Quand la justice restauratrice transforme les parcours de vie
Bien plus qu’une alternative au système judiciaire traditionnel, la justice restauratrice offre un espace où les récits de vie se croisent et se réparent. À travers un exemple concret, découvrez comment un simple dialogue a permis de panser les blessures d’un délit et de redonner un sens à la notion de justice.
Du film « Je verrai toujours vos visages » de Jeanne Herry au nouveau Code de la Justice Communautaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB)[1] en passant par l’émission radio « Tendance Première » du 15 mai 2024, la « justice restauratrice » (ou « restaurative ») s’invite de plus en plus souvent dans l’espace public. Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Une justice tournée vers le futur
Inspirée des processus de justice des communautés aborigènes d’Australie, la justice restauratrice se base sur une conception de l’infraction, et de la réaction sociale face à celle-ci, différente de celles majoritairement en cours, dans nos sociétés occidentales[2].
Dans nos sociétés, l’infraction est d’abord perçue comme une atteinte à l’ordre public qui doit être sanctionnée. La justice restauratrice met, elle, le focus sur les personnes directement concernées par le délit et envisage principalement les répercussions de ce dernier sur leurs relations au monde, aux autres et à elles-mêmes.
Résolument tournée vers le futur, la justice restauratrice nous invite à réfléchir, non pas à la « juste » punition d’un acte commis, mais aux moyens nécessaires pour continuer à vivre ensemble malgré ce qu’il s’est passé. Elle s’intéresse pour cela aussi bien aux personnes qui subissent les effets du tort causé qu’à celui ou celle qui les cause. Elle les place au centre de son action en les incitant à réfléchir à ce dont ils et elles ont besoin pour s’adapter, voire parfois, surmonter l’impact de l’infraction et à s’accoutumer à leur nouvelle réalité.
Pour synthétiser, on peut dire que la justice restauratrice se base sur 5 questions : « Quels torts ont été causés ? » ; « À qui ? » ; « Par qui ? » ; « Quelles sont les conséquences des torts causés ? » ; « Comment peut-on impliquer le responsable de ces torts dans la réparation de ceux-ci ? »
C’est l’universalité de ces questions qui permet à ces pratiques, issues de sociétés construites sur d’autres fondements que les nôtres, de s’ancrer dans notre réalité.
Un exemple concret
Peu avant l’épidémie du covid, une de mes collègues et moi-même avons accompagné Monsieur C dans une démarche restauratrice. Monsieur C est mécanicien de formation. Il se retrouve au chômage après que le garage dans lequel il travaillait a fait faillite. Père de 3 enfants, il tente de joindre les deux bouts grâce à des flexi-jobs et des intérims dans l’Horeca. Poussé par des raisons qu’il ne s’explique pas lui-même, il vole trois véhicules à quelques mois d’intervalles et les garde dans un garage. C’est le vol de la troisième voiture qui permet à la police de l’arrêter. Informé par un courrier du Procureur du Roi de l’existence de notre service, il prend rendez-vous. Après avoir écouté son récit, nous lui demandons s’il souhaite que nous écrivions aux trois propriétaires des voitures afin de voir s’ils ont des questions à lui poser, des explications à lui demander, des frais à lui réclamer. Monsieur C s’étonne : « Il y a quelque chose que je ne comprends pas, là. Pourquoi vous me demandez ce que je veux ? Ce n’est pas comme ça que ça marche la justice, d’habitude ».
Nous lui expliquons le cadre de notre travail et la philosophie qui le sous-tend. Il hésite, il a honte. Que va-t-il bien pourvoir leur dire ? Il s’inquiète des réactions de sa famille. Sa femme est fâchée contre lui à cause des problèmes qu’il crée. Cela ne va-t-il pas empirer les choses entre eux ? Que vont penser de lui ses enfants ? Il n’est pas capable de leur offrir une vie décente et il risque de se retrouver en prison. Nous examinons ensemble les possibilités qui s’offrent à lui : porter cette honte ? subir le poids du regard de sa femme et de ses enfants ? prendre ses responsabilités ? assumer ce qu’il a fait ? retrouver une forme de dignité ?
À la demande de Monsieur C, nous faisons finalement une offre en justice restaurative aux trois propriétaires. Nous aurons deux réponses, celles de Monsieur R et de Madame D. Nous les recevons lors d’entretiens individuels et écoutons leur parcours depuis le vol de leur voiture.
Monsieur R est gérant d’un bar à l’extérieur de Bruxelles. Il a dû s’acheter une voiture afin de se rendre son travail. Au moment du vol, il devait encore payer 1.500 euros d’emprunt, sa femme était enceinte de leur troisième enfant. Ne pouvant rester sans véhicule, il a fait un nouvel emprunt. Malheureusement, il a dû se rabattre sur une voiture bien trop petite pour les besoins de sa famille. Pendant des mois, il a roulé la peur au ventre, la petite dernière installée dans le coffre.
Madame D est une jeune femme qui a obtenu le statut d’artiste. Ses revenus sont limités. Sa voiture lui permettait de sortir de la ville pour aller marcher dans la nature et de ne pas rentrer à des heures indues des spectacles joués à l’extérieur de Bruxelles. Ne plus avoir de voiture complique son quotidien, elle n’a toutefois pas les moyens d’en acheter une nouvelle.
L’un et l’autre ont des questions pour Monsieur C : Pourquoi voler des voitures ? Pourquoi leur voiture ? Comment a-t-il fait pour les ouvrir et les faire démarrer ? Pourquoi les a-t-il gardées ? Ils souhaitent tous les deux le rencontrer. Monsieur C accepte.
Nous organiserons deux rencontres durant lesquelles Monsieur C écoutera les récits de Madame D et Monsieur R. Il répondra, quand il le peut, à leurs questions et leur demandera finalement ce qu’il peut faire d’autre pour eux. Des accords financiers seront signés pour réparer les dommages causés.
Le cadre légal belge
La justice restauratrice s’ancre en Belgique dans les années 1990, d’abord dans le secteur de l’aide à la jeunesse, avant d’être testée, sous forme de projet pilote, dans le champ de la justice des adultes. Sur la base des expériences menées, la loi du 22 juin 2005 est votée. Elle ouvre le droit aux personnes directement concernées par une infraction de « parvenir d’elles-mêmes à un accord concernant les modalités et les conditions permettant l’apaisement et la réparation » et ce « avec l’aide d’un tiers neutre et suivant une méthodologie déterminée »[3].
Les principes de complémentarité à la procédure pénale, de confidentialité et de participation volontaire sont scellés dans ce texte.
Deux services sont alors agréés afin d’accompagner gratuitement les personnes dans ces démarches : Médiante pour la Communauté française et Suggnomè, devenu Moderator, pour la Communauté flamande.
La justice restauratrice n’échappera pas aux différentes réformes de l’État belge. Du côté francophone, celles-ci permettront d’élargir notre champ d’intervention. Nous pouvons désormais intervenir sans même qu’une plainte ait été déposée, et les possibilités de dialogues entre justiciables se multiplient : entre auteur, victime, proche d’auteur et/ou de victime, témoin et toute autre personne touchée par les faits.
Il n’y a aucune restriction à ce droit, ni le temps écoulé entre la commission de l’infraction et l’intervention du service, ni la gravité des faits commis. Chacun.e est libre de prendre contact avec le service lorsque le moment lui semble opportun.
Cependant, si toute demande est recevable, tout n’est pas toujours possible. La suite dépendra des besoins et attentes de chaque partie en présence.
Dans la pratique
Le processus de justice restauratrice est un processus volontaire qui avance par petits pas, le rythme s’adaptant à celui des marcheur.se.s. La première étape consiste à explorer pour soi-même ce que l’on attend, ce que l’on vient chercher dans cet espace de dialogue. Que souhaite-t-on y mettre ? Ceci, aussi bien pour la personne qui initie la démarche, que pour la personne qui reçoit l’offre. À ce stade, les entretiens avec les médiatrice.teur.s-facilitatrice.teur.s sont individuels.
Sur la base des informations échangées lors de ces entretiens, les personnes décideront si elles souhaitent entrer en communication l’une avec l’autre. Dans ce cas, il faudra réfléchir à la forme que prendra ce dialogue. Par l’intermédiaire des médiatrice.teur.s-facilitatrice.teur.s ? Via l’utilisation de messages audio, de courriers ? Lors d’une rencontre directe ?
Chacune de ces modalités de communication a ses avantages et ses inconvénients, qu’il importe d’explorer. Si une rencontre se profile, elle sera préparée minutieusement : qui entrera d’abord dans la pièce ? Comment va-t-on se dire bonjour ? De quoi va-t-on parler ? … Autant de questions qui demandent parfois du temps mais qui sont indispensables à la mise en place d’un espace de parole sécurisant et sécurisé.
Ces espaces de dialogues restaurateurs permettent tantôt d’exprimer les émotions liées aux évènements vécus : colère, tristesse… tantôt de poser des questions, de demander et/ou d’apporter des éléments de réponse. Ils peuvent aussi permettre de convenir de dispositions en cas de rencontre fortuite, ou de modalités de réparation du dommage qui peuvent être financières ou symboliques, comme l’envoi d’un bouquet de fleurs ou la participation à un évènement sportif pour une œuvre caritative, voire parfois un don à l’une d’elles.
Et après ?
Il nous est difficile de répondre à cette question car nous n’accompagnons pas les personnes longtemps après ces dialogues. Il serait certainement intéressant de mesurer les effets sur le long terme de ces rencontres, de voir comment va cette jeune femme victime d’agression sexuelle qui identifie que, depuis la rencontre avec l’auteur des faits, quelque chose de l’ordre de la terreur l’a quittée, et cette maman qui réalise qu’elle n’a commencé à faire le deuil de son fils qu’après avoir rencontré l’auteur de l’accident qui lui a pris la vie. Ce que ces témoignages montrent déjà, c’est qu’il arrive, à certains moments dans nos vies, que nous ayons besoin de nous appuyer sur celui ou celle qui est responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons, afin de pouvoir nous redresser et recommencer à vivre.
Notes :
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[1] Publié au Moniteur belge le 23 janvier 2024.
[2] Pour davantage d’informations, voir Howard Zehr, La justice restaurative. Pour sortir des impasses de la logique punitive, Labor et Fides, 2012.
[3] 22 juin 2005, Loi introduisant des dispositions relatives à la médiation dans le Titre préliminaire du Code de procédure pénale et dans le Code d’instruction criminelle (Moniteur belge, 27 juillet 2005).