Le 01 octobre 2021

Plaidoyer pour des ‘permabbayes’

crédit : Annie Spratt – Unsplash

Nous vivons ces derniers mois une explosion de catastrophes climatiques partout dans le monde. Canicules accablantes, records de chaleur, sécheresses interminables, méga-incendies, précipitations torrentielles, inondations dévastatrices, tempêtes ravageuses… plus aucune région du monde n’est épargnée par l’accélération du réchauffement de notre planète. Etats-Unis, Canada, Japon, France, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Grèce, Italie, Russie, Turquie, Chine, Afrique, Asie, Amériques, Océanie… pays pauvres et riches sont touchés de plein fouet.

Urgence écologique

La publication du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur le climat en ce début août 2021 ne vient qu’apporter la confirmation scientifique de ce que nous observons et ressentons désormais dans notre chair : le réchauffement climatique est réel, il est causé par les humains, par notre économie fossile mondialisée (agriculture industrielle, alimentation animale, artificialisation des terres, logement non isolé, aviation, véhicules thermiques, navigation, déforestation, surconsommation, technologies de communication, déchets, etc.), il s’aggrave faute de transition écologique, il nous frappe de plus en plus violemment, il frappera de plus en plus fort.

Nous observons des phénomènes jamais vus auparavant, dans des lieux et à des saisons inédites. Les scientifiques forgent de nouveaux termes pour décrire les giga-feux et les pyrocumulus qui créent leur propre météo incendiaire, en provoquant des centaines d’impacts de foudre sur des sols asséchés, prêts à flamber. La Belgique, accoutumée à un des climats les plus modérés au monde, où la pluie humidifie l’humour national, découvre depuis 2018 la sécheresse ou, cette année, des inondations meurtrières. Le réveil – de la majorité enfin ? – semble particulièrement brutal ; non, nous ne serons pas épargnés, notre qualité de vie ne tient plus qu’à un fil. Notre maison brûle. Il va falloir sortir de son canapé et se lever pour éteindre ensemble l’incendie que nous, pays riches, avons déclenché. L’habitabilité de la Terre se dégrade actuellement pour toutes les formes de vie, la stabilité des sociétés est menacée à moyen terme, la survie de l’espèce humaine n’est plus garantie à long terme. Parce que nous entrons dans une période d’incertitude radicale et parce que l’enjeu est existentiel, nous pouvons parler de l’Urgence écologique avec une grand U, comme urgence des urgences, celle qui fera un nombre maximal de victimes si elle n’est pas traitée à temps. Celle qui mettra fin peut-être à l’aventure humaine. Pour les humanistes, qu’ils soient croyants ou non, l’écologie, c’est-à-dire l’enjeu de la permanence de la vie sur Terre, humaine et non humaine, et de la vie bonne et juste avec et pour autrui dans ce cadre terrestre, devient donc de facto l’urgence ultime. Car la destruction de la Biosphère, c’est-à-dire de la Création selon les croyants, équivaut au plus grand crime contre l’humanité, le génocide terminal. La lutte écologique doit donc unir aujourd’hui tous les êtres humains de bonne volonté. Seul l’Amour de l’Humanité et de la Vie peut encore nous donner l’espérance et la force de nous engager de tout notre cœur.

Ecologie intégrale

Dans ce contexte gravissime, l’encyclique Laudato si’ du pape François, primat de l’Église catholique, est comme une bouée de secours, un rayon de lumière qui déchire l’obscurité. En effet, cette encyclique propose selon nous la seule réponse possible, nécessaire et souhaitable pour se hisser à la hauteur de l’Urgence écologique : l’écologie intégrale. L’écologie intégrale incorpore et relie en effet 4 dimensions fondamentales dans une vision intégrale de l’humain et de la vie sur Terre : le lien à soi, le lien aux autres, le lien à la vie sur Terre et le lien à Dieu ou lien spirituel pour les humanistes, croyants ou non. Aucune politique des petits pas, modérée et réformatrice, partielle et partiale, ne suffira face à l’Urgence. Nous avons besoin d’un big bang, une véritable conversion écologique, qui puisse métamorphoser l’Humanité en intégrant toutes ses dimensions. Inutile d’espérer des réponses du côté de la croissance économique et technologique, elles ne suffiront pas, elles contribuent au pire. Pour changer les comportements, il va falloir une croissance non pas de la quantité de marchandise mais une croissance de la qualité de l’existence. Pour contrer notre démesure qui cause notre transgression des limites planétaires, il va nous falloir instituer l’autonomie, c’est-à-dire la capacité à nous fixer à nous-mêmes nos propres lois, nos propres limites. La vertu de la tempérance, ou sagesse, devra remplacer l’hubris (démesure). Sans quoi la Terre sera notre némésis (châtiment).

L’écologie intégrale propose justement cette philosophie existentielle systémique, une véritable ‘religion’, terme qui signifie étymologiquement ‘relier’ ! Il s’agit d’aller vers une pensée religieuse (qui relie ce qui est aujourd’hui mutilé, y compris notre dimension spirituelle, vivante, matérielle) et complexe (un terme qui signifie ‘qui est tissé ensemble’). Pour assurer la permanence de la vie sur Terre, nous avons besoin d’une permaculture authentique, une culture de la permanence, multidimensionnelle, écologique, intégrale : du matériel terrestre au spirituel transcendant et immanent, en passant par le relationnel entre êtres vivants.

Qu’est-ce qu’une abbaye ?

Que faire face à l’Urgence écologique, en particulier en tant qu’humaniste chrétien ou humain de bonne volonté ? La première leçon de Laudato si’ est qu’on ne peut plus concevoir la vie bonne, y compris spirituelle, religieuse, en faisant abstraction de notre reliance écologique intégrale au vivant, au terrestre, au sol, au territoire. Aujourd’hui, on ne peut plus pratiquer une religion, une spiritualité hors sol, partielle, planant dans un ciel éthéré, sans l’enraciner dans une terre au caractère sacré, et même consacré. Aujourd’hui, la première condition de la vie bonne, avec et pour autrui, dans la justice, est la permanence de la vie sur Terre. Aujourd’hui, on ne peut plus former une communauté religieuse en excluant le reste de la Création, c’est-à-dire la Biosphère et les non-humains, vivants ou inertes, qui sous-tendent l’existence de l’Humanité. Nous devons désormais concevoir toute religion, toute spiritualité, comme un écosystème qui met en œuvre l’écologie intégrale telle que proposée par le pape François ainsi que d’autres penseurs, comme Edgar Morin, qui parle d’humaniser l’écologie et d’écologiser l’Humanité. Dans ce contexte, nous devons nous intéresser à l’histoire de l’enracinement spirituel et religieux des communautés humaines dans des territoires, dans des écosystèmes, dans un sol vivant, partout sur Terre.

Immédiatement, vient à l’esprit l’image des monastères et abbayes. Déjà bien avant l’émergence du christianisme, des communautés humaines fondaient des monastères pour créer des lieux consacrés où pratiquer une spiritualité sacrée (par exemple, les monastères bouddhistes et hindouistes, les Esséniens ou encore les temples de l’Antiquité). Souvent ces lieux étaient des écosystèmes sociaux, économiques et écologiques, assurant la prospérité matérielle et spirituelle de tous. Lors de l’âge d’or du christianisme, les abbayes formaient à la fois des écosystèmes locaux, régionaux et internationaux. Nous pensons que les abbayes sont des phénomènes précurseurs de l’écologie intégrale que nous devons mettre en œuvre partout pour garantir l’existence humaine sur Terre et mener la vie bonne en reliance, en approfondissant la dimension qualitative de la vie, en particulier via la dimension spirituelle ou religieuse. Les monastères et abbayes ont incarné depuis 2000 ans l’exercice pratique de l’écologie intégrale en reliant à très long terme au sein d’un écosystème : un territoire vivant et nourricier, une économie productive, une communauté vivante humaine et non humaine (les Terrestres du philosophe Bruno Latour[1]), un tissu et un accueil social, un centre de soin, un foyer de connaissance et d’enseignement, une recherche spirituelle, c’est-à-dire tous les ingrédients d’une véritable permaculture, une véritable pépinière d’activité. Il n’est donc pas excessif d’imaginer que ce dont nous aurions cruellement besoin aujourd’hui serait de multiplier de tels territoires, de tels écolieux, de telles communautés d’écologie intégrale, en créant un réseau biorégional de « permabbayes », religieuses ou laïques, dans tous les cas reconnaissant la dimension spirituelle et humaine de la politique de l’Urgence que nous devons mener.

Tentatives d’atterrissage : vers un réseau de ‘permabbayes’ ?

En raison des nécessités matérielles du passé, les abbayes et monastères en Belgique sont en général implantés dans des lieux tout à fait remarquables : tranquillité et retrait par rapport aux villes, proximité d’un cours d’eau, de sources et d’étangs, forêts et champs, nature et paysages admirables. Ces lieux ont été patiemment travaillés par la main de générations de moines, moniales et laïcs pour en faire des terres productives. Elles possèdent des terres et de nombreux bâtiments spacieux et chargés de mémoire. Face aux contraintes de l’Urgence, ce sont des lieux idéaux pour régénérer une communauté permaculturelle et des modes de vie exemplaires pour la société entière. Certaines abbayes sont en ruine ou ont vu partir leurs derniers religieux – elles pourraient renaître différemment – tandis que d’autres sont occupées depuis des siècles par des communautés humaines vivant en harmonie avec les territoires qui les accueillent. Les communautés monastiques pratiquent un art de vivre sobre, spirituel et fraternel, tourné vers le très long terme, quasi-décroissant (!), qui peut inspirer notre époque déboussolée. À la fois orientées vers l’intérieur par la méditation, la prière, la célébration et les travaux quotidiens, et vers l’extérieur, vers les pèlerins de passage à l’hôtellerie, les activités économiques et sociales, les acheteurs de leurs productions, les habitants de la région, leur rayonnement culturel. Bien sûr il y a de moins en moins de vocations monastiques, des communautés se réduisent et disparaissent. Des lieux demeurent où, si on ne peut faire autrement, il serait bon de confier les clefs de l’abbaye à une communauté laïque respectueuse de son patrimoine et de sa destinée. Dans tous les cas, de nouvelles alliances pourraient émerger entre des communautés religieuses et une communauté d’intérêt et de spiritualité élargie autour de chaque abbaye. Certaines abbayes ont des activités économiques et sociales remarquables (bière, fromages, artisanat, publications, accueil touristique et spirituel), des patrimoines et revenus considérables et de nombreux employés qui pourraient être orientés dans le sens d’un projet d’écologie intégrale. Qui sait, ces démarches pourraient ré-ancrer la tradition monastique millénaire dans le temps de l’Urgence qui occupera tout le 21e siècle. Certaines vocations pourraient émerger des communautés permaculturelles élargies dans une conception régénérée de la religion. Déjà, des initiatives ont réunis des dizaines de représentants de communautés religieuses et laïques en France, pour venir témoigner de leurs projets respectifs, de leur inspiration pour la conversion écologique tirée de Laudato si’, de leur désir d’encourager d’autres communautés à tenter elles aussi ces expériences, en vue de créer peut-être un réseau européen de permabbayes ? En attendant un renouveau monastique ? Des abbés et abbesses, ainsi que de nombreux laïques, religieux ou non, œuvrent en ce moment-même à créer de nombreux écolieux, où se relier à soi, aux autres, au vivant et au spirituel. Et si les êtres humains reliaient enfin le ciel et la terre, la transcendance et l’immanence, dans la joie d’exister ?

Notes :

  • [1] Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.