Le 01 juin 2006

Quelques grandes lignes de l’enseignement social de l’Église : De Rerum Novarum à Centesimus Annus

Publiée en 1891, la lettre encyclique du pape Léon XIII a posé les fondements de ce qu’on appelle l’enseignement social de l’Église. Le pape prend la défense des ouvriers exploités, affirme le rôle régulateur de l’État et l’importance des associations. Ses successeurs ont à leur tour abordé les problèmes de l’organisation économique et sociale, en fonction de leur époque. La présente analyse parcourt ce corpus doctrinal en lui posant trois questions : que disent ces documents du libéralisme capitaliste ; quels principes d’organisation de l’économie et de la société proposent-ils ; quelle vision de l’être humain, du monde et de l’Église est sous-jacente à chacun d’entre eux. Ainsi se dégagent, à la fois, la continuité de l’enseignement et son évolution en fonction des « signes des temps. 

Ce qu’on appelle traditionnellement l’enseignement social ou la doctrine sociale de l’Église trouve son point de départ de la célèbre encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum (des choses nouvelles), dont le titre, c’est-à-dire les premiers mots, renvoie aux « dangereuses innovations » de l’époque, mais qui a eu, concrètement un impact de nouveauté et d’ouverture dans l’histoire de l’Église et de la société, en ouvrant la voie à un mouvement social chrétien.

D’autres documents pontificaux importants ont suivi, la plupart pour célébrer les anniversaires du document fondateur. Autour de ce fil conducteur, foisonne tout un ensemble de textes publiés par des conseils pontificaux, par des conférences épiscopales, par des évêques particuliers… Tout récemment le Conseil pontifical Justice et Paix, répondant à une demande du pape Jean Paul II a publié un ample Compendium de la doctrine sociale de l’Église[1]  Il s’agit d’un exposé suivi mettant bout à bout les citations et complété par un index par mots clés fort complet. C’est un instrument de travail utile mais qui a l’inconvénient d’estomper les accents propres des documents et l’évolution de la pensée d’une époque et d’un pape aux autres. Beaucoup plus modeste, la présente démarche est différente. Persuadés de l’impact historique que ces interventions pontificales ont connu, nous nous sommes demandé quelle pertinence elles pouvaient encore avoir dans nos situations d’aujourd’hui et pour nos problèmes d’aujourd’hui. À cet effet, nous leur avons posé quelques questions et recueilli leurs réponses en prenant bien garde aux changements d’époques et aux inflexions, parfois très importantes de la doctrine. Le travail est loin d’être exhaustif. Il s’agit plus d’une sorte de sondage mais qui livre un éclairage très instructif, marquant à la fois les ruptures et les continuités.

Après une brève présentation des principaux textes étudiés (quelles encycliques, circonstances de la publication, passages choisis), nous poserons successivement les trois questions suivantes :

  • qu’est-ce que ces encycliques disent du libéralisme capitaliste (c’était l’objet de la session lors de laquelle ce travail a été élaboré pour la première fois),
  • quels principes d’organisation de l’économie et de la société ces encycliques présentent-elles,
  • quelle est la vision de l’être humain, du monde et de l’Église qui est sous-jacente à l’enseignement de chaque encyclique.

En conclusion, nous dégagerons les constantes, les lignes de force de cet enseignement.

Le matériau de base de cette recherche est constitué d’extraits choisis des encycliques qui, depuis Rerum Novarum de Léon XIII, ont constitué l’enseignement social de l’Église. Rerum Novarum (…des choses nouvelles) a été écrite en 1891. Quarante ans plus tard, Pie XI en célèbre l’anniversaire avec Quadragesimo Anno (40 e anniversaire). Jean XXIII publie en 1961 Mater et Magistra (L’Église, mère et maîtresse)puis deux ans plus tard, en 1963, Pacem in Terris (La Paix sur la terre)La Constitution pastorale Gaudium et Spes (La joie et l’espérance) du 2e Concile du Vatican peut être aussi considérée comme un jalon important de cet enseignement. Paul VI écrit en 1967 Populorum Progressio (Le développement des peuples) et  en 1971, la lettre apostolique au Cardinal Roy Octogesima adveniens (80e anniversaire). Enfin Jean-Paul II publie successivement en 1981 Laborem Exercens (L’homme au travail), en 1988 Sollicitudo Rei Socialis (La préoccupation de la réalité sociale) et en 1991 Centesimus Annus (Le centenaire).

Après le pontificat de Pie X, tout braqué sur l’opposition au monde moderne, Léon XIII entrouvre l’Église à la réalité du monde qu’il entend reconnaître et rencontrer[2]. Son encyclique est polarisée par la crainte du socialisme : les « choses nouvelles » évoquées dans son titre sont les inventions pernicieuses du socialisme contre lesquelles il met en garde ; il n’en ouvre pas moins une voie nouvelle en soulignant le droit et le devoir de l’État d’intervenir dans l’organisation du travail et le droit des ouvriers de s’organiser. Il donne ainsi le branle au mouvement social chrétien. Quarante ans plus tard, au temps de la grande crise, Pie XI constate le développement du capitalisme et les dangers du nationalisme. Les encycliques de Jean XXIII, ainsi que les textes du Concile, se situent à une époque de développement économique et social  qui inspire une certaine euphorie. Paul VI dénonce le fossé qui se creuse entre le monde développé et le Tiers monde. Jean Paul II enfin affronte directement l’idéologie communiste et salue la fin de la guerre froide.

Le libéralisme capitaliste

Léon XIII, dans Rerum Novarum, n’emploie pas ces termes. L’encyclique est d’abord dirigée contre le mouvement socialiste condamné comme athée, égalitaire et prônant la lutte des classes. Mais en mettant en garde les ouvriers contre la tentation du socialisme, le pape se soucie de leur sort, il décrit la condition des ouvriers exploités et prend leur défense. Au passage, il affirme le principe : pas de travail sans capital et pas de capital sans travail. Il ratifie ainsi l’organisation capitaliste comme telle.

Pie XI dénonce la dérive du capitalisme. Il n’est pas mauvais en lui-même mais, s’il n’est pas contrôlé, il tourne à l’exploitation. Le régime capitaliste a étendu son emprise et, au-delà des ouvriers, domine le genre humain tout entier. La concentration du pouvoir économique, fruit naturel de la concurrence, conduit à l’impérialisme et provoque une crise du pouvoir politique « …cette accumulation de forces et de ressources amène à lutter pour s’emparer de la Puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite l’influence sur le pouvoir politique… ; le conflit se porte enfin sur le terrain international… » (Quadragesimo Anno, n  116).

Dans Populorum Progressio, Paul VI dénonce « les conditions trop inégales » entre les pays développés et les pays sous-développés : entre des partenaires trop inégaux, la règle du libre échange peut « entraîner des résultats iniques » (n° 59).. La règle fondamentale du libéralisme est ainsi mise en question. Dans sa lettre au cardinal Roy (Octogesima adveniens), le pape va plus loin : parallèlement à l’idéologie marxiste, il dénonce l’idéologie libérale « qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale » (n° 26).

Jean-Paul II enfin, dans Centesimus Annus, voit dans l’homme le facteur décisif de la production (et non plus la terre ou le capital). Il constate toutefois que beaucoup de personnes, et même la grande majorité des habitants du Tiers Monde sont marginalisés. Il reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise, mais ajoute que ce ne peut être le seul indicateur. Enfin le pape pose directement la question : peut-on dire qu’après l’échec du communisme, le capitalisme est le système social qui l’emporte ? La réponse est sûrement positive s’il s’agit d’un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée, de la créativité humaine, bref l’économie de marché ou l’économie libre. Mais il faut que la liberté économique soit encadrée par « un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale…dont l’axe est d’ordre éthique et religieux (n° 42).

L’organisation de l’économie et de la société.

Léon XIII appelle les deux classes, patrons et ouvriers, à s’unir harmonieusement. Il souligne les devoirs des uns et des autres et estime que c’est le rôle de l’Église de rappeler ces devoirs. Mais il affirme aussi le pouvoir de l’État, responsable de l’intérêt commun, dont nul ne peut être exclus. L’État exerce un rôle régulateur et la défense des faibles lui incombe. Enfin le pape affirme le droit à l’existence et même l’opportunité des associations, y compris de celles qui rassemblent les seuls ouvriers. Cette dernière affirmation qui n’allait pas de soi et fut obtenue du pape par l’intervention insistante de plusieurs penseurs sociaux a eu une portée capitale, car elle a permis la naissance de syndicats et d’un mouvement ouvrier chrétien.

Pie XI rappelle la doctrine de Rerum Novarum. Il affirme la nécessité de la justice commutative, améliorée par la charité. L’ordre économique doit être soumis à l’État, responsable du bien commun. Si l’État ne veut ou ne peut pas jouer ce rôle, on peut parler de déchéance.

D’un ton très neuf, l’encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII souligne qu’une vie commune ordonnée et féconde n’est possible qu’avec l’apport, dans le domaine économique, tant des particuliers que des pouvoirs publics, apport simultané réalisé dans la concorde, en des proportions qui répondent aux exigences du bien commun, eu égard aux situations changeantes et aux vicissitudes humaines. Le développement sur la socialisation reconnaît l’inflexion solidariste qui marque la société occidentale en ces « golden sixties ». Jean XXIII définit le bien commun comme l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent le développement intégral des personnes humaines. La bonne socialisation est le résultat de l’interaction harmonieuse entre les personnes investies de l’autorité publique, les corps intermédiaires doués d’une autonomie efficace et tous les membres de la société considérés comme des personnes stimulées à participer activement à la conduite de leur vie.

Pacem in Terris aborde le problème de l’autorité. Le pape se réfère au radio-message de Pie XII pour la Noël 1944, dans lequel celui-ci se prononçait en faveur de la démocratie. Pie XII fonde la société (la cité) sur l’autorité divine : « Les titres des pouvoirs publics se ramènent à une certaine participation de l’autorité divine elle-même »[3]. Mais, si on y regarde de plus près, cela veut dire que l’autorité de l’État n’est pas arbitraire : elle est justifiée si elle est au service du bien commun et si elle fait appel à la conscience, au devoir qui incombe à tous de servir avec empressement les intérêts communs. L’encyclique met en relief les termes de conscience personnelle, de dignité des citoyens. Par ailleurs, Pacem in Terris va très loin dans le paragraphe consacré à l’autorité internationale. Le bien commun universel postule une autorité dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales. L’ordre moral lui-même exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. Le pape ajoute qu’on devra y arriver par consensus ; il oppose le multilatéralisme à l’unilatéralisme.

La Constitution Gaudium et Spes du 2e Concile du Vatican reconnaît la réalité et le « bon droit » du progrès technique et de l’esprit d’entreprise mais elle rappelle leur finalité : le but de l’entreprise n’est pas la seule multiplication des biens produits, ni le profit ni la puissance, c’est le service de l’être humain : l’homme tout entier, tout homme, tous groupes d’hommes. L’ordre économique doit être contrôlé par l’homme, et non pas seulement par le pouvoir politique ou par un petit nombre ; c’est le droit et le devoir de tout citoyen de participer. La Constitution rappelle la doctrine thomiste classique de la destination universelle des biens et l’applique à la situation mondiale.

Pour remédier à l’échange inégal dont souffrent les pays moins développés, Populorum Progressio en appelle à des conventions internationales à rayon suffisamment vaste.

Octogesima Adveniens, lettre au cardinal Roy,  « sur la responsabilité politique des chrétiens » souligne le passage nécessaire de l’activité économique à l’action politique qui a pour fonction propre la réalisation du bien commun, sans enlever toutefois aux « corps intermédiaires » leur champ d’activité et leur responsabilité propre (c’est le principe de subsidiarité). Qui dit politique dit la responsabilité de chacun. Les chrétiens sont instamment invités à prendre au sérieux le politique, à partager les responsabilités et les décisions, à inventer des formes de démocratie moderne.

À son tour, dans Centesimus Annus, Jean Paul II rappelle la destination universelle des biens, à laquelle la propriété privée est subordonnée. Acceptant le marché libre, comme nous venons de le rappeler, il invite en même temps à lutter contre ses excès. Il y a là, dit le pape, « un champ d’action vaste et fécond pour l’engagement et les luttes, au nom de la justice, des syndicats et des autres organisations de travailleurs qui défendent les droits de ces derniers et protègent leur dignité… » (n° 35). (On a fait du chemin depuis le timide paragraphe de Rerum Novarum sur les associations). L’encyclique souhaite une société du travail libre, de l’entreprise et de la participation, un contrôle efficace du marché par les forces sociales et par l’État. Elle a un développement intéressant sur l’entreprise comme communauté de personnes. Elle appelle enfin à une collaboration entre pays riches et pauvres et parle de la remise de la dette.

L’être humain, le monde, l’Église
 

On doit mettre au crédit de Léon XIII, auteur de Rerum Novarum le fait même d’avoir consacré à la question sociale un enseignement solennel, répondant à l’appel des cercles sociaux de France, d’Allemagne et de Belgique. À son crédit aussi son souci sincère de la condition des ouvriers. Mais sa vision de l’être humain, du monde et de l’Église reste très traditionnelle. La « soif d’innovations » (rerum novarum) qui s’est emparée des sociétés l’inquiète et il ne paraît pas apprécier outre-mesure que les ouvriers aient « conçu une opinion plus haute d’eux-mêmes » (n° 1). Il considère fondamentale (« le premier principe à mettre en avant ») cette « nécessité de (la) nature humaine) qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau » (n° 14). De toutes les différences « aussi multiples que profondes » entre les hommes « naît spontanément l’inégalité des conditions » (ib.). Au reste la condition humaine est profondément marquée par le péché, le travail est

« devenu après le péché une nécessité, imposée comme une expiation et accompagnée de souffrance » (ib.). « S’il en est …qui promettent au pauvre une vie exempte de souffrances et de peines…ceux-là certainement trompent le peuple » (ib.). L’encyclique prêche l’union, la réconciliation des riches et des pauvres et, pour la réaliser, insiste sur les devoirs des uns et des autres.

L’encyclique Rerum Novarum a eu un retentissement sans commune mesure et presque en contradiction avec sa teneur très conservatrice. En touchant au dogme de la liberté des entrepreneurs, en affirmant les devoirs de l’État, en prenant la défense des ouvriers exploités, elle a donné crédit et force au courant chrétien du mouvement ouvrier. Ce n’est pas allé sans malentendus et souffrances. L’abbé Daens appuyait sur Rerum Novarum son combat pour les ouvriers ; mais quand il monta à Rome pour expliquer au Saint Père les positions qu’il défendait, Léon XIII refusa de le recevoir. Quarante ans plus tard, Pie XI reçut et encouragea l’abbé Joseph Cardijn dont l’influence a fortement marqué une évolution ultérieure de l’Église qui s’épanouira avec Jean XXIII.

Par rapport à Rerum Novarum, la deuxième encyclique de Jean XXIII, Pacem in Terris,  représente une totale nouveauté, un contraste absolu. Elle relève trois « signes des temps », trois « traits qui caractérisent notre époque ». D’abord « la promotion économique et sociale progressive des classes laborieuses » : « Aujourd’hui, chez les travailleurs de tous les pays, l’exigence est vivement sentie d’être considérés et traités non comme des êtres sans raison ni liberté, dont on use à son gré, mais comme des personnes, dans tous les secteurs de la vie collective… » (n° 40). Le deuxième trait est l’entrée de la femme dans la vie publique. Et le troisième est la décolonisation : « Les hommes de tout pays et continent sont aujourd’hui citoyens d’un État autonome et indépendant, ou ils sont sur le point de l’être » (n°43). « Maintenant en effet, continue l’encyclique, s’est propagée largement l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes » (n° 44). Voilà bien une nouveauté, qui reflète le changement d’époque, reconnaît et ratifie une acquisition de la conscience collective. Comme on le sait, c’est aussi Pacem in Terris qui accueille les Droits humains dans la pensée catholique. Enfin l’encyclique innove encore sur un autre point : le rapport entre catholiques et non-catholiques dans le domaine économique, social et politique : en invitant à « distinguer toujours entre l’erreur et ceux qui la commettent » (n° 158), Jean XXIII rend possible la collaboration en matière sociale et politique avec des personnes de toutes convictions. Il ouvre la voie à l’engagement en pluralisme. Rappelons que, dès les préambules de son encyclique, il « annonçait la couleur » en l’adressant, au delà des pasteurs et fidèles de l’Église, à « tous les hommes de bonne volonté ».

Par rapport à ce changement radical de vision, les documents suivants n’apportent plus de grande nouveauté. Les textes du Concile, les lettres de Paul VI, plus ou moins explicitement, se situent dans la même perspective. La lettre au cardinal Roy (Octogesima Adveniens) se réfère directement à Jean XXIII (dans Mater et Magistra) pour rappeler que « l’accès aux responsabilités est une exigence fondamentale de la nature de l’homme » (n° 47) et inviter les chrétiens à s’investir dans le champ politique et à « inventer des formes de démocratie moderne » (ib.). « Ainsi la liberté qui s’affirme trop souvent comme revendication d’autonomie en s’opposant à la liberté d’autrui, s’épanouit dans sa réalité humaine la plus profonde : s’engager et se dépenser pour construire des solidarités actives et vécues » (ib.).

Le riche ensemble de l’enseignement de Jean Paul II laisserait sans doute apparaître des nuances importantes, notamment dans la présentation des Droits de l’Homme. Mais l’acquis de Jean XXIII n’est pas remis en question. Et dans la plus récente des encycliques, Centesimus Annus, l’homme est mis au centre : il est le facteur décisif de la production et toute l’économie comme tout l’ordre de la société doivent être au service de la liberté humaine intégrale.

Conclusion : Constantes et lignes de force
 

À travers la diversité des temps, une constante dans l’enseignement social de l’Église inauguré par l’événement de Rerum Novarum est la défense des faibles, la dénonciation de l’injustice et de l’exploitation – qu’il s’agisse des ouvriers du XIXe ou des pays moins développés du XXe. C’est d’ailleurs aussi le souci de défendre les faibles qui rend Léon XIII, et, 90 ans plus tard, Jean-Paul II impitoyables à l’égard du socialisme, utopie égalitaire qui brime la liberté et en définitive écrase l’être humain.

Une autre constante, déclinée selon diverses nuances, est la subordination de l’économie au développement total de l’être humain. C’est déjà la nouveauté radicale de Rerum Novarum qui, en revendiquant la responsabilité de l’État, bat en brèche le dogme libéral. L’économie est au service de l’être humain et elle doit être contrôlée par lui. C’est le rôle du politique. L’autorité politique a pour mission d’assurer le bien commun, qui est la fin de la société.

Les choses sont moins claires pour ce qui concerne la source de l’autorité et la détermination du bien commun. Jean XXIII (Pacem in Terris) citant Pie XII, voit dans les titres des pouvoirs publics « une certaine participation de l’autorité divine ». Mais il subordonne clairement les décisions de ces pouvoirs au jugement de la conscience des citoyens. La Déclaration conciliaire Dignitatis humanae confirme cette position mais un enseignement explicite sur les consciences humaines comme source de l’autorité fait encore défaut à ce jour. Parallèlement, les références au bien commun le rattachent à l’ordre moral ou à la loi divine, sans se soucier de déterminer comment, dans une société pluraliste et laïque, ce bien commun peut être défini.

Mais, plus on avance dans le temps, plus clairement apparaît la dignité des êtres humains et leur responsabilité, responsabilité qui s’exerce à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie sociale. À cet égard, il faut encore relever l’importance accordée aux « corps intermédiaires » et le principe de subsidiarité. Mais les responsables de l’Église ouvrent le champ de la responsabilité des chrétiens à la planète entière en affirmant la nécessité et la possibilité d’un ordre économique, social et politique mondial dont aucun peuple et aucune personne ne soient exclus.

Ainsi abordé dans une perspective historique, l’enseignement social de l’Église révèle sa pertinence pour notre temps. De la question ouvrière du XIXe siècle à celle du développement dans les années 60 et 70 et à la mondialisation d’aujourd’hui, les dimensions du problème changent mais la cause reste la même, l’inégalité des échanges, l’exploitation du pauvre et du faible par le riche et le puissant. Inspirés par l’Évangile, les pasteurs suprêmes de l’Église prennent la défense des petits. La vision d’une société inégale et hiérarchisée dans laquelle le sort du pauvre dépendrait de la bonne volonté du riche, battue en brèche dès le début par l’affirmation du rôle de l’État et de la légitimité des associations, va faire place à la reconnaissance de l’égalité foncière entre les humains et de la responsabilité de tous dans la gestion de l’humanité. Aux trois questions que nous leur avons posées, les encycliques ont apporté des réponses qui ouvrent un large champ pour la réflexion et l’action des chrétiens et « de tous les hommes et les femmes de bonne volonté » d’aujourd’hui.

Notes :

  • [1]  Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église. Ed.belge, Fidélité, 2005, 530 p.

    [2]  Sur les  grandes caractéristiques des pontificats depuis Léon XIII, on consultera avec profit l’ouvrage d’Henri TINCQ, Ces papes qui ont fait l’histoire. De la Révolution à Benoît XVI. Paris, Stock, 2006.

    [3] Pie XII, Radiomessage de Noël 1944, cité par Jean XXIII, Pacem in Terris, n° 47.