En Question n°131 - décembre 2019

Redonner des cycles à notre temps

Rencontre avec Vincent Wattelet, écopsychologue

En Belgique francophone, c’est une espèce rare – il n’y en a qu’une dizaine. Et pourtant, quel bonheur d’échanger avec un écopsychologue ! Vincent Wattelet en est un. Une vocation née d’un double amour : la psyché humaine d’une part, la militance écologique de l’autre. Très tôt engagé dans le mouvement associatif environnemental, il est l’un des fondateurs du réseau Transition Wallonie-Bruxelles. Il s’y occupe de transition intérieure, d’intelligence collective, de gouvernance partagée. Se mettant au service de jeunes associations comme de vieux militants, il les aide à fonctionner harmonieusement, à reprendre souffle, à donner du sens. C’est ainsi aussi qu’il fait progressivement la synthèse de ses amours en découvrant l’écopsychologie. « Il ne s’agit pas d’une école mais d’un champ de recherche transdisciplinaire. C’est un lieu où l’on questionne en profondeur le lien entre la psychè humaine et la terre. Le but n’est ni de soulager la douleur des personnes en utilisant la nature comme clinique, ni de guérir la Terre. Le but est bien de travailler le lien entre les deux ».

Vincent Wattelet : « Sortir de l’agitation tout en restant dans l’agir » – crédit : Honet

Au quotidien, Vincent Wattelet anime des formations, donne des conférences, multiplie les rencontres. Il se met au service des hommes et à l’écoute de la terre. Au cœur de la vie, il est un observateur attentif de l’écologie profonde. Dans les silences comme à travers les mots, il sait percevoir les maux de notre époque. L’accélération est un phénomène qui lui parle ; il croit aussi que c’est en travaillant sur le temps que des guérisons pourront germer.

Quand je vous parle d’accélération, qu’est-ce que cela vous évoque ?

Ce qui me vient à l’esprit, c’est cette partie récente de notre histoire qui s’est traduite par une accélération assez générale. Accélération dans l’épuisement des ressources, dans la croissance exponentielle de la consommation et de la production… Mais je songe aussi à l’accélération des rythmes individuels et collectifs. Cela me fait penser à une expérience récente. L’an dernier, j’ai été en arrêt maladie après m’être fait renverser à vélo. J’en ai profité pour aller suivre une formation à Paris. Un jour, après avoir médité dans le train, je me suis retrouvé à la gare du Nord, avec mes béquilles. Ce fut un choc culturel ! Un choc d’états intérieurs. J’ai soudain eu la sensation de plonger dans un nuage quasi palpable de vitesse et de fébrilité. Cet engrenage un peu dingue de café, de vitesse et de nervosité. La grande question est évidemment de savoir où cette grande accélération va aboutir !

L’accélération pose donc la question de la finitude…

On assiste de nos jours à des flux toujours plus importants d’informations. On parle d’ailleurs parfois de gigantisme ou d’illimitisme. C’est l’idée d’une expansion sans fin. Or, les lois du vivant nous enseignent que l’expansion ne va pas sans rétraction. Mais notre société semble vouloir gommer cet espace de rétraction. Il y a un tabou de la fin, de la mort. Et cela pose plusieurs problèmes.

Lesquels ?

Nous peinons à reconnaitre les limites : celles de la planète, celles des technologies, mais aussi celles de nos organisations… Les structures ne sont pas nécessairement faites pour vivre indéfiniment. Nous tombons aussi dans un certain jeunisme, qui se traduit par le déni de la vieillesse, voire par une maltraitance envers les personnes âgées ou malades.

Il faudrait donc davantage valoriser la rétraction, la fin…

Dans nos sociétés, l’automne et l’hiver existent très peu d’un point de vue symbolique. Ces saisons ne sont pas actées. Il y a même de grandes absurdités. Je pense par exemple à la rentrée de septembre, qui coïncide avec un immense flux d’informations à traiter… alors qu’on est en train d’entrer dans l’automne ! Il y a là une asynchronie totale entre la culture et la nature. On cultive ainsi l’illusion d’une séparation entre l’humain et le reste du vivant, et cette illusion amène son lot de souffrances et de pathologies. Je pense au stress, aux troubles du sommeil, aux sentiments de déracinement… Il faudrait revaloriser les cycles : sommeil-veille, jour-nuit, vie-mort…

Il y a donc un sérieux travail à faire !

Un travail global. Comme d’autres mouvements, l’écopsychologie considère qu’une série des problèmes actuels sont liés à l’émergence du capitalisme et de la pensée positiviste, qui marquent aussi le retour d’un nouveau patriarcat. C’est l’image de l’homme cultivé, rationnel, coupé de la terre et de la femme. Je crois que c’est aussi cette pensée qui mène au transhumanisme, qui est la négation par excellence de la limite. C’est l’homo deus ! Personnellement, je n’ai absolument pas envie de vivre dans une société transhumaniste. Surtout, qu’on me laisse mourir !

Il faut donc s’attaquer au capitalisme ?

La grande réussite du capitalisme est l’atomisation des sociétés : on est passé de la communauté à la famille, et de la famille à l’individu. Ce mouvement a élargi le champ des possibles, mais il a aussi compliqué la recherche d’une identité et le besoin de se définir. Alors que nous vivons dans une société où les codes changent de plus en plus vite, cela génère une fatigue psychique extrêmement importante. On observe aussi des discours intérieurs très égocentrés. Chacun se demande quelle est sa place, comment il doit se raconter, ce qu’il va montrer de lui… Une réflexion rendue plus compliquée encore par l’avènement des réseaux sociaux. Qui contribuent à l’accélération : en permanence, il faut s’ajuster aux regards, s’adapter. Cette débauche d’énergie crée aussi un manque de disponibilité pour le reste. Les gens ont moins d’espace pour l’engagement politique, la contemplation, le temps long, le temps profond…

Qu’est-ce que le temps profond ?

Je propose régulièrement aux gens de resituer l’histoire de leur vie à partir du calendrier de l’univers. En fait, si l’histoire de l’univers était un livre de 1.000 pages, l’histoire de l’humanité ne prendrait que quelques lignes. J’invite aussi les gens à se replacer dans des cycles : cycle des générations, des années, des saisons, de la vie et de la mort… Voir le temps sous la forme de cycles permet d’assouplir la contrainte de la linéarité. Cela permet aussi de lutter contre la fameuse injonction selon laquelle « on n’a qu’une vie ».

Ce n’est pas vrai ?

C’est en tout cas une croyance ! En plus, ce discours s’accompagne d’un autre selon lequel « il faut profiter au maximum de l’instant présent, accumuler le plus d’expériences possible ». C’est le discours du capitalisme, axé sur le profit. Et à nouveau, c’est le déni des limites, de la frustration. Toutes ces injonctions empêchent le temps de la respiration. Quand on est dans un flux d’infos permanent, l’hiver n’est plus possible ! C’est aussi, selon moi, l’une des principales raisons de l’inertie actuelle face aux grands défis de l’heure.

Comment conjuguer linéarité et circularité ?  

Teilhard de Chardin disait : « puisqu’on évolue en spirale, on a toujours l’impression de tourner en rond ». La spirale est le mariage entre linéarité et circularité. Certes, il y a une linéarité dans nos vies, et en même temps, il y a des cycles de génération, de transmission, de saison… Si l’on se replace dans cette longue durée, on prend distance par rapport à soi-même. On peut aussi se « désidentifier » du résultat de sa propre vie. Quand on est focalisé sur ses propres résultats, toute notre démarche se mesure à l’aune de ceux-ci. On verse alors soit dans la toute-puissance, soit dans l’impuissance. Et souvent, on passe de l’une à l’autre. En cas de succès, tu as l’impression que le résultat obtenu ne l’a été que grâce à toi. Mais, en cas d’échec, tu te sens frustré. Je pense notamment à la frustration rencontrée par certains citoyens engagés dans la transition, et dont les actes ne sont que des gouttes d’eau.

Que faire alors ?  

Réfléchir autrement ! Ne pas se focaliser sur les résultats mais rechercher le chemin qui est le plus porteur de sens, le processus qui procure le plus de joie. Alors, toute expérience accumulée sur le chemin devient bonne à prendre. Et surtout, on ne se situe plus ni dans la toute-puissance, ni dans l’impuissance, mais dans la puissance.

C’est-à-dire ?

La puissance personnelle correspond à l’âge adulte. C’est ce moment où tu n’es ni impuissant ni tout-puissant : tu es puissant. Tu as une place dans la communauté, des droits, une liberté, une souveraineté.

Dans votre vision, quelle place occupe la spiritualité ?

Je crois que le rapport à la nature, notamment par la contemplation, peut suffire à redonner une dimension profonde et mystérieuse à la vie. En même temps, ce rapport peut aussi être une porte d’entrée vers la spiritualité. Ma spiritualité est une éco-spiritualité. Qui s’inscrit dans ma chair, dans l’immanence, dans le fait de sentir en moi le miracle d’être en vie. C’est aussi la conscience de cette trame mystérieuse, invisible, sous-jacente à la psychè et à la physique. Cette trame est-elle un dieu extérieur ? Ou un phénomène de vie qui se déploie ? Je n’en sais rien. Et quelque part, cela m’est égal…

Que conseiller aux gens quotidiennement confrontés à l’accélération ? À ceux qui se sentent dépassés, débordés ?

Une des clés consiste à prendre conscience de cette injonction du capitalisme qui consiste à faire peser l’entièreté de la responsabilité sur l’individu. Il faut éviter de dire que c’est chacun, individuellement, qui doit revoir son rapport au temps ! Personnellement, j’aime inviter les gens à regarder l’entièreté des injonctions auxquels ils sont confrontés. Je leur propose de rechercher des espaces de liberté. De même, on incite souvent les gens à trouver leur équilibre, comme si celui-ci était un point fixe. Je préfère parler de tensions créatrices. Pour cela, penser aux saisons peut aider. Après, il n’y a pas de voie unique. Certains privilégieront une voie individuelle. Ils vont prendre soin d’eux à travers la psychologie, le développement personnel, ils vont s’engager dans des démarches zéro déchet. D’autres choisiront une porte d’entrée plus collective, en prenant soin des autres ou en menant des combats politiques. À titre personnel, je trouve important que chacun puisse se laisser traverser par les différentes énergies. L’action collective est essentielle ; et en même temps, il est extrêmement important que ceux qui s’y engagent prennent soin d’eux. Les personnes qui tiennent le plus longtemps sont celles qui trouvent la sphère d’action dans laquelle elles ont quelque chose à apporter et dans laquelle elles peuvent se nourrir. De même, en ces temps d’accélération et d‘urgence, il faut avoir une vision d’ensemble mais s’inscrire dans un champ d’action limité. Il importe de prendre le temps de choisir, opter pour ce qui a du sens, privilégier la qualité de l’engagement…

Un autre conseil ?

Donner des cycles à nos actions ! Je trouve important de prendre le temps de s’arrêter, de se demander comment on va – individuellement et collectivement –, de célébrer les résultats, de réfléchir à l’alignement, de réorienter… Et d’oser poser la question de la fin.

Comment poser cette question sereinement ?

Il importe de se demander ce que l’on n’a pas envie de perdre. Est-ce le projet en tant que tel ? Ou plutôt les liens ? Il faut pouvoir distinguer œuvrer et travailler. La question est de savoir à quoi on souhaite œuvrer. Et naturellement, on se demandera alors aussi comment on souhaite le faire. La fin ne justifie pas les moyens. Il faut s’interroger sur la manière, les valeurs, l’éthique. On parle aujourd’hui beaucoup de culture régénérative. C’est l’idée de remettre une couche d’humus dans un sol érodé. S’inscrire dans cette logique permet de sortir de l’agitation tout en restant dans l’agir.