrait s’exprimer et les formes qu’elle pourrait prendre ? J’aimerais me référer ici à une distinction avancée par Clotilde Nyssens, sénatrice CDH, dans un article récent[1]. Elle parle de trois « cultures » : une culture de résistance, une culture d’utopie, une culture de la régulation. « Ces trois cultures doivent se vivre comme complémentaires », ajoute-t-elle. « C’est la condition pour fabriquer des projets politiques ». Reprenant à mon compte cette distinction, je la commenterais en disant : il y a des choses auxquelles on dit : non, qu’on ne peut accepter ; il y a le rêve qui nous meut, le monde qu’on veut construire ; il y a enfin ce qui est possible, ce qu’on peut obtenir dans les circonstances concrètes.

Il me semble que dans la parole que les chrétiens peuvent prononcer et dont ils sont redevables à la société, et en particulier dans les interventions publiques d’évêques ou d’autres responsables, les trois cultures coexistent. Ce qui provoque l’intervention, c’est le sursaut devant l’intolérable. La mondialisation devient intolérable quand elle délocalise, pour gagner quelques millions de plus, une entreprise implantée depuis presqu’un siècle dans une ville, maison mère en quelque sorte de l’actuelle multinationale, et qui au surplus fonctionne bien. Notre société devient injuste et inhumaine quand des personnes, hommes, femmes, enfants, se retrouvent sans droits depuis des années sur notre territoire, en bonne partie à cause des retards et de l’opacité des procédures administratives… Un sursaut de ce genre est certainement à l’origine des interventions épiscopales évoquées au début de cet article.

Dans l’intervention elle-même, dans la manière dont ces chrétiens s’expriment, transparaît discrètement mais clairement l’utopie, c’est-à-dire en l’occurrence l’inspiration évangélique. C’est ainsi que, dans un document daté du 15 avril 2006 où il fait part de sa position au sujet des occupations d’églises, Monseigneur Harpigny, évêque de Tournai déclare : « Je voudrais attirer l’attention sur un phénomène actuel qui, dans notre pays, manifeste combien l’annonce de la Bonne Nouvelle à l’égard des pauvres, des prisonniers, des aveugles et des opprimés est urgente ». La référence évangélique situe l’intervention.

Enfin, n’oubliant jamais que nous vivons dans une société plurielle et démocratique, « les pieds sur terre », la protestation et le rêve débouchent sur la négociation, la recherche patiente de solutions, dans le respect des règles du fonctionnement de l’État de droit et de tous les rouages de la société. Dans son intervention très équilibrée, l’évêque de Tournai indique bien les limites de la compétence des Églises, la responsabilité de l’État mais aussi le devoir de chacun de prendre ses responsabilités et d’exercer un discernement. À ce niveau, ce qu’on appelle couramment « l’enseignement social de l’Église » peut aider à ouvrir ces voies. Je ne pense pas seulement à toute la lignée des encycliques pontificales depuis Léon XIII jusqu’à Jean-Paul II, mais aussi aux nombreuses interventions d’évêques de différents pays, qui souvent ont fait date, comme celle des évêques français sur le capitalisme « Pour de nouveaux modes de vie » en 1982, celle des évêques américains sur l’économie en 1986, ou encore la lettre des évêques de Belgique « Migrants et réfugiés parmi nous » de 1995. Une initiative autrichienne mérite une mention particulière, c’est « la Parole sociale du Conseil œcuménique des Églises en Autriche »[2]. Non seulement, cette « Parole » est l’expression commune de treize Églises chrétiennes mais elle a été élaborée à partir d’une vaste enquête sur la pratique des communautés. De cette manière, l’utopie évangélique multiplie ses chances de rejoindre la réalité de la société pluraliste, de lui poser les bonnes questions et d’ouvrir des voies.

Mais, disons-le de nouveau, cet éclairage ne jouit d’aucun privilège a priori. Il vaudra par sa qualité, par son opportunité, par sa capacité à faire avancer les choses. Finalement, dans le débat politique comme dans la vie sociale, chaque chrétien (comme tout citoyen) est renvoyé à lui-même. La parole chrétienne en démocratie pluraliste n’est pas réservée aux évêques. Leurs prises de position dans les débats de société ne peuvent se multiplier et on ne peut les attendre pour s’engager. Il est essentiel que chaque chrétien se reconnaisse responsable des autres, du monde, de soi-même et « aille au charbon » avec tous ses frères et sœurs humains, pour construire un monde juste et fraternel.

Notes :

  • [1] NYSSENS, Clotilde, « Enjeux et défis de l’engagement politique aujourd’hui », dans Évangile et Justice, n° 75, décembre 2005, p. 15.

    [2]  Sozial Wort des Ökumenischen Rates der Kirchen in Österreich. Wien, 2003. Voir une présentation de ce document dans Évangile et Justice, n° 75, décembre 2005, p. 33-36.