Le 08 janvier 2007

Racisme et antiracisme

Comme théorie, le racisme est une construction sans fondement, étant donné l’inanité scientifique de la notion de race. Mais il a montré historiquement avec le nazisme l’étendue de ses potentialités destructrices. Le racisme stigmatise ses victimes au nom de différences prétendues qui justifient l’agression et les discriminations à leur égard et tendent à les exclure de la communauté nationale ou humaine. Ses manifestations peuvent envahir et empoisonner toute la vie de la société, depuis les simples préjugés jusqu’à la fureur meurtrière. C’est une tentation toujours présente qui ne peut être vaincue que par un effort éducatif permanent et une vigilance toujours en éveil. L’antiracisme est fondé sur la conscience d’une humanité commune et le respect de chaque personne dans sa singularité. Il va de pair avec une approche positive de la diversité culturelle, qui, tout en maintenant avec fermeté les droits humains universels, accueille les différences comme un enrichissement.
 

Il n’est pas facile de parler du racisme, parce que le racisme est à la fois, comme notion et comme théorie, une construction fumeuse et sans fondement réel et, comme réalité humaine et sociale, une force omniprésente. Les recherches de la biologie moderne ont largement démontré l’inanité du concept de race appliqué au genre humain[1]. Ce terme d’élevage n’a été appliqué à l’homme qu’à partir du XVIe siècle, dans le contexte de la découverte du Nouveau Monde. La catégorisation des races humaines s’est développée avec l’expansion de l’hégémonie européenne, la traite des Noirs et la colonisation. Elle a été théorisée au XIXe siècle par des idéologues comme Gobineau (1816-1882). Le nazisme a poussé le racisme au paroxysme : doctrinalement,  en faisant de la supériorité de la race aryenne et de la nation germanique le ressort de sa politique impérialiste et en créant l’antisémitisme racial, et pratiquement en poussant la logique d’exclusion jusqu’à l’extermination physique d’un peuple entier, le génocide. Par cet excès même, le nazisme a jeté sur la doctrine raciste un opprobre durable qui fait que peu de personnes et de groupes osent s’en réclamer ouvertement. Mais en même temps, la peur et le rejet de l’autre, de celui qui est différent et est perçu comme une menace, redouté comme un concurrent ou méprisé comme indigne, ces sentiments premiers sont si forts et si répandus qu’un spécialiste comme Albert Memmi, auteur de l’article « racisme » de l’Encyclopaedia Universalis, ne craint pas d’affirmer : « C’est le racisme qui est naturel et l’antiracisme qui ne l’est pas : ce dernier ne peut être qu’une conquête, fruit d’une lutte longue et difficile et toujours menacée, comme l’est tout acquis culturel »[2].

De l’instinct primitif…

La racine du racisme serait donc une sorte d’instinct de l’être humain qui à la fois défend son intégrité et son territoire et vise à dominer. On parlera de racisme quand cet instinct se justifie en stigmatisant l’adversaire par des caractéristiques qui le rendent, soit inférieur, soit dangereux. Memmi donne comme définition du racisme : la valorisation, généralisée et définitive, de différences biologiques, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, pour justifier une agression[3]Il faudrait ajouter : « ou une discrimination ». Et sans doute devrait-on élargir encore la définition pour couvrir aussi les différences culturelles. La loi belge de 1980 « tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie » vise à protéger toute personne agressée « en raison de sa race, de sa couleur, de son ascendance ou de son origine nationale ou ethnique ». Le nouveau projet de loi déposé au Parlement le 26 octobre 2006 veut lutter contre la discrimination « sur base de la nationalité, de la prétendue race, de la couleur de peau, de l’ascendance ou de l’origine nationale ou ethnique ». Ces diverses énumérations s’efforcent de cerner le plus justement possible, et en dehors de partis pris doctrinaux (comme l’était la théorie de l’inégalité des races) le champ d’extension du racisme. Elles laissent de côté l’agression ou l’exclusion pour motifs religieux, politiques ou sociaux. Il y aurait racisme lorsque la personne visée est en quelque sorte enfermée dans une appartenance « naturelle » ou native et rejetée en tant que telle. Différences « biologiques », dit Memmi ; on  peut élargir la définition aux « différences culturelles » dans la mesure où celles-ci sont comprises comme un donné.

…à la rencontre humaine.

En tranchant que le racisme est naturel et que l’antiracisme est un acquis culturel toujours fragile et menacé, Memmi porte sur l’histoire humaine un regard lucide mais qui me paraît toutefois trop négatif. Car l’antiracisme est aussi porté par la capacité proprement humaine, caractéristique de l’accès à l’humanité de reconnaître et d’accueillir l’autre au-delà du lien génétique. « L’homme, écrit Edgard Morin,… est un super-mammifère, qui a développé en lui la chaleur affective de la relation mère-enfant, frères-sœurs, l’a conservée à l’âge adulte, l’a étendue aux relations amoureuses et amicales »[4]. Il est donc aussi dans la nature de l’être humain de reconnaître l’autre, le « tu » et d’étendre, de proche en proche, cette reconnaissance au lointain. Dès les plus anciennes sociétés, l’exclusivisme tribal est transcendé par l’accueil de l’hôte, l’hospitalité. Mais il est vrai que la poussée naturelle à exclure pour se protéger, à se replier sur le clan ou la nation est toujours présente et très forte. Un passage décisif est opéré par Jésus dans la parabole du Bon Samaritain (Lc 10, 29-37). À l’invitation de Jésus,  le légiste a rappelé le double commandement de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. « Fais cela et tu vivras », lui dit Jésus. Le légiste pose alors la question : « Mais qui est mon prochain ? » Il attend une réponse qui classifierait les humains. Mais Jésus répond par un récit où le beau rôle est tenu par un étranger communément méprisé et retourne la notion  du prochain en en faisant la responsabilité de chacun : « Qui s’est fait le prochain de l’homme dans la détresse ? » Il affirme ainsi l’existence d’une commune humanité qui transcende les différences, noue un lien et fonde une responsabilité par delà toutes les différences. C’est cette commune humanité que reconnaît et fonde solennellement, au terme certes d’une longue maturation culturelle, l’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.

Corrélativement il est aussi important de reconnaître chaque personne comme unique. Les groupes humains, caractérisés par les fameuses « différences »,  quelles qu’elles soient, ne suffisent pas à définir les personnes ; nous ne pouvons enfermer celles-ci dans une appartenance. Il est bien clair que les préjugés tombent quand de bonnes relations humaines s’établissent entre les personnes différentes. Mais le préjugé est tenace. « Oui, mon voisin de palier est poli et serviable ; il n’est pas comme les autres… Arabes, Noirs, étrangers, voire Flamands ou Wallons,  au choix ».

Ils ne sont pas comme nous…

 Le racisme est, en sa racine, à la fois le refus de l’appartenance commune et de la personnalité unique. Des personnes sont classées, mises à part, soumises, rejetées ou discriminées en fonction, comme le dit Memmi, de différences réelles ou imaginaires dans lesquelles on les enferme et qui sont censées justifier cet ostracisme. « Ces gens-là ne sont pas comme nous », serait la formule de base. Il y a racisme quand il y a justification d’un rejet dont la véritable cause est, soit une peur ou une répugnance affective « naturelle, trop naturelle » face à ce qui est différent, soit un intérêt, une concurrence. Les différences existent, on ne peut le nier, elles peuvent rendre les relations difficiles ; elles ne peuvent être surmontées que si, en deçà des différences, on sait reconnaître l’humanité commune. La difficulté de relation devient proprement raciste quand elle est déclarée insurmontable, et imputée totalement à l’autre. C’est ce que Memmi appelle « la valorisation », on pourrait dire « l’instrumentalisation » des différences. Deux faits divers récents méritent d’être rappelés et brièvement analysés pour faire apparaître ce processus.

Le premier fait, ce sont les propos tenus par le bourgmestre de Dinant après l’agression violente d’un jeune étudiant contre le directeur de son école. En substance, il estime qu’une pareille violence est imputable à une caractéristique ethnique : les Serbes ont une tradition de violence. L’édile se défend de toute mauvaise intention ; il n’en a pas moins dérapé en expliquant par une différence biologique supposée un comportement criminel et en jetant ainsi la suspicion sur tout un groupe. Ce n’est pas ce garçon bien précis qui, de façon absolument inadmissible (quelle que soit la motivation de son acte), a recouru à la violence ; c’est un Serbe et, sous-entendu, ce n’est pas étonnant. L’autre fait est le refus de plusieurs couples, à Saint-Nicolas Waes, de se marier devant l’échevin de l’État Civil de leur commune parce que celui-ci est noir. Il est Belge, forcément ; il a été élu démocratiquement deux fois, par l’électeur comme conseiller, par ses pairs comme échevin…Réaction affective ou acte proprement politique, ce refus est en toute hypothèse clairement raciste. En l’occurrence, il manifeste surtout la bêtise des intéressés…

Le champ des manifestations du racisme est vaste. Il va de l’instinctive méfiance, de l’agacement pour des comportements qui gênent ou qu’on ne comprend pas jusqu’aux actes et aux discours hostiles et aux prises de position politiques. La loi belge (se référant d’ailleurs à des directives internationales) punit l’incitation à la haine raciale et à la discrimination, elle sanctionne aussi (au moins jusqu’à présent)[5] les refus de biens et de services et la discrimination à l’embauche. Elle permet d’affirmer que le racisme n’est pas une opinion mais un délit. Cette loi a une grande portée symbolique et morale, car elle bannit officiellement le racisme d’une société fondée sur les droits de l’Homme et la démocratie. Mais la lutte contre le racisme et l’éducation au respect couvrent un champ beaucoup plus large que ce qui peut être balisé par la loi.

Que faire des différences ?

Dans une société multiculturelle comme la nôtre, (dans les grandes villes surtout où le brassage des populations est le plus marqué), la question de la reconnaissance de l’autre comme autre se pose inévitablement. Le racisme, avons-nous constaté, « valorise » la différence pour en faire un motif qui justifie l’exclusion ou la domination. La démarche humaniste ou simplement humaine dépasse l’obstacle de l’étrangeté en reconnaissant dans l’autre l’être humain, « mon semblable » et en l’abordant comme un « tu », une personne unique. Faut-il aller plus loin et apprécier aussi, en tout cas respecter les différences elles-mêmes ? C’est, pour une très grande part, un processus naturel : quand des relations se nouent entre les personnes, il est normal qu’on s’intéresse à ce qui est nouveau, différent ; la valorisation des différences peut devenir une valeur positive, un enrichissement mutuel : c’est le dialogue interculturel qui s’amorce. Ici se pose toutefois la question délicate de la compatibilité entre ces « différences » et les valeurs fondamentales de la société, les droits humains universels.  Il peut être éclairant de faire ici référence à la définition de l’intégration proposée naguère par la Commissaire Royale à la politique d’immigration, Madame Paula D’Hondt (Rapport de 1989). Après avoir rappelé qu’en tout cas  la loi est la même pour tous, elle appelait en outre à « la promotion conséquente d’une insertion la plus poussée conformément aux principes sociaux fondamentaux soutenant la culture du pays d’accueil et tenant à la ‘modernité’, à ‘l’émancipation’ et au ‘pluralisme confirmé’ dans le sens donné par un État moderne », et elle invitait pour tout le reste à respecter les différences comme un enrichissement mutuel[6]. Cette définition, pleine de nuances, garde toute sa valeur, mais l’appréciation de la « conformité » aux principes fondamentaux laisse pas mal de marge et de place à la discussion.

Antiracismes…

Dans la réflexion très éclairante qu’il mène sur l’antiracisme aujourd’hui, Henri Goldman, directeur de la revue « Politique », distingue deux conceptions différentes et quelquefois opposées de l’antiracisme, tel qu’il se vit aujourd’hui dans nos sociétés multiculturelles et sur le fond des tensions mondiales[7]. L’antiracisme classique était porté par les couches les plus avancées de la société d’accueil, soucieuses de promouvoir les droits humains et de les étendre à tous. Bonne conscience qui n’est pas exempte d’un complexe de supériorité. Un autre antiracisme aujourd’hui est porté par les communautés immigrées, les minorités ethniques souvent encore discriminées et qui, en même temps que leurs droits revendiquent leur différence qui est aussi leur dignité. La tension entre les deux positions est manifeste dans une question comme celle du voile islamique. Certains défenseurs des droits humains s’opposent violemment au port du voile parce qu’ils y voient un asservissement de la femme ; et on peut partager leur inquiétude quand on voit apparaître, dans les rues de nos villes, même si c’est encore très limité, les excès même de la burqa la plus stricte.. D’autres s’opposent aux interdictions légales ou réglementaires au nom même de la liberté des femmes. Goldman conclut sa réflexion en invitant les antiracistes du premier type à se montrer plus attentifs aux différences légitimes des groupes minoritaires et ceux de ces groupes à s’ouvrir davantage aux valeurs universelles. Dans un sens comme dans l’autre, il s’agira de sortir de ses propres évidences pour écouter le point de vue de l’autre. Encore une fois, c’est le dialogue entre les personnes qui vient à bout des oppositions et des exclusions. 

Incontournable engagement

Le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie annonce la  Semaine d’Actions contre le Racisme (du 16 au 25 mars) par une affiche fort suggestive : une sorte de colonne ensanglantée évoque l’escalade qui, de l’indifférence, des stéréotypes et des préjugés monte jusqu’à l’apartheid et au génocide, en passant par les injures, l’agression, l’expulsion (« nettoyage ethnique »), le meurtre. C’est le champ complet du racisme qui, au point de départ, peut paraître anodin, voire naturel parce que tellement enraciné dans des instincts primaires mais qui est toujours redoutable parce qu’il porte en soi la négation de l’autre. Le racisme n’est jamais une opinion mais seulement l’oripeau fallacieux d’une pulsion de mort ou d’un intérêt qui veut supprimer le concurrent. L’antiracisme n’est pas une opinion ou un combat facultatif ; il va de pair avec l’accès à l’humanité, la découverte de la relation, la vie de la société, l’avenir du monde.  

Notes :

  • [1] Voir en particulier  Albert Jacquard, Éloge de la différence. La génétique et les hommes. Paris, Seuil, 1978.

    [2] Albert MEMMI, article Racisme, dans Encyclopaedia Universalis,  tome 15, p.580.

    [3] Ib.

    [4] Edgar MORIN et Anne Brigitte KERN, Terre-patrie. Paris, Seuil, 1993, p.52.

    [5] Le projet de loi déposé par le ministre de l’égalité des chances, le 26 octobre 2006 ne retenait pas les articles 2 et 2bis de l’ancienne loi qui sanctionnent pénalement les discriminations dans l’offre de biens et de services et l’accès à l’emploi. Les auteurs du projet justifiaient cette suppression par des raisons d’efficacité et par un souci de cohérence avec la législation concernant les discriminations pour d’autres motifs (genre, âge, orientation sexuelle, etc.). Sur l’instance des associations, en particulier du MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie), le gouvernement a réintroduit ces articles, sous réserve de l’avis du Conseil d’État. La discussion est en cours à la Chambre. Voir notre analyse : Une nouvelle législation contre les discrimination, sur le site www.centreavec.be

    [6] Commissariat Royal à la Politique des Immigrés, L’intégration, une politique de longue haleine. Volume I : Repères et premières propositions, ch.4, p^p.38-39.

    [7] Henri GOLDMAN, Crise de l’antiracisme, dans Politique, n° 44, avril 2006, pp.3-4 ; L’antiracisme a-t-il un avenir ? Migrations, universalisme et diversité culturelle, dans Évangile et Justice, n° 79, décembre 2006, pp.12-16.