En Question n°134 - septembre 2020

Plan Sophia: le germe d’une société plus humaine et plus écologique

Plongés dans la pandémie, nous vivons des expériences inédites et des temps incertains. Nous sommes pris par les souffrances et les émotions. On meurt, on voit mourir, on vit, on essaie de rester en vie, on essaie de donner du sens à la vie, à nos vies. Pour sortir de l’hébétude, nous avons besoin de penser et de parler, afin de donner du sens à ce qui nous arrive. Nous avons besoin de mots justes pour réfléchir à ce réel qui nous résiste, qui nous fait peur, qui nous enferme, qui nous isole. Spirituellement, philosophiquement, psychologiquement et politiquement, le verbe a toujours été central pour définir notre condition humaine. Le verbe nous relie aux autres et nous permet de concevoir ce qui nous entoure, vivant ou inanimé. Pour les croyants et les humanistes athées, le verbe est également ce qui fait de nous des êtres spirituels. Essayons ensemble de mettre quelques mots sur ce qui nous arrive, de nous relier par le langage.

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Une seule et même crise ?

À l’heure d’écrire ces lignes, plusieurs crises existentielles d’ampleur historique se cumulent, formant autant d’urgences politiques pour les femmes et les hommes, dans notre pays et ailleurs dans le monde. Nous venons de vivre des choses qu’aucun de nos ancêtres n’a vécu. Bien sûr, nous ne sommes pas au beau milieu d’un bombardement, au cours d’une de ces deux guerres mondiales qu’ont connues nos (grands-)parents. Mais c’est un fait, jamais dans l’histoire humaine on n’avait mis en confinement plusieurs milliards de personnes en même temps, partout sur la planète. Jamais.

Qu’est-ce qu’une crise ? En 1976, le philosophe Edgar Morin, expert visionnaire de la pensée complexe, proposait d’établir ce qu’il appelait une « crisologie »[1], une « science de la crise », pour abandonner une conception « simple », voire « simpliste », du mot « crise », employé à tort et à travers en Occident depuis 1970. Pour Morin, « la crise est à la fois un révélateur et un effecteur. On voit mieux en effet comment la crise révèle ce qui était caché, latent, virtuel au sein de la société (ou de l’individu) : les antagonismes fondamentaux, les ruptures sismiques souterraines, le cheminement occulte des nouvelles réalités ; et en même temps la crise nous éclaire théoriquement sur la part immergée de l’organisation sociale, sur ses capacités de survie et de transformation. Et c’est sur ce point que la crise joue un rôle d’effecteur. Elle met en marche, ne serait-ce qu’un moment, ne serait-ce qu’à l’état naissant, tout ce qui peut apporter changement, transformation, évolution ». Parmi les notions qui composent un concept complexe de crise, on retrouve la notion centrale de perturbation. Selon Alain Vulbeau, « celle-ci prend corps avec des processus comme la montée des désordres et le développement des incertitudes, dont les effets sont des manifestations de blocages ou de déblocages entre diverses composantes de la société »[2]. La crise prend forme par l’antagonisme entre ses composantes. « Cet antagonisme est nécessaire car le système a besoin d’identité pour se reconnaître et d’altérité pour se différencier »[3]. La crise est faite de fluctuations, de progressions et de régressions. Mais, à un moment, les antagonismes sont comme des contradictions qui peuvent provoquer l’effondrement du système. Ainsi, la « crise du coronavirus » que nous vivons, révèle et effectue. Elle « révèle » la fragilité de nos sociétés hyperconnectées, de notre économie mondialisée, de nos systèmes de santé, de notre État fédéralisé, de la pensée du profit, du focus sur le pouvoir d’achat et de l’emploi comme obsession sociétale, face aux perturbations systémiques comme une pandémie. Elle « effectue » également, comme le prouve l’explosion des initiatives de tous les acteurs de la société pour pallier aux carences du système actuel, et pour proposer des voies de changement structurel. Néanmoins, nous ignorons encore si les antagonismes qui augmentent, entre scientifiques et politiques, entre ceux qui ont un travail stable et ceux qui ne peuvent plus gagner leur vie, entre ceux qui ont un pays et les migrants, entre le Nord et le Sud, entre la protection de la santé et la relance de l’économie, entre le désir de faire ce qu’on veut et la responsabilité de s’autolimiter, vont provoquer ou non l’effondrement du système actuel, ou du moins, une transformation profonde. L’accroissement des désordres et des incertitudes, qui nous frappe aujourd’hui, empêche toute prévision sur l’avenir.

Qu’est-ce qu’une crise existentielle ? C’est une crise qui menace « l’existence de ». L’existence des personnes car le virus tue ; l’existence socio-économique car le virus prive nombre de gens de leurs revenus du travail et donc de leurs ressources pour vivre ; l’existence des valeurs qui nous sont chères comme la liberté, l’égalité, la solidarité car le virus nous enferme, frappe les plus vulnérables et nous replie chacun sur nos propres intérêts.

Qu’est-ce qu’une urgence politique ? On peut la définir comme une menace qui, si elle n’est pas traitée dans les plus brefs délais, va provoquer des dégâts irréversibles à des personnes, des biens ou des valeurs. L’urgence est l’objet par excellence de la politique. Parer à l’urgence existentielle est la responsabilité politique suprême. Responsabilité signifie « répondre de ». Être responsable, selon plusieurs philosophes, c’est être en mesure de répondre de ses actes face à l’autre, les yeux dans les yeux, en particulier au regard de sa vulnérabilité. Nous sommes responsables parce que nous avons du « pouvoir sur » et parce que l’autre est toujours vulnérable. L’archétype de la responsabilité est celle du parent pour l’enfant, dont l’existence dépend entièrement parce que sa vulnérabilité est absolue.

Nous devons prendre conscience que nous vivons une situation d’urgence existentielle absolue. La vie sur Terre, dont la vie de l’espèce humaine, est menacée à cause des destructions écologiques. La pandémie n’est que le symptôme d’un mal plus profond. Notre économie mondialisée et notre pensée de l’illimitation causent la transgression des limites de la biosphère qui nous maintient en vie. Nous devons nous métamorphoser et cela passe par une transition. Cette transition doit être juste pour être acceptée.

De nombreux travaux scientifiques mettent en évidence les causes de la pandémie du coronavirus. Bien sûr, il y a toujours eu des virus pour accompagner l’espèce humaine. Les virus sont une des plus anciennes formes de vie sur Terre, nous y sommes confrontés en permanence. Il y a toujours eu des maladies, des épidémies, c’est notre condition humaine, finie et mortelle, que toutes les philosophies et religions ont bien explorée. De nombreux virus circulent dans la faune sauvage et tout va bien tant que les humains n’entrent pas en contact avec eux. Mais dès qu’il y a contact fréquent et prolongé, ces virus peuvent muter et s’adapter à nous, devenir contagieux pour nous. Si la maladie nous accompagne depuis l’origine, le phénomène de pandémie est plus récent. « Pan » signifie « tous » en grec ancien alors que « demos » signifie « le peuple ». Une pandémie est une épidémie qui touche une large zone géographique internationale, une partie importante de la population mondiale. Les épidémies se sont transformées en pandémies à partir du développement du commerce et des voyages internationaux, et cela dès l’Antiquité, à mesure où l’espèce humaine devint de plus en plus interconnectée.

La pandémie actuelle de coronavirus s’inscrit dans une longue série d’épidémies à caractère pandémique, qui touchent à la fois les animaux d’élevage et les humains, dont la fréquence s’accroît depuis plusieurs décennies, en même temps que la mondialisation de l’économie, du tourisme et de la migration et en même temps que la destruction des écosystèmes, l’exploitation de la faune sauvage et la mise en œuvre d’un élevage intensif. Non seulement nous nous frottons fréquemment aux virus sauvages mais, en plus, nous leur permettons de s’introduire dans notre système d’élevage intensif. Le transport mondial d’animaux et de personnes leur permet de contaminer la population mondiale à une vitesse sans précédent.

Si on analyse les causes systémiques de la pandémie actuelle, on voit qu’elles sont liées au fonctionnement de notre économie mondialisée, écologiquement et humainement insoutenable. Ce qui fait dire à de nombreux scientifiques qu’il est quasi-certain que de nouvelles pandémies vont émerger dans les prochaines décennies. Tant que les causes systémiques demeurent, les effets continueront à se manifester.

On peut donc analyser la pandémie comme le symptôme d’une crise systémique plus large, voire totale, une « crise de civilisation » ou encore une « crise de l’Humanité », une « crise du sens de l’aventure humaine ». Notre civilisation, centrée sur la croissance économique et technologique illimitée, et l’exploitation illimitée des ressources naturelles et humaines, est insoutenable. Cette insoutenabilité est démontrée par d’innombrables études et rapports scientifiques qui s’accumulent chaque année, de plus en plus alarmants.

La pandémie a révélé les immenses vulnérabilités et fractures de notre société. Certains meurent plus que d’autres. Certaines minorités, certaines professions, certains genres, certains quartiers sont plus exposés au virus, tandis que certains secteurs sont plus exposés aux mesures de confinement. Tourisme, aviation, Horeca et culture, connaissent des chutes d’activité historiques, tandis que les secteurs de la santé, de l’alimentation, des déchets, de la police, de l’enseignement, de l’aide psychologique, juridique et de l’aide sociale ont été débordés et le sont encore. La pandémie a aussi remis au centre nos besoins réellement fondamentaux : se protéger, se soigner, se nourrir, se loger, s’éduquer, se sentir membre de la communauté. La pandémie a mis en évidence les immenses injustices qui règnent : entre les générations, entre les classes sociales, entre les secteurs, entre les formes d’emploi, entre les citoyens et les migrants, entre ceux qui résident au Nord et ceux qui résident au Sud, entre les quartiers.

Pour une écologie intégrale moderne

Face au constat d’une crise systémique de civilisation, il nous faut trouver de nouvelles voies de pensée et d’action. On ne peut plus considérer séparément les problèmes auxquels nous faisons face. Nous avons besoin d’une pensée qui relie, d’une pensée complexe, qui permette de comprendre les systèmes – ces ensembles constitués d’éléments interconnectés entre eux et qui fonctionnent de concert. C’est l’objet de la science écologique d’étudier les systèmes vivants, leurs interactions et leur fonctionnement. Cette pensée des écosystèmes s’est traduite en une pensée politique qu’on appelle aussi écologie, et qui n’appartient évidemment à aucun parti. Certains opposent la justice sociale, la démocratie, la vitalité de l’économie et l’écologie et estiment qu’il faudrait trouver un compromis entre ces dimensions. C’est la pensée du « développement durable ». Mais les faits indiquent que cette pensée a échoué : il n’y a pas de compromis possible avec la planète et la vie sur Terre, dont nous faisons partie. Justice sociale, démocratie, vitalité économique et respect des limites écologiques ne sont pas des options mais les ingrédients sine qua non d’une seule politique, systémique et intégrée. Cette pensée qui relie a été nommée « écologie intégrale ».

Sans préjudice des autres convictions, un exemple frappant de pensée intégrale nous a été donné par le pape François dans l’encyclique la plus écologique de toute l’histoire de l’Église, publiée en 2015 et intitulée Laudato si’[4]. Une encyclique est une lettre envoyée par le Pape à tous les évêques, dans laquelle est présentée ce qui est considéré comme la position officielle de l’Église sur un sujet déterminé. Dans Laudato si’, qui porte sur « la sauvegarde de la maison commune » et est consacrée aux questions environnementales et sociales, le Pape s’adresse cependant à « chaque personne qui habite cette planète ». Le texte s’appuie sur une vision systémique du monde pour repenser les interactions entre l’être humain, la société et l’environnement. Il adopte une vision d’écologie intégrale où humain, règne du vivant, société, environnement, économie et démocratie sont considérés ensemble comme un système intégré, relié. On peut considérer qu’il s’agit d’un nouvel humanisme chrétien qui intègre la question écologique. Le pape François y appelle chacun à agir localement et globalement, le plus rapidement possible, pour éviter un désastre écologique et humain. Le Pape critique frontalement la pensée de la croissance économique et technologique illimitée qui nous obsède et réfute une politique de compromis inefficace entre les dimensions écologiques et économiques : « Pour que surgissent de nouveaux modèles de progrès nous devons ’convertir le modèle de développement global’, ce qui implique de réfléchir de manière responsable ‘sur le sens de l’économie et de ses objectifs, pour en corriger les dysfonctionnements et les déséquilibres’. Il ne suffit pas de concilier, en un juste milieu, la protection de la nature et le profit financier, ou la préservation de l’environnement et le progrès. Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement. Il s’agit simplement de redéfinir le progrès. Un développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure ne peut pas être considéré comme un progrès. D’autre part, la qualité réelle de vie des personnes diminue souvent – à cause de la détérioration de l’environnement, de la mauvaise qualité des produits alimentaires eux-mêmes ou de l’épuisement de certaines ressources – dans un contexte de croissance économique. Dans ce cadre, le discours de la croissance durable devient souvent un moyen de distraction et de justification qui enferme les valeurs du discours écologique dans la logique des finances et de la technocratie ; la responsabilité sociale et environnementale des entreprises se réduit d’ordinaire à une série d’actions de marketing et d’image » (Laudato si’, n°194).

Ainsi, le Pape se positionne d’une manière radicale (radical signifie « prendre à la racine les problèmes ») : il faut renoncer à notre modèle de développement actuel, il n’y a pas à choisir, nous devons défendre dans une même politique « intégrée » l’humain, la justice et tout ce qui vit sur Terre.

Le Plan Sophia

Alors que la pandémie frappait notre pays, plus de 180 entreprises de la Coalition Kaya et plus de 100 scientifiques belges, francophones et néerlandophones, se sont associés pour publier un projet de plan de transition pour la Belgique, pour une relance durable post-Covid-19. Ce projet contient 200 mesures réparties en 15 domaines essentiels comme l’alimentation, la mobilité, les aides aux entreprises, l’emploi et le fonctionnement de la démocratie[5]. Ce document a été intitulé « Plan Sophia », en l’honneur du mot grec pour dire « sagesse ». Ce plan repose sur la conviction que le « monde d’après » ne peut plus être le business as usual du « monde « d’avant ». Selon ses porteurs, la pandémie, vu son caractère systémique, est un signal d’alarme qu’il faut absolument comprendre. Nous devons changer, seule une transition écologique et sociale permettra d’éviter, de retarder ou d’atténuer les effets des crises présentes et futures. Si l’on parle de « plan de relance », cela ne doit en aucun cas conduire à « relancer la machine à l’identique » pour subir une multiplication de nouveaux chocs systémiques. Il faudrait plutôt parler de « redéploiement ». Il s’agit de prendre acte des limites de la biosphère et de constater que nous vivons désormais dans une économie mondialisée où les chocs se transmettent de manière systémique. Ce plan indique que seule une politique systémique, intégrée, pourra permettre de relever le défi de menaces systémiques. Il va nous falloir travailler en associant toutes les parties prenantes : citoyens, entreprises, associations, scientifiques, administrations, pouvoirs publics, etc.

Un des domaines du plan est la « transition intérieure », reconnaissant, comme le pape François, que le changement de société dont nous avons besoin passe aussi par la dimension spirituelle des humains.

Ce plan a été présenté aux partis et aux gouvernements fédéral et régionaux afin de sensibiliser au maximum nos représentants politiques.

Que peuvent les citoyens ?

Nous avons tendance à nous en remettre souvent aux autorités publiques, en attendant d’elles des solutions salvatrices. Mais c’est oublier que l’État, dans une démocratie, est l’exécutant de la volonté citoyenne. Les dernières années ont montré que les gestes individuels ne suffiront pas à déclencher la transition nécessaire. Il va falloir activer le collectif et le plus gros acteur collectif, c’est l’État, la puissance publique.

Plongés au cœur d’une crise historique, que pouvons-nous faire en tant que citoyens ? Peut-être d’abord nous rappeler que grâce à notre conscience, à notre intelligence et à notre empathie, nous sommes tous dotés d’une puissance d’agir qui nous permet de créer de bonnes choses pour vivre ensemble sur Terre de manière la plus harmonieuse possible.

Nous rappeler ensuite que la démocratie, c’est plus que remplir un bulletin de vote tous les cinq ans, que celle-ci repose sur des pratiques et une culture quotidiennes. Quand nous éduquons nos enfants, que nous enseignons, que nous lisons le journal, que nous discutons de l’actualité, nous faisons déjà de la politique. Quand nous nous engageons dans notre travail, au service de la communauté, nous faisons déjà de la politique. Quand nous nous investissons dans des projets, des associations, des partis, nous faisons encore de la politique. Enfin, n’oublions pas que nos représentants ont été élus par nous afin de mettre en œuvre des politiques qui servent l’intérêt général. Le dialogue démocratique entre représentants et électeurs doit se maintenir en permanence. Nous pouvons continuer à nous exprimer publiquement via des cartes blanches, des pétitions, des lettres aux autorités. Nous pouvons continuer à émettre des cahiers de doléances en direction des pouvoirs publics. Nous pouvons encore manifester (en maintenant le respect des règles sanitaires). Nous pouvons faire grève. Nous pouvons nous lever et quitter régulièrement notre silence et notre confort afin de nous engager en tant que citoyens.

Il n’y aura probablement pas de changement écologique, social et démocratique s’il ne se trouve pas un groupe de citoyens suffisamment important pour le concevoir, l’exiger et le mettre en œuvre. Quelles que soient leurs croyances, ceux qui ont l’opportunité de mettre leur ingéniosité au service d’un monde plus juste, sont appelés à s’engager.

Ce travail nous incombe.

Notes :

  • [1] E. Morin, « Pour une crisologie », dans Communications, n° 25, 1976, p. 149-163 (www.persee.fr).

    [2] A. Vulbeau, « Contrepoint – La crise du concept de crise », dans Informations sociales, 2013/6 (n° 180), p. 71.

    [3] Idem.

    [4] http://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html

    [5] https://www.groupeone.be/plansophia/