Le 22 août 2006

Réapprenons à vivre ensemble

Dans cette analyse, Luc Uytenbroek met en lumière un aspect méconnu de Bruxelles : la solitude de ses habitants. Si cette situation est parfois un choix, elle est le plus souvent le résultat d’un individualisme qui a mis à mal les liens sociaux traditionnels, comme la famille et le travail. Le taux de suicide très élevé chez les jeunes est un des indicateurs les plus angoissants de cet isolement. Il paraît donc urgent de réapprendre à vivre ensemble. La Belgique possède pour cela un atout important : 115 000 associations contribuent en effet à créer des liens entre les personnes et à réinventer une nouvelle structure sociale. 
 

Nous croyons connaître la réalité bruxelloise. Elle a pourtant ses faces cachées. Voici des chiffres étonnants : près de 250.000 personnes vivent seules dans la Capitale, soit un quart de sa population ;  plus de la moitié des ménages bruxellois sont des ménages d’une personne ! Ces derniers ont augmenté de 50 % depuis les années septante. Il s’agit bien d’une tendance lourde qui s’accentuera encore par le vieillissement prévisible de la population.

Plus libre et plus seul

Pour certains, cette façon de vivre est choisie et assumée. Pour beaucoup d’autres, elle est subie, source de souffrance, parfois de marginalisation sociale. Cette situation est la résultante de plusieurs phénomènes qui interagissent entre eux : la montée de l’individualisme, la remise en cause du modèle familial traditionnel, l’enlisement dans un chômage structurel, certaines évolutions technologiques, un type de développement urbain. Tous ces facteurs concourent à affaiblir et même déchirer les liens familiaux et sociaux.

L’homme et la femme modernes sont jaloux de leur liberté. Ils veulent mener personnellement leur barque, maîtriser leur destin, en s’affranchissant le plus possible de toute contrainte provenant d’un ordre social, moral, religieux, imposé de l’extérieur. Cet esprit individualiste, qui n’est pas synonyme d’égoïsme, a sa noblesse et ses avantages. Mais il se transforme facilement en un « chacun pour soi », indifférent au sort d’autrui :                             

 « On travaillait tous pour un même volume horaire, à la même heure et au même endroit. La désynchronisation des temps sociaux, le décloisonnement des lieux, (…) ont sans doute renforcé cette tendance. La déstructuration des repas est, à cet égard, symptomatique et révélatrice : chacun grignote à son heure devant son écran. »[1]

La famille éclatée et précarisée

Enfants de la modernité, nous sommes les bénéficiaires de cette poussée d’individualisme ; nous en sommes aussi les victimes !                    

La famille nucléaire classique est devenue un modèle minoritaire dans nos contrées. A Bruxelles, près de deux mariages sur trois se soldent par un divorce. De plus, cette statistique ne prend pas en compte celles et ceux qui cohabitent pour un temps, avant de se séparer.  Près d’une famille sur dix en Belgique est monoparentale et à 85 %, ce sont les femmes qui prennent en charge les enfants, alors que leur pouvoir économique est en général très inférieur à celui des hommes.

Les couples d’aujourd’hui baignent dans l’univers marchand de la consommation et du « prêt à jeter », qui secrète un imaginaire de bonheur immédiat, susceptible d’apporter des satisfactions ponctuelles, à défaut d’un véritable bien-être. Et comment imaginer que la précarité économique ne «  percolerait » pas dans la vie affective de chacun d’entre nous, en l’inscrivant, elle aussi, dans le court terme sinon dans l’instant présent ?

Les valeurs dominantes de notre système économique fragilisent les personnes et accentuent leur sentiment de solitude. Pensons au culte de la performance, au primat de l’efficacité, au triomphe de l’image du gagneur, à la mise en concurrence de l’un par rapport à l’autre, à l’éloge de la flexibilité, synonyme hypocrite de la précarité, qui devient la norme dans l’organisation du travail. Au point que la présidente du patronat français, Laurence Parisot a osé affirmer que « la vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? »[2]

Quand survient un chômage qui se prolonge, avec la chute des revenus et la perte des relations au travail, avec en plus ce sentiment écrasant d’inutilité, l’isolement social devient insupportable.  Comment rebondir si plus personne n’est à vos côtés pour croire en vous ?

Sans oublier que plus les gens sont « désocialisés », moins ils manifestent le désir d’appeler à l’aide et plus les institutions sociales sont aveugles face à ces situations.

Au bout de la solitude

L’accumulation progressive des ruptures familiale, relationnelle, professionnelle, au niveau du logement, conduit en bout de course à l’errance.  Pas surprenant de constater que les sans domicile soient de plus en plus nombreux à « habiter les rues » de nos villes !

Autre manifestation extrême de cette désagrégation sociale : l’accroissement massif du nombre de suicides dans toutes les classes d’âge et tout particulièrement chez les jeunes :

– c’est la première cause de décès chez les 25 – 35 ans et la deuxième cause chez les 15 – 24 ans dans notre pays. Et parmi ceux qui sont passés à l’acte, seul un sur dix en avait parlé à ses parents ;

– dans les années 2015 – 2020, le suicide des adolescents pourrait devenir, selon l’O.M.S., la deuxième cause de mortalité, à l’échelle mondiale cette fois.

– les idées de suicide toucheraient, à un moment ou à un autre, plus d’un adolescent sur trois.

 « C’est beaucoup plus difficile d’être pauvre dans un pays riche que pauvre dans un pays pauvre, parce qu’on est déclassé.  Parce qu’on est obligé à chaque instant de mesurer l’image qu’on a de soi avec celle qui est donnée des autres. Et on est seul ! »[3]

N’existant plus aux yeux d’autrui, on ne va plus exister à ses propres yeux.

L’évolution du taux de suicide est un indicateur très sensible des transformations de nos sociétés. Les services d’écoute téléphonique, tels que Télé-Accueil et S.O.S. Solitude, nous le confirment par l’explosion du nombre de leurs appels : l’état psychologique de la population s’est fortement détérioré !

Quel paradoxe que d’aboutir à pareil diagnostic, à l’ère des innombrables échanges par Internet, webcam, portables et autres S.M.S ! L’extraordinaire développement des technologies de la communication n’a pas renforcé notre aptitude à établir des relations. Certains pensent même que l’usage quasi compulsif de ces outils, loin de contribuer à la qualité du dialogue, sert d’échappatoire au réel  trop angoissant. Utiliser en permanence son portable peut être une manière de fuir l’endroit où l’on est et même les personnes que l’on fréquente à ce moment-là !

D’ailleurs, il nous faut questionner plus largement les applications dépersonnalisantes de certains progrès techniques. L’automatisation d’une série de services aux personnes les déshumanise de fait et isole un peu plus les gens. Songeons aux  nombreuses boîtes vocales qui nous « accueillent » dans les grandes administrations publiques, dans les banques et les assurances. Nous sommes financièrement pénalisés si nous nous rendons au guichet de notre agence pour y retirer de l’argent. Mieux vaut passer par le service automatique et anonyme.

Dans les supermarchés, nous sommes maintenant invités à enregistrer et à  payer nos achats, sans l’intervention d’une caissière.

Il en est de même dans la sphère politique : on ne s’est jamais autant soucié de l’état de l’opinion, notamment  par les sondages, et les citoyens n’ont jamais eu autant la sensation d’être si peu entendus et compris.

« L’enfer c’est d’être exclu par les autres » [4]

Nous sommes devenus des infirmes du lien social, alors que celui-ci est aussi vital  que la nourriture! Etres de relations de par notre naissance, nous grandissons et nous ne nous construisons qu’en interaction avec d’autres. C’est sous le regard d’autrui que je deviens quelqu’un.          

  « L’important, c’est d’appartenir à un tissu. Je ne crois pas au bonheur  individuel. Lutter contre soi-même avec l’aide des autres. J’oppose la compétition, l’idée de devoir passer devant l’autre, à l’émulation tout aussi efficace, qui  nous permet de nous comparer à l’autre en se disant : « puisqu’il est  meilleur que moi, cela prouve que je peux faire des progrès. »  J’imagine une école de l’émulation dans laquelle l’autre ne serait plus regardé comme un obstacle ou un ennemi, mais comme une aide. Regarder l’autre comme une source est un peu devenu le slogan de toutes mes conférences. »[5]

Notre monde souffre aussi d’absence de grands desseins collectifs, qui unifient les gens  autour d’un objectif commun et leur donnent force et courage pour affronter l’adversité. Ne soyons toutefois pas trop pessimistes. Nos mentalités hyper-individualistes n’ont pas étouffé le désir de participer et de réinvestir l’espace public. A l’exemple de la formidable mobilisation autour du tsunami de fin décembre 2004, les gens sont toujours prêts à se battre pour des causes collectives, pour autant que celles-ci soient crédibles et gérées dans la transparence.

Un des grands enjeux de notre temps est bien de réapprendre à vivre ensemble, dans  toutes les dimensions de notre existence : en couple, en famille, au sein de nos quartiers et de notre ville. Retisser des liens humanisants, partout et à tout moment, est exigeant. Mais c’est la grandeur de la personne humaine de refuser tout ce qui apparaît comme une fatalité inéluctable. 

Une nouvelle structure sociale

A nous de faire éclore une nouvelle culture, en conjuguant autonomie et interdépendance, liberté et contraintes, besoin d’identité et appartenances collectives.

«  Pour vivre aujourd’hui, l’être humain a d’abord besoin de biens matériels pour : manger, dormir, travailler. Ensuite vient l’exigence d’appartenance et de racines qui lui donneront une identité et une capacité de vie affective et de solidarité. Enfin, il a besoin de sens, d’un projet, voire d’une spiritualité. »[6]

Ce n’est pas par hasard si les professionnels du secteur psychosocial ont développé de multiples formes d’écoute, de médiation et d’accompagnement social autour des personnes en souffrance matérielle ou morale. En cheville avec ces réponses plus institutionnelles, les solidarités courtes et « chaudes » entre simples citoyens jouent un rôle considérable pour renouer des relations perdues et « refaire société ». Et en brisant l’isolement, ces solidarités réduisent dans la même foulée le sentiment d’insécurité.

A cet égard, notre pays a  deux atouts déterminants : l’énorme potentiel de sa vie associative, soit près de 115.000 associations (recensées au 31 décembre 2004), et le véritable capital social que représente son volontariat : 1.500.000 personnes offrent gracieusement une moyenne de 6 heures de travail par semaine ! 

D’ailleurs, quand notre pays est secoué par des évènements aussi dramatiques que l’affaire Dutroux, l’assassinat du jeune Joë Van Holsbeeck, ou encore les occupations d’églises par des sans papiers désespérés, la société civile témoigne de sa vitalité, de sa créativité et de sa grande maturité.

Cet immense « peuple de l’ombre » rétablit des liens de proximité, reconstruit des lieux d’appartenance, jette des ponts avec les solitaires, entre les générations et les diversités culturelles, tisse des réseaux de résistance et de protestation, suscite des actions d’entraide… bref rebâtit la cohésion sociale. De proche en proche, par contagion et la force de l’exemple, ces gestes quotidiens de convivialité active restituent le goût et l’aptitude à vivre ensemble. Ils paraissent certes dérisoires à l’échelle du défi à relever, mais ils ne sont pas insignifiants : toutes ces gouttes d’eau, chargées de solidarité, de saveur et de sens transforment le monde en profondeur. Ces pratiques de fraternité ne rejoignent-elles pas l’appel fondamental de l’Evangile : « aimez-vous les uns les autres… » ? 

Notes :

  • [1] Hugues de Jouvenel, directeur de la revue « Futuribles » (Le Soir, 19/11/2004).

    [2] Cité dans l’hebdo français « Marianne », mai 2006.

    [3] BAUDELOT, Christian, Suicide, l’envers de notre monde, Seuil, 2006.

    [4] Albert Jacquard, interview dans le « Macadam journal », 1997, n°1.

    [5] Ibidem.

    [6] Père Léon Van Hoorde, communauté de la Poudrière, à Bruxelles