Pascal Chabot : « Construire une transition juste, pas une césure absurde »
À quoi ressemblera le monde d’après ? Y aura-t-il seulement un monde d’après ? Comment une société change-t-elle ? Et faut-il vraiment que la société change ? Ces questions, c’est à un philosophe que nous avons voulu les poser. Pascal Chabot est chargé de cours à l’Institut des hautes études des communications sociales (IHECS). C’est aussi un homme qui aime s’interroger sur les grands défis et les mutations de notre temps.
Au cours des derniers mois, il a beaucoup été question du « monde d’après »…
C’est sans doute une des caractéristiques majeures de ce que l’on appelle un « événement » que de créer une césure entre un avant et un après. Sans ce hiatus, ce qui se passe n’apparaît jamais qu’à la manière d’un prolongement du cours des choses, sur lequel nous avons peu de pouvoir. Or, en l’occurrence, la radicalité du problème sanitaire qui affecta tous les pans de la vie sociale, psychique et économique, fut telle qu’elle a été vécue comme un basculement vers l’inédit. Ce basculement fut en outre interprété comme la possibilité d’une bifurcation vers d’autres modes de vie. L’après étant forcément différent de l’avant, un grand nombre de courants intellectuels et politiques s’en emparèrent pour en dessiner les contours et même, plus concrètement, pour en lister les caractéristiques. Cet après fut comme un appel d’air pour toutes les utopies en déshérence de débouchés, qui vivaient difficilement l’inflexibilité d’une structure techno-économique qui semblait suivre seule la route de son déploiement inexorable. Or là, assez magiquement – c’est un mot qu’il faut employer avec parcimonie –, cette structure elle-même fut contrainte à une sorte d’arrêt forcé, laissant plus de place encore au déploiement des imaginations et des prospectives de ceux qui, bloqués à la maison, eurent le temps de rêver. D’autant que phénoménologiquement, l’atténuation des bruits urbains, des odeurs d’hydrocarbure, et une certaine empathie née d’une détresse et d’une incertitude partagées, alimentaient la conviction qu’un autre monde est possible.
Personnellement, que pensez-vous de ces réflexions sur l’« après » ?
Je souhaite d’abord saluer la saine puissance de l’imagination, qui se tient toujours en embuscade derrière le réel, prête à en prendre le relais. Mais je constate aussi que ces rêves nécessaires et importants ont confondu un peu trop vite le gel d’un monde et sa mise au rebut, son rejet. En l’occurrence, la structure décriée par certains a petit à petit repris du service. Et, d’une certaine manière, fort heureusement pour tous ceux qui enduraient les conséquences économiques désastreuses.
Estimez-vous tout de même que le coronavirus a mis en évidence les limites du « monde d’avant » ? La nécessité de changer de logiciel ?
Les deux piliers conceptuels de votre question me semblent conjoints, presque soudés : la question des limites et celle du changement. Ces limites, connues depuis les années 1970, ont pour nom crise climatique, effondrement de la biodiversité, écarts salariaux parfois problématiques, injustice dans les transferts Nord-Sud, migrations d’une part et retranchement dans des îlots privilégiés de l’autre. Ces limites sont l’autre nom du négatif contemporain qui, vu de près, dans le détail des situations humaines ou physiques, peut être catastrophique. Or, nous ne sommes pas une espèce fataliste : face au négatif se pose nécessairement la question du changement.
Comment celui-ci pourrait-il s’incarner ?
Le changement peut être de deux ordres : pragmatique ou idéologique. C’est l’interprétation même de la nature de ce négatif, ainsi que le type de croyance en la possibilité d’un système radicalement « autre », qui déterminent le choix en faveur de l’un ou de l’autre.
C’est-à-dire ?
Si vous êtes pragmatique, vous essayez d’affronter les limites dans le cadre du système lui-même. Par exemple, pour ce qui est des questions de justice, en veillant à une redistribution plus intelligente, ou en stoppant le pillage néo-colonial de certaines économies du Sud. Si vous optez pour la voie idéologique, vous jugez que le système lui-même est incurable, intrinsèquement vicié. Et que ce n’est qu’en changeant de logiciel qu’on parviendra à se débarrasser du négatif – au risque d’en créer d’autres versions autrement plus nocives, ce qui est évidemment toujours passé sous silence.
Quelle est la tendance qui vous semble dominante ?
Dans ce débat, c’est la possibilité de ce qu’on a nommé « révolution » qui est sous-jacente. Les plus anciens se souviennent combien ce terme a été le mantra majeur du 20e siècle, jusque dans les années 1970, et, pour beaucoup d’intellectuels, l’oxygène ou l’opium, ou mieux l’oxygène devenu opium, le plus avidement consommé. Or, ce vocable de révolution n’est plus guère usité aujourd’hui, hormis par quelques nostalgiques ou excités qui vont à contre-courant de la majorité de l’opinion. Celle-ci juge qu’une grande partie du cahier des charges de la modernité démocratique et techno-économique a été respectée en Occident (allongement de l’espérance de vie, accès aux soins de santé, qualité de vie, éducation, égalité politique, liberté, anti-misérabilisme, sans compter tous les prodiges techniques qui structurent notre quotidien). Au vu de ces réussites, qui n’occultent bien sûr pas les échecs ou manquements majeurs, l’option pragmatique est celle qui pense qu’un approfondissement du progrès humain allié à une transition écologique, est préférable aux grandes promesses idéologiques dont la caractéristique la plus identifiable est souvent leur populisme. Les défauts de l’avant doivent être les chantiers du futur, et pas les prétextes à de nouvelles hostilités.
Dans les faits, qu’avez-vous observé ? A-t-on essayé de repartir (au plus vite) comme avant ? Ou a-t-on pris le temps de réfléchir à autre chose ?
Je pense que repartir comme avant est un souhait pour le plus grand nombre, et je peux le comprendre. Pour parler d’abord personnellement, j’aimerais simplement retrouver les étudiants dans les amphithéâtres, et pouvoir donner une conférence, ce qui est devenu une rareté. Les enfants aimeraient aller à l’école sans masque, les footballeurs courir derrière leur ballon, les restaurateurs voir leurs établissements fréquentés. Les salles de spectacles et de cinéma ne sont pas faites pour prendre la poussière ! Même les mendiants désirent du passage pour leur obole. C’est juste normal. Je comprends qu’il puisse y avoir un romantisme de la parenthèse, une jouissance de l’exception, mais soyons prosaïques : nous avons besoin d’activité, de travail et de rentabilité. C’est cela ou le chômage massif, dont on ne connaît sans doute malheureusement que les prémisses. Je ne suis pas un grand amateur d’avions et les cieux dégagés me plaisent ; il n’empêche que ces aéroports fermés ont quelque chose de lugubre, et ces grandes flottilles clouées au sol m’évoquent surtout les centaines de milliers de personnes du secteur aérien condamnées aux rudes soucis financiers. Les personnes âgées, par ailleurs, endurent un isolement âpre, qui est parfois comme une première disparition. Elles aussi aimeraient un retour à la « normale ». Ces réflexions, cependant, destinées à couper l’herbe sous le pied des fatigants procès de l’avant, ne sont pas contradictoires avec le fait que cet événement historique a aussi suscité la mise en œuvre de nouveaux comportements plus intéressants et justes. Il s’agit de les poursuivre : de construire une transition juste, qui serait le contraire d’une césure absurde.
Au fond, comment transformer une crise en véritable opportunité ? À quoi cela tient-il ?
C’est tout le thème de l’Occasion, ce que l’on appelle en grec ancien Kaïros : un sens du moment opportun, de l’imagination, de la volonté, du courage, une idée disruptive, beaucoup de travail… Et puis surtout de la chance, et encore de la chance… Le Kaïros, finalement, c’est la théorie de ce qui est inthéorisable. C’est comme quand on demande comment rencontrer l’amour. Pas de recette, juste un désir. Ce qui signifie que le désir est l’ingrédient principal de la recette, et que le reste est livré à l’habileté de faire face au devenir. C’est dans cette mesure seulement qu’il est possible d’extraire une certaine positivité du négatif.
Qui sont les acteurs des changements de société ? L’individu a-t-il le pouvoir de faire bouger les choses ?
Notre société change tous les jours, de multiples manières et à de nombreux niveaux. Le fait est que les acteurs dominants de ces changements appartiennent à ce que l’on peut réunir sous le nom d’ « ultraforces » : des conglomérats de taille mondiale, présents dans le domaine du numérique, de l’énergie, de la finance, de l’agroalimentaire, de la pharmacie ou de la distribution. Ces ultraforces sont actives dans presque tous les secteurs sociaux. Google ou Amazon, par exemple, ont des impacts politiques et économiques, psychiques et sociaux, environnementaux et créatifs. Ils contribuent à façonner le réel comme sans doute jamais aucune instance ne l’a fait par le passé. Mixtes techno-capitalistes, à la fois désirées pour leurs apports et redoutées pour leurs puissances, ces ultraforces rendent problématique l’action politique et individuelle. Face à elles, nous ne sommes pas dans le rapport de force, mais dans l’anti-rapport : impossible de prétendre que nos actions soient capables de détourner leurs cours. Même les gouvernements peinent à infléchir les modes d’action de ces grands groupes. Le déterminisme ressenti face au système s’origine dans leur présence, ainsi qu’une certaine désillusion quant aux capacités de l’action individuelle.
Est-ce à dire que l’individu n’aurait plus aucun pouvoir ?
Non, loin de là, et il en a infiniment plus dans nos démocraties que dans les régimes autoritaires qui prospèrent sur la planète, et qui furent le lot commun de l’aventure humaine.
Comment l’individu peut-il exercer son pouvoir ?
Il a du pouvoir par sa parole, par les mots qu’il emploie, par les pensées qui l’habitent et qu’il relaye, par les personnes auxquelles il donne son amitié, par ce qu’il plébiscite, par ses choix de consommation et, plus fondamentalement encore, par ses actions. L’échelle de ces déploiements n’est pas celle des ultraforces, tant s’en faut, mais ils ont pourtant une efficacité qui doit être promue. Ce qu’il nous faut surtout, c’est une transition démocratique permanente, par laquelle puisse être mis à l’agenda ce qui nous importe. Là encore, les visions trop manichéennes ne sont d’aucun secours. Utiliser les ultraforces pour promouvoir ce qui nous importe, tel est peut-être le moyen d’être vecteur de certains changements. Il faut l’expérimenter. À la complainte de ceux qui s’auto-définissent à la fois comme victimes du capitalisme mondial, bourreaux de la planète et frustrés de l’action, n’est-il pas plus sage de préférer les essais, tout humbles soient-ils, des chercheurs de qualité ? Ils sont nombreux, celles et ceux qui, animés d’une charge d’utopie œuvrent, non pas dans l’avant ni dans l’après, dans de le maintenant.
Du 18 mars au 1er mai 2020, Pascal Chabot a tenu un « Journal d’un philosophe confiné » dans La Libre Belgique. Ses pages sont à retrouver sur son site internet : chabot.be.