Le 21 mars 2020

Politiques et citoyens : pour éviter le grand fossé

« À quel point les acteurs/organisations suivants agissent-ils pour améliorer votre vie ? », demandait, en 2016, l’Institut Solidaris à un échantillon de 900 Bruxellois et Wallons. Les réponses les plus données : le conjoint, la famille, le médecin généraliste et les amis. Aux trois dernières marches du classement : les gouvernants politiques européens, « nos » gouvernants politiques et, encore plus bas, les partis politiques[1].

crédit : Randy Colas – Unsplash

Le constat

La tendance est lourde, et les signaux se multiplient. Début 2017, c’est l’Institut de sondages Dedicated qui révèle que 70% des Wallons et Bruxellois n’apportent pas leur soutien aux gouvernements fédéral et régional. Commentant les chiffres, Marc Dumoulin, directeur de l’institut, se dit « particulièrement impressionné par le manque de confiance total envers les institutions politiques »[2]. « La confiance politique des Belges est au plus bas », déclare-t-il, tandis que le politologue Min Reuchamps constate « un grand désinvestissement citoyen par rapport à la chose politique »[3].

Plus récemment, l’IWEPS (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique) dévoile les chiffres 2018 de son Baromètre social de la Wallonie[4]. Interrogés sur les personnes ou institutions dans lesquelles ils ont le plus confiance, les Wallons hissent à nouveau familles et amis aux premières loges. Et laissent politiciens et partis aux deux dernières places. La confiance n’est pas seulement basse ; elle est aussi en baisse : en 2012, 44% des Wallons avaient confiance dans les partis politiques ; en 2018, ils n’étaient plus que 32%. Combien seraient-ils en 2020 ?

La démocratie est-elle en danger ? Pas forcément ! Car si les Belges – francophones en particulier – ne soutiennent majoritairement plus leurs élus, ils ne jettent pas pour autant le bébé avec l’eau du bain.  89% des sondés considèrent en effet que « la démocratie peut poser problème mais [que] c’est quand même mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement » [5]. En 2013, ils étaient 92%. La baisse est minime. Conclusion : les Wallons ne contestent pas fondamentalement la démocratie, mais ils mettent sérieusement en cause ses modalités d’exercice et les acteurs qui l’incarnent.

Les raisons 

Les causes de ce désenchantement sont évidemment nombreuses. Sans doute tiennent-elles en partie à la complexification croissante du monde. La complexité est technique : l’inflation de connaissances et de règlementations rend toute décision délicate et toute mise en œuvre périlleuse. La complexité tient aussi aux interdépendances multiples dans lesquelles chaque entité se trouve imbriquée. Aujourd’hui, le sort de la Wallonie se décide au niveau de la Région wallonne, mais aussi à l’échelon fédéral belge, à la Fédération Wallonie-Bruxelles, à l’Union européenne, à l’Organisation mondiale du commerce… Ajoutons que le pouvoir du politique s’est lui-même progressivement dilué, notamment au profit des forces économiques. Dans ce contexte, rares sont les questions qui peuvent être réglées facilement. Tandis que leurs leviers d’action se sont amenuisés, les élus ont vu leur rôle se compliquer. Et le risque de ne pas répondre aux espoirs a conséquemment augmenté. « On attend peut-être trop du monde politique et on est forcément déçu »[6], résumait, en mai 2019, Edoardo Traversa, coordinateur du mouvement citoyen e-change.

Parmi d’autres facteurs, le développement des réseaux sociaux contribue aussi à entretenir la méfiance. S’il peut favoriser un dialogue direct entre élus et électeurs, il permet aussi à chacun d’exprimer une opinion – argumentée ou totalement infondée – et de la rendre aussi visible qu’une autre. Ce développement s’est accompagné d’une véritable libération de la parole, non sans dérives.

Un autre facteur apparaît à la lecture de récents sondages : la classe politique est largement associée à la corruption. D’après une étude interuniversitaire dont les résultats ont été publiés en février 2020, 48,7% des Belges estiment que les hommes politiques de leur pays sont corrompus[7]. L’éclatement de divers scandales (Kazakhgate, Publifin, Samusocial, affaire Alain Mathot…) a pu les conforter en ce sens. Ces affaires sont différentes, et toutes n’ont pas débouché sur une condamnation. Mais dans chacun de ces dossiers, il y a 1) des montants financiers importants en jeu ; 2) une forte perméabilité entre bien public et intérêts personnels ; et 3) un sens éthique largement défaillant. Si les scandales financiers ne sont pas neufs, il est probable que des moyens d’investigation plus poussés en même temps que le développement des réseaux sociaux aient favorisé leur dévoilement et leur retentissement. Sans qu’ils soient nécessairement plus nombreux, les scandales sont plus visibles. Ils sont aussi davantage ressentis par la population.

La Belgique comporte une spécificité : dans son cas, à la fragilisation de la démocratie s’ajoute celle du pays. Les deux crises s’entrecroisent et se renforcent ; comme le soutenait récemment le philosophe Vincent de Coorebyter, elles doivent aussi être distinguées[8]. Dans cette analyse, nous laisserons la question du contentieux belgo-belge de côté.

Les solutions

La démocratie directe comme voie de salut ?

Puisque la démocratie n’est pas massivement rejetée, il ne faut pas la supprimer, mais l’amender. Et puisque les élus ne disposent plus de la confiance de leurs électeurs, sans doute faut-il leur ôter une partie de leur pouvoir. Ces raisonnements simples pourraient nous inviter à croire que la démocratie représentative ne convient plus aux Belges, et qu’une démocratie participative pourrait utilement la remplacer. N’est-ce pas ce que tant de citoyens réclament : pouvoir participer directement à la prise de décision ?

Ce qui pourrait sembler évident ne l’est guère. Tout d’abord parce que le concept recouvre une multiplicité de réalités. On parle de démocratie participative pour évoquer le renforcement de la participation des citoyens à la prise de décision politique. Mais concrètement, on fait comment ? On tire au sort des citoyens, on les enferme dans une pièce, et on leur confie le soin d’écrire des lois ? On leur demande des avis ou on leur donne un véritable pouvoir décisionnel ? On organise des référendums réguliers ou des consultations populaires exceptionnelles ? « Ces différentes formes de démocratie participative ne bénéficient pas toutes du même taux de soutien »[9], observe Jean-Benoit Pilet, politologue à l’Université libre de Bruxelles. Et cela se comprend : si le citoyen n’a plus forcément confiance dans les représentants qu’il a choisis, l’aura-t-il davantage dans des individus élus par le sort ? Et même, se sent-il personnellement plus apte que des professionnels de la politique à prendre des décisions délicates ? Pas forcément…   

Plus fondamentalement, les Belges sont-ils prêts à s’investir davantage dans le bon fonctionnement de leur démocratie ? À nouveau, rien n’est moins sûr ! « Tous les citoyens ne veulent pas participer », constate Jean-Benoit Pilet. « Certains estiment même qu’on délibère déjà beaucoup trop ! La démocratie participative n’est donc pas la solution évidente au malaise. Par ailleurs, si elle est combinée à la démocratie représentative, il n’est pas certain qu’elle renforce effectivement cette dernière ».

Alors que la démocratie participative ne séduit pas forcément, certains se laissent même tenter par une option radicalement différente : l’octroi de pouvoirs importants à un leader fort. Qu’il provienne du sérail politique, de la société civile ou du monde de l’entreprise, peu importe ! Ce qui compte n’est d’ailleurs pas sa capacité à représenter les citoyens, mais à agir efficacement. Dans diverses régions du monde, l’on a vu émerger des leaders charismatiques. Mais ce qui est dans l’air du temps n’est pas sans danger. Conclusion ? Prudence ! Il n’est certes pas exclu que l’introduction de certains mécanismes issus de la démocratie participative puisse redonner du souffle à notre démocratie et de l’enthousiasme à certains citoyens. De ce point de vue, il conviendra d’observer de près les travaux du Conseil citoyen qui a récemment vu le jour en Communauté germanophone de Belgique, et des commissions mixtes élus-citoyens appelées à apparaître au Parlement bruxellois. En même temps, croire que l’avènement de la démocratie participative suffira à résoudre le malaise serait faire preuve de naïveté. D’autres pistes doivent être creusées.

Vers une revalorisation de l’éthique

Nous avons vu que, dans les sondages, les citoyens dénonçaient l’attitude personnelle des mandataires. Soyons clairs : la plupart des mandataires sont intègres. Mais nous savons aussi que l’éclatement d’un scandale suffit à durablement mettre dans l’ombre le travail ordinaire des élus honnêtes.

De nos jours, les politiques se trouvent de plus en plus jugés sur leur personnalité, les vertus qui leur sont octroyées ou l’intégrité dont il se drapent. Sans doute peut-on se réjouir de l’attention de plus en plus forte accordée à l’éthique personnelle des mandataires. Cette attention ne devrait pas pour autant se faire aux dépens du respect de la vie privée. Ni les journalistes ni les électeurs ne sont en droit de connaitre les détails de la vie privée des élus – à moins, évidemment, que ceux-ci donnent lieu à des condamnations en justice. De ce point de vue, la récente diffusion d’une vidéo à caractère sexuel mettant en scène Benjamin Griveaux, candidat à la mairie de Paris, est un acte grave.

Parallèlement, observons la multiplication de chartes éthiques et autres instances de contrôle. Ces initiatives voient souvent le jour à l’intérieur même des partis. C’est fondamental : les formations politiques sont des acteurs centraux de notre démocratie ; elles doivent donc prendre leurs responsabilités sur le terrain de l’éthique. Ces chartes et instances permettent de dénoncer quelques abus – et, sans doute, d’en éviter de nombreux autres. Il n’empêche, elles ne suffisent pas. Le travail sur la gouvernance doit donc se poursuivre, inlassablement. Par exemple en favorisant les mécanismes de transparence ou en interdisant l’exercice de certains mandats consécutifs. Et en rappelant ainsi que ceux-ci sont d’abord des services, exercés de manière temporaire.

Aucun système de contrôle ne permettra toutefois de rendre nos élus irréprochables. Car l’éthique est d’abord une posture personnelle. En la matière, il n’y a pas pléthore d’alternatives : que les élus fassent de leur mieux pour résister aux sirènes de la tentation ; et que la société civile, dans son ensemble, accorde une particulière attention à l’intégrité des candidats.

Le pouvoir (et la responsabilité) des citoyens

Reste que l’éthique des candidats pose une autre question : celle de l’éthique des citoyens. Bien sûr que nous sommes en droit d’attendre de nos représentants qu’ils fassent preuve d’une parfaite intégrité, surtout lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions. Mais ne sommes-nous pas tous membres de la collectivité et, à ce titre, chacun invités à défendre la poursuite du bien commun ?

Cette question nous invite à recentrer notre regard… sur nous ! Il est évident que les politiques doivent travailler avec rigueur et honnêteté. Et il est nécessaire qu’ils le fassent dans un esprit de transparence et en ayant le souci de la pédagogie. Il leur faut ainsi rencontrer les citoyens (et pas seulement en campagne électorale), expliquer les enjeux auxquels ils sont confrontés (sans en masquer la complexité), décoder leurs prises de position (et éventuellement changer d’avis après avoir écouté d’autres opinions).

Le citoyen ne devrait cependant jamais oublier la marge de manœuvre qui est la sienne – et la responsabilité qui en découle. Voter ? Bien sûr ! Pour permettre à tout citoyen de faire entendre sa voix, l’obligation de vote est d’ailleurs un instrument utile : en son absence, il est probable que les plus démunis seraient les premiers à ne pas aller voter[10]. Il convient donc de préserver cet instrument. Mais voter ne suffit pas. À la veille du scrutin comme au-delà, les citoyens sont invités à suivre l’actualité. En lisant la presse, ils s’informent – et soutiennent le journalisme, chien de garde de la démocratie. Ils sont aussi appelés à interpeller – et donc contrôler – les élus (par mail, sur Facebook ou ailleurs). Ils peuvent encore manifester dans la rue, et rappeler aux politiques qu’ils n’ont pas reçu de chèque en blanc. Enfin, si cela ne suffit pas, pourquoi ne pas se lancer soi-même ? Car derrière tout mandataire il y a bien un… citoyen qui, un jour, fit le pari de l’engagement.

Inlassablement, les défenseurs de la démocratie auront à garder un élément à l’esprit : la nécessité de ne laisser personne sur le carreau. Sans doute est-ce dans la croissance des inégalités que réside la principale menace qui pèse sur la démocratie. Aujourd’hui, tant de gens se sentent éloignés, incompris, non entendus, oubliés – de la politique et de la société tout entière. Comment les aider à retrouver une place dans l’espace public ? Comment leur permettre de porter une parole ? C’est ici qu’il convient de souligner le rôle-clé de la société civile. D’innombrables associations maillent le terrain de la Belgique francophone. Au quotidien, elles offrent assistance et soutien aux plus éloignés. Elles les invitent aussi à la confiance, leur rappelant que chacun d’eux compte. Que chacun d’eux est expert de sa propre expérience. Et a quelque chose à dire. Ces associations tentent de défendre le droit des fragilisés, de porter leur voix. En ce sens, elles luttent contre les inégalités. En s’engageant auprès d’elles, tout citoyen soutient aussi la démocratie.

Notes :