Le 04 novembre 2005

Première, 2e, 3e génération

À l’origine, cette analyse a été faite pour répondre à une demande de la Commission théologique de la Commission Justice et Paix Wallonie-Bruxelles, dans le cadre d’une réflexion que cette Commission mène sur l’accueil de l’étranger et l’interpellation que la pluralité culturelle représente pour les chrétiens. Il s’agit d’un diagnostic de la situation actuelle des populations d’origine immigrée, en particulier marocaines et turques dans la région bruxelloise et des problèmes qui se posent à ces populations. L’analyse du présent est préparée par une évocation de l’évolution des 25 dernières années et mise en perspective avec la définition de l’intégration par le Commissariat Royal à la Politique des Immigrés (1989). Malgré le langage courant qui parle toujours d’immigration, ces populations sont aujourd’hui établies en Belgique et tous les jeunes et beaucoup d’aînés ont la nationalité belge. Ils constituent, dans la société bruxelloise, une minorité (analogue à la minorité noire aux USA), qui garde son originalité et reste souvent discriminée.

Malgré beaucoup d’exemples de promotion économique et sociale, la plus grande partie de ces populations continue à appartenir aux couches les moins favorisées de la société. Elles font l’objet de discriminations sur les plans de l’accès à l’emploi, au logement, etc. Une partie d’entre elles est tentée par un repli identitaire. On aborde en particulier le problème des courants intégristes qui parcourent la communauté musulmane et la difficulté de trouver des interlocuteurs autorisés dans cette communauté. L’intégration, « politique de longue haleine », passe par une politique sociale généreuse et efficace, la lutte déterminée contre les discriminations et la responsabilisation démocratique des populations elles-mêmes. Les chrétiens, par leur expérience des évolutions depuis Vatican II, peuvent aider les musulmans à « se trouver bien » dans une société laïque moderne sans perdre leur identité positive.

Petit rappel historique.

Il y a à peu près 25 ans que je suis plongé dans cette problématique Je suis venu habiter à Schaerbeek, au temps où M.Nols, bourgmestre, menait une politique de démagogie xénophobe. J’ai milité dans le Front Antiraciste de Schaerbeek. Je fais partie du MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie) depuis 1979 et, depuis cette époque j’ai essayé de suivre la politique belge en la matière. J’aimerais rappeler brièvement quelques jalons.

À la fin des années septante, un bon nombre d’associations immigrées[i] et de soutien aux immigrés créèrent la coordination Objectif 82. Le point de départ de cette initiative était l’observation de la démagogie xénophobe pratiquée par pas mal de politiciens (de presque tous les partis),  surtout au plan local, dans les communes où la proportion d’étrangers était élevée. On se disait que la situation ne changerait pas tant que ces personnes n’auraient aucune voix au chapitre. Objectif 82 avait trois revendications : un « statut de l’étranger », une loi contre le racisme et le droit de vote des étrangers aux élections communales. Les deux premières revendications trouvèrent une réponse par le vote, respectivement de la loi du 15 décembre 1980 sur « l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers » et de la loi du 30 juillet 1981 contre le racisme. Mais dès cet été 1981, le gouvernement de centre-gauche (chrétien-socialiste) qui avait mené à terme ce travail législatif entamé depuis bien longtemps cédait la place à un gouvernement de centre-droit (chrétien-libéral) et dès lors le mouvement pour les droits des étrangers se trouvait sur la défensive et la question du droit de vote était reportée aux calendes grecques. À Schaerbeek, à l’automne 1981, le collège refusait d’inscrire les nouveaux étrangers, faisant pression sur le gouvernement pour que soit réintroduit dans la loi un article permettant de limiter l’accès des étrangers à des communes où l’on estimait dépassé le seuil de tolérance. La loi Gol de 1984 comprenait l’article 18 bis qui rendait ce genre de limitation locale possible pour certaines catégories d’étrangers, sur initiative du ministre et moyennant accord des Conseils communaux concernés à la majorité des deux tiers[ii] Pendant ces années aussi fut soulevée à plusieurs reprises l’idée d’une prime au retour proposée aux étrangers chômeurs de longue durée ; mais la timide mesure prise dans ce sens ne connut aucun succès.

C’est qu’elle méconnaissait un fait fondamental : l’effet d’enracinement que l’arrêt de l’immigration en 1974 a induit. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le fait qu’une mobilité ne soit plus possible incite les personnes à rester là où elles sont, même si leur situation est précaire. Dès ce moment, les travailleurs immigrés qui ne l’avaient pas encore fait, ont réalisé leur regroupement familial ; tous ont développé leur famille, ils se sont enracinés de mille manières, même si c’est quelquefois en circuits relativement fermés. En 1984 on ne s’en rend pas encore bien compte mais la situation a déjà changé fondamentalement.

La loi Gol de 1984, qui se voulait restrictive sur plusieurs points et qui fut, comme telle, vivement combattue[iii], comportait aussi un changement important en ce qui concerne la nationalité : en vertu de l’égalité des sexes, l’enfant qui, jusque là, avait la nationalité du père, serait désormais belge s’il naissait d’une mère belge. Ce serait le point de départ d’une série de modifications qui ont pour effet qu’aujourd’hui la population issue de l’immigration des années 60 (deuxième et troisième générations) a, dans sa grande majorité, la nationalité belge.

En mai 1988, les socialistes reviennent au gouvernement, avec les sociaux chrétiens (Martens 

IV). Quelques mois plus tard (7 mars 1989), Madame Paula D’Hondt est nommée Commissaire Royal à la politique des immigrés. Le Commissariat Royal  accomplira un travail considérable, en produisant, dans ses trois rapports successifs, un état approfondi de la question et en mettant sur la table un certain nombre de propositions politiques. Son principal mérite est sans doute d’avoir fait admettre que les immigrés et leurs descendants étaient définitivement établis en Belgique , qu’il fallait en finir avec le rêve ou le cauchemar d’un renvoi au pays d’origine et que la seule politique sage était une politique d’intégration. Ils proposaient une définition de l’intégration équilibrée et nuancée qui est peut-être trop oubliée aujourd’hui. Il n’est pas inutile de la rappeler.

« Ce concept d’intégration,

  1. part de la notion d’ « insertion » répondant aux critères suivants : a. assimilation là où l’ordre public l’impose ; b. promotion conséquente d’une insertion la plus poussée conformément aux principes sociaux fondamentaux soutenant la culture du pays d’accueil et tenant à la « modernité », à l’ « émancipation » et au « pluralisme confirmé » dans le sens donné par un État occidental moderne ; c. respect sans équivoque de la diversité culturelle en tant qu’enrichissement réciproque dans les autres domaines ;
  2. va de pair avec une promotion de l’implication structurelle des minorités aux activités et objectifs des Pouvoirs Publics » (L’Intégration : une politique de longue haleine. Volume I, p.38-39.).

Qu’en est-il, 16 ans plus tard ?

En octobre 2002, Monsieur Daniel Ducarme, alors président du MR et conseiller communal « de passage » à Schaerbeek  provoquait pas mal de réactions en déclarant : l’intégration a échoué. « Du côté des communautés d’origine étrangère, commentait-il, beaucoup disent : ‘on ne se sent pas chez soi’. Et, de l’autre côté, pas mal de ceux que j’appellerais des Belges de souche disent :’On ne se sent plus tellement chez soi’. L’alliage n’a donc pas pris ». Au delà de ce prétendu constat, Ducarme visait en fait la politique menée depuis une douzaine d’années : « À force de ne pas oser dire qu’il faut intégrer, on cultive beaucoup plus les différences qu’on ne recherche les convergences ». Cette déclaration, très démagogique en période pré-électorale, suscita pas mal de réactions. Elle était particulièrement mal venue de la part d’un conseiller de Schaerbeek, commune où le changement des dernières années a été particulièrement spectaculaire. De l’écrasante majorité qui soutenait la politique nolsienne d’exclusion et de mépris à l’égard des étrangers jusqu’à la fin des années 80, on en est arrivé à l’actuelle configuration d’un Conseil communal qui compte de nombreux membres d’origine étrangère (dont 4 échevins) et a neutralisé la présence de l’extrême-droite. Cette réalité politique qui a son originalité[iv]est le reflet de ce que j’appellerais volontiers l’enracinement de la population d’origine immigrée, de sa stabilité et de sa participation à la vie du pays. C’est un fait fondamental qui, pour un observateur qui a un peu un sens de la durée historique, change totalement les données du problème. Le discours xénophobe pur et dur n’est plus possible : il était présent, en 1982 encore, dans tous les partis, il n’est plus possible aujourd’hui que dans l’extrême-droite. La problématique a changé : aujourd’hui, pour ce qui concerne les descendants de l’immigration de travailleurs des années 60, en particulier de ceux qui venaient du Maroc et de Turquie, on ne peut plus parler d’immigrés ou d’étrangers : il s’agit, au sein de la population belge, d’une minorité encore marquée par son origine et sa culture. Les problèmes de discrimination et de racisme qui subsistent certes sont plutôt à comparer à ceux qui affectent la population noire aux Etats-Unis : à l’intérieur d’une égalité des droits qui rend notamment accessibles aux Noirs les plus belles carrières, un différentiel important subsiste, en vertu duquel les Noirs se retrouvent en proportion beaucoup plus importante dans les bas revenus, la pauvreté, les situations familiales irrégulières, la délinquance …et les victimes des catastrophes naturelles comme le récent cyclone qui a ravagé La Nouvelle Orléans l’a montré.

Problèmes d’aujourd’hui.

Problèmes communs aux couches défavorisées.

Malgré de nombreux exemples de promotion économique et sociale, la majorité de la population issue de l’immigration, surtout marocaine et turque, continue à appartenir à ce que, faute de meilleure appellation, je désigne par le terme : couches défavorisées. On pourrait parler de monde ouvrier, de monde populaire. Ils partagent donc les difficultés qui sont celles de ce monde : bas salaires, insécurité de l’emploi, chômage, précarité. Les descendants des travailleurs qu’on a fait venir parce qu’on avait besoin de main d’oeuvre ont aujourd’hui de la peine à trouver du travail. Beaucoup continuent à vivre dans les mêmes quartiers où ils cohabitent avec des Belges de longue souche, familles pauvres ou personnes âgées et où ils sont rejoints aujourd’hui par toutes les couches de « nouveaux arrivants ». Le taux élevé des chômeurs bruxellois (à comparer avec l’abondance d’emplois occupés à Bruxelles par des navetteurs) résume bien l’importance du problème. Un voyage d’un terminus à l’autre d’un de ces tramways bruxellois qui traversent toute la ville fait percevoir la diversité et les inégalités de la capitale.

Discriminations à l’égard des populations d’origine étrangère.

La concentration dans certains quartiers, le dépaysement culturel des parents, les conditions de vie difficiles ont pour conséquence que beaucoup de jeunes d’origine immigrée ont des parcours scolaires peu efficients et sont mal préparés à trouver de l’emploi. Mais on est bien obligé de constater qu’ils se heurtent en outre à une très réelle discrimination à l’embauche en raison de leur origine. Peu importe qu’ils aient la carte d’identité belge ; leur nom, leur apparence physique suffisent à les faire rejeter, sous des prétextes ou sans explication. Cette discrimination est un fait reconnu, encore qu’il soit de plus en plus difficile à établir du fait que les statistiques distinguent les nationalités mais s’abstiennent, pour des raisons de principe tout à fait honorables, de mentionner l’origine. La discrimination existe aussi dans l’accès au logement, l’accès aux lieux publics[v] et d’autres réalités plus délicates à établir comme le comportement des forces de l’ordre à l’égard des personnes « d’apparence étrangère ».

Dans ce second volet de notre analyse, nous relevons donc un comportement différentiel dont sont victimes les populations issues de l’immigration. Pourquoi cette différence ? Il s’agit d’une méfiance, d’un préjugé selon lequel ces personnes seraient moins compétentes, moins dignes de confiance, leur identité différente pourrait être source de difficulté. Par exemple des firmes qui refusent, plus ou moins ouvertement, d’embaucher des personnes d’origine marocaine ou turque, s’abritent derrière l’idée que cela pourrait rebuter leurs clients. Il s’agit encore d’un problème social : refus de la part d’une bonne frange de la population, malgré les affirmations officielles, d’accepter des populations différentes.

Communautarisme et repli identitaire.

Outre la situation sociale précaire dans laquelle se trouve une bonne partie de la population d’origine immigrée, outre les discriminations dont elle est encore l’objet dans la société bruxelloise, devons-nous diagnostiquer aussi un repli identitaire, un refus d’intégration ? La notion d’intégration, telle que l’a définie le Commissariat Royal, reconnaît certes la diversité culturelle « accueillie comme un enrichissement » mais appelle, non seulement au respect des lois mais aussi à la promotion d’une « conformité aux principes fondamentaux qui soutiennent la culture du pays d’accueil ». Et d’énumérer la « modernité », l’ « émancipation » (de la femme) et le « pluralisme confirmé ». C’est par rapport à ces « valeurs » que Daniel Ducarme pensait pouvoir affirmer : « L’alliage n’a pas pris ». Ce jugement est peu fondé et en tout cas trop rapide : l’intégration ne peut être en toute hypothèse qu’une affaire « de longue haleine » et le résultat progressif ne peut être un nostalgique retour à une situation antérieure où les « anciens Belges » pourraient se sentir toujours « chez eux ». Mais on peut se demander si, outre les obstacles d’ordre économique et social qui freinent l’intégration harmonieuse des populations d’origine immigrée, il n’y a pas, de la part de celles-ci ou en tout cas d’une partie de celles-ci, un refus d’accepter la société où ils vivent, un repli sur leur identité ou certains aspects de cette identité.

Ce qui est en question ici, c’est – je ne dirai pas l’islam, qui est la religion de la plupart de ceux dont nous parlons ici – mais certaines manières de vivre cette religion, d’adopter comme exigées par elle des pratiques fortement singularisantes, de les promouvoir et éventuellement de vouloir les imposer. Le diagnostic est difficile à poser : selon quelles mesures apprécier la progression ou la régression de manières de vivre dans une société donnée ? Pourtant des observateurs compétents et bienveillants (enseignants, militants de quartiers…) constatent des signes qui les inquiètent : recrudescence dans le port du voile, avec des cas extrêmes de burqas qui couvrent le corps entier et que complètent des gants et des lunettes noires, dans certains quartiers contrôle étroit des comportements, par exemple pendant le Ramadan, par des jeunes qui créent une pression, ou encore, dans un registre un peu différent, réactions antisémites de jeunes qui s’identifient facilement avec les jeunes Palestiniens de l’Intifada…

Sans oublier le choc que vient de produire la révélation qu’une jeune femme belge avait commis un attentat-suicide en Irak et les informations répandues sur la vulnérabilité de jeunes détenus dans nos prisons à l’influence d’aînés islamistes radicaux.

Si la mesure de ce rejet est difficile à prendre, – on pourrait opposer aux indices énumérés l’inconsistance – jusqu’ici – des tentatives de donner à la présence islamique dans notre pays et à Bruxelles en particulier une expression politique propre,-  ses causes sont plus faciles à découvrir. Le repli identitaire est sans doute, pour une bonne part, une réponse à la difficulté de s’intégrer économiquement et socialement. Pour un certain nombre de jeunes, la rencontre de l’islam est une réhabilitation, une véritable conversion après un itinéraire quelquefois tumultueux. Marginalisés par la société qui est perçue plus comme de « non-accueil » que d’accueil, ils retrouvent une dignité en renouant avec des racines religieuses. Mais ils peuvent être tentés de s’identifier aux combats planétaires de l’islam, de l’intifada palestinien au terrorisme international.

Cet aspect de la question demande à être traité  avec raison et avec respect. Car il ne s’agit pas de rejeter ou de suspecter cette nombreuse partie de notre population qui professe la foi musulmane. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’islamophobie n’est que trop présent chez nous, surtout depuis le 11 septembre 2001, (même si rares sont ceux qui la revendiquent ouvertement comme l’a fait récemment Filip Dewinter). Il importe de défendre le droit des personnes à pratiquer leur religion et de respecter leur foi, leurs pratiques et leurs convictions. On rencontre toutefois dans ce domaine une double difficulté. La première, c’est l’absence dans l’islam d’une autorité reconnue qui puisse être entendue de tous dans des situations de crise et qui soit éventuellement un interlocuteur pour les autorités civiles. Il n’y a pas de hiérarchie en islam et les croyants y voient un élément de grandeur de leur religion qui met chaque croyant en responsabilité immédiate devant Dieu. Mais cela laisse la place à toute la variété possible des interprétations. Après les grands attentats des dernières années comme à l’occasion des violences dans la banlieue française, de nombreuses voix de leaders religieux s’élèvent pour condamner ces actes et elles expriment certainement la conviction de la grande majorité des croyants. Mais les voix qui font l’apologie du djihad se réclament tout autant de l’islam. Sur la question, moins tragique mais très significative du voile, les avis sont tout aussi divergents : obligation religieuse ou simple coutume, et quel voile ? Ce n’est pas de l’islamophobie que de penser que l’islam aurait besoin d’une réforme profonde qui exclue ou rende impossibles certains discours et certaines pratiques.

La deuxième difficulté, sur le plan belge et bruxellois, c’est l’absence ou la faiblesse de structures communautaires non religieuses dans les populations d’origine étrangère. Absence, faiblesse et aussi, surtout peut-être, de la part de ce qui existe, d’engagement dans la société belge et de reconnaissance par celle-ci. Les associations sont nombreuses mais pas tellement représentatives, concurrentes entre elles, avec des champs d’influence réduits. Certaines d’entre elles (notamment dans le milieu turc) restent sans doute prioritairement tournées vers les questions politiques du pays d’origine. La politique belge d’intégration culturelle, en tout cas dans la Communauté française, n’a jamais favorisé l’émergence de pôles culturels marocain ou turc mais préfère tendre directement à l’interculturel (c’est clairement la perspective des « centres régionaux d’intégration » de la Communauté française). Bref il n’existe pas d’interlocuteur un peu global, non religieux qui ait une certaine autorité pour l’ensemble de leurs communautés et soient représentatifs vis-à-vis des autorités et de la société belges. C’est peut-être un rêve impossible, peut-être même une voie sans issue mais il ne manque pas de bons observateurs pour regretter cette absence et estimer que l’existence de telles structures, loin de retarder l’intégration, pourrait en favoriser la réalisation harmonieuse.

Quelques conclusions et orientations.

Il me semble que la « politique de longue haleine » proposée par le Commissariat Royal reste la bonne et qu’elle doit être poursuivie de façon conséquente, dans tous ses aspects. L’intégration des populations d’origine immigrée, aujourd’hui minorités belges différenciées par plusieurs aspects culturels et encore souvent discriminées, s’inscrit dans une politique sociale générale qui tende à répartir équitablement la richesse produite, à procurer de l’emploi et à lutter contre la pauvreté. Elle exige aussi très impérativement une lutte contre les discriminations dans les différents domaines de l’emploi, du logement, de l’accès aux services et aux lieux publics, etc. Elle impose aussi une politique de la ville qui favorise le développement harmonieux des quartiers, la lutte contre les poches d’exclusion, les bons rapports entre la population et les pouvoirs communaux, la police, les services. Toutes vérités de bon sens élémentaire mais qui constituent la « bonne gouvernance » démocratique.

En ce qui concerne ces populations elles-mêmes, un effort pour encourager leur implication s’impose. La question du droit de vote communal a perdu de son importance pratique, en tout cas à Bruxelles, étant donné l’accès du plus grand nombre à la nationalité belge. Mais au delà du vote, au delà de la présence de candidats d’origine marocaine et turque sur toutes les listes démocratiques et d’élus dans toutes les assemblées, se pose la question d’une vraie conscience citoyenne et d’un partage des valeurs démocratiques. La mission de l’enseignement est capitale. L’école devrait être un lieu d’initiation à la société multiculturelle et moderne dans laquelle nous vivons, un lieu aussi où les cloisonnements entre communautés ou même groupes plus réduits soient dépassés et où soient jetés les fondements du vivre ensemble.

Quant aux communautés, et notamment la communauté musulmane, il me paraît juste et nécessaire d’affirmer à la fois .leur légitimité et même leur nécessité et les limites de cette légitimité. Les exigences de l’appartenance communautaire sont toujours subordonnées, d’une part à la liberté des individus et à leurs droits humains, d’autre part aux intérêts communs de la collectivité nationale (et éventuellement internationale). Il reste que les communautés, ces « corps intermédiaires » sont naturels et indispensables à l’équilibre des personnes et des sociétés. Qu’il s’agisse de la religion comme de la famille, d’une appartenance culturelle, d’un engagement social ou professionnel, etc.  

Il me semble que les élus d’origine marocaine ou turque pourraient et devraient jouer un rôle plus déterminant pour l’intégration réelle, économique, sociale et culturelle de leurs communautés. Que cet accès à la représentation ne se soit pas fait sur des listes communautaires est certes un élément positif et il est vrai que ces élus sont les représentants de tous les citoyens. Mais il faut espérer deux choses : qu’ils n’aient pas seulement été utilisés par les partis pour obtenir des voix mais qu’ils aient effectivement un pouvoir sur les politiques à suivre. Et que, dans leur promotion, ils restent à l’écoute des problèmes des gens. La constitution d’une « élite » (malgré tous les pièges que recèle ce mot) à la fois à l’écoute des gens et bien insérée dans le tissu social et politique du pays ne peut avoir que des effets bénéfiques pour tous.

Dernière question (que je pose puisque j’écris pour répondre à une « commande » de la Commission Justice et Paix, association catholique) : les chrétiens ont-ils une responsabilité spéciale par rapport à l’intégration des personnes d’origine immigrée, en particulier musulmanes ? Ils ont en commun avec tous les citoyens la responsabilité de travailler à construire une société juste et accueillante, ce que j’appellerais volontiers un devoir d’hospitalité citoyenne à l’égard de tous. Y a-t-il davantage et plus spécifique ? On pourrait le penser pour deux raisons : parce qu’ils ont en commun avec les musulmans l’appartenance à une religion, et parce que, dans la société belge en particulier, le catholicisme a dû se battre pour garder sa place, créer puis développer ses institutions, bref à cause de la singularité du « pilier » catholique. Pour les deux raisons, ce serait une erreur. Un projet de complicité particulière entre catholiques et musulmans pour défendre une position, soit doctrinale soit institutionnelle conduirait  à une impasse. Si, comme chrétiens catholiques de Belgique, nous avons une responsabilité particulière par rapport aux musulmans, ce serait, appuyés sur notre propre expérience surtout depuis le Concile,  de les aider à se situer comme croyants dans une société laïque moderne en en acceptant les exigences sans rien perdre de ce qu’ils ont de plus authentique.

Notes :

  • [i] À cette époque, il s’agissait surtout d’associations de travailleurs, émanations de syndicats ou partis politiques des pays d’origine. Nombre d’entre elles se retrouvaient dans le CLOTI (Comité de liaison des Organisations de Travailleurs Immigrés).

    [ii] La mesure a été en vigueur pendant deux législatures dans quelques communes de Bruxelles, ainsi que, plus tardivement à Liège. L’article a été abrogé par une disposition de la Loi-programme de 2003.

    [iii] Dès le début de 1982 se constitua une Coordination Nationale pour les Droits des Immigrés (C.N.D.I.) qui réunissait les deux grands syndicats et de nombreuses associations.

    [iv] Lors d’un colloque organisé à Bruxelles, les 18 et 19 octobre 2004 par l’Initiative belge inter-universitaire sur l’immigration et l’intégration, M.Hassan Bousetta mettait en relief « l’exception  bruxelloise » en matière de représentation politique de la diversité culturelle.

    [v] Dans les dernières années, le MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie) a mené successivement une campagne pour l’accès aux lieux publics (« la direction se réserve le droit d’entrée ») et pour l’accès au logement (« désolé, c’est déjà loué »). Il prépare aujourd’hui une action contre la discrimination à l’embauche.