Reportage : Bruxelles comme elle se donne
Pour contredire l’impératif d’exotisme en matière de découverte culturelle, nous avons enfourché nos bicyclettes et sommes allés à la rencontre des beautés voisines. Au fil des lieux et des conversations, une question finit par s’imposer : existe-t-il une manière de faire du tourisme qui n’alimente pas la consommation de masse ? Réponse dans le concret, un appareil photo à la main.
Le touriste est une curieuse figure. Vu sous un certain angle, il est l’incarnation des contradictions insurmontables du capitalisme : il détruit ce qui le nourrit. Le touriste cherche à découvrir des espaces uniques, épatants et en rupture avec le quotidien. Sa présence massive dans les lieux les plus exceptionnels standardise pourtant ces derniers, et le voici désormais pris en charge par des avions, des voitures, des fast foods et des guichetiers partout issus de la même farine.
Néanmoins, dans cette furie destructrice, se révèle un autre aspect du personnage : le désir toujours vivace d’être surpris. Sa démarche voyageuse repose entièrement sur la possibilité d’être étourdi pas les innombrables beautés du globe, dont nulle ne rappelle la précédente. Intimement, le touriste souhaite qu’on ne s’occupe pas de lui, qu’on fasse comme s’il n’était pas là, afin qu’il puisse vivre une expérience radicalement différente de ce qu’il connaît. Il est celui aux yeux de qui la réalité doit apparaître inaltérée par sa présence.
Dans un monde où l’on survalorise la prééminence, nous avons tout à réapprendre pour renouer avec cette seconde modalité de notre esprit touristique. Il nous faut d’abord renoncer aux infrastructures massives qui dénaturent d’avance les endroits qui piquent notre curiosité. De même, ce qui nous attire d’emblée doit nous apparaître suspect : on n’élargit son domaine d’expérience qu’en s’éduquant à observer ce qui n’est ni prémâché, ni décalqué sur notre goût a priori. Ensuite, une fois atteint l’écrin insoupçonné ou la silhouette d’une statue cachée, on aura soin de ne pas s’en saisir comme d’un bien dédié à la prédation. Le touriste éclairé sait se réjouir d’un monde qui le précède et se passe bien de lui. « L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito », écrit élégamment Baudelaire à propos du flâneur.
Pralines insoupçonnées
Le premier séjour de cette nouvelle expérience touristique est proche du domicile. Pour le paroissien, c’est son église. Pour le Bruxellois, c’est Bruxelles. On s’y égare sans difficulté : Bruxelles est la ville des choses inconnues. L’ennui vient vite s’il s’agit de manger une mauvaise gaufre sur la Grand-Place ou de regarder Manneken pisser. Le talent de notre capitale réside ailleurs : dans l’à-côté. Pour en éprouver l’inédit, seul convient l’outil convivial par excellence, dont Ivan Illich fit tant d’éloges. « La bicyclette permet de se déplacer plus vite, sans pour autant consommer des quantités élevées d’un espace, d’un temps ou d’une énergie devenus également rares. […] Un cycliste est maître de sa propre mobilité sans empiéter sur celle des autres », écrivait le prêtre anarchiste. Nous voici donc à vélo. Exposés, certes, mais conséquents.
Nos premiers coups de pédale depuis le Cinquantenaire nous font passer devant la maison Cauchie. Archétype de la perle méconnue, la maison servit d’enseigne publicitaire à son architecte et décorateur : Paul Cauchie. Flamboyante représentante de l’art nouveau dit « géométrique », sa façade recouverte de gravures sur enduit, appelées « sgraffites », faisait à chaque instant l’éloge de son concepteur afin que, subjugué, le passant devienne client. De Cauchie, l’architecte Franco Borsi disait : « à ‘l’intimité’ traditionnelle de la maison, il oppose son extraversion qui lui permet immédiatement d’attirer l’attention et, dès lors, de diffuser et de vendre son œuvre »[1].
Notre modernité tardive force le cycliste à zigzaguer entre les pots d’échappement. C’est donc avec soulagement que nous atteignons notre second point de passage : La Fleur en Papier Doré. Situé non loin du centre historique, le long d’une rue sans prétention, ce café se distingue par ses murs recouverts d’affiches, de tracts et mêmes de vers. « Hommage au Sentiment de l’inconstance originelle. Sais-tu, Lorenzo, ce que vaut un soupir, as-tu jamais étudié la philosophie des larmes ? », lit-on dans la discrétion des abat-jours. Si cet imaginaire nous est familier, à nous petits Belges, c’est que les surréalistes du plat pays firent de ce lieu leur signature, et on ne peut y passer sans prononcer des noms qui sentent bon l’autrefois : René Magritte, Louis Scutenaire, Marcel Mariën, Christian Dotremont… L’aura artistique ne s’est pas dissipée : « On fait des permanences d’exposition de deux semaines, à chaque fois très différentes : photographie, sérigraphie, peinture, etc. On propose également des concerts, des jam sessions, des conférences et nous travaillons avec trois associations qui font vivre culturellement le lieu », nous explique la gérante de cet établissement miraculé, ré-ouvert il y a quelques mois à peine.
À en croire les poètes qui fréquentèrent l’estaminet, la bourgeoisie est la classe la plus ennuyeuse et risible qui soit. Peut-être l’héritage Art Nouveau de notre capitale leur donnera-t-il tort. Les abords du parc de Forest regorgent de spécimens de cette esthétique sauvage. La maison De Rooster est emblématique de l’esprit : pierres claires, châssis en bois aux formes aristocratiques, fers forgés tortueux et sgraffites – encore eux ! – lumineux. Certes, l’Art Nouveau, c’est la retraite des nantis qui s’aménagèrent un petit coin d’Eden loin des colères prolétaires. C’est aussi la sensualité impertinente et l’infinie délicatesse face à la grisaille industrielle.
La pluie est la matière du cycliste. C’est son horizon, sa question, son souci. L’imperméabilité d’un matériel dit « performant » est, sous son regard lucide, une chimère bonne pour faire rêver les naïfs. Seuls fidèles protecteurs sont les arbres feuillus. Le bois de la Cambre et sa forêt voisine sont sur le chemin : nous y entrons par accident. Il faut passer devant les étangs des Enfants Noyés – ce nom tout de même ! – pour rejoindre le parc Tournay-Solvay, son potager, son jardin à l’anglaise et ses petites bâtisses rigolotes, puis filer vers le Coin du Balai, une ASBL à ciel ouvert où l’on sauve le monde en organisant des fêtes de quartier[2]. Dissimulée sous la végétation, une église moderniste des années 50 rompt avec la cohérence villageoise[3]. Et pour cause : elle est préfabriquée, relique insoupçonnée, dans le paysage campagnard de Boitsfort, d’une époque où tout, même le sacré, était reproductible.
L’habitat est politique
La voie verte nous mène généreusement vers le terminus de notre odyssée : la Cité de l’Amitié. La commune de Woluwe-Saint-Pierre a la réputation d’être la zone cossue de Bruxelles. On imagine donc mal des logements sociaux y tenir une place d’honneur. Expérience urbaine mise sur pied dans la foulée de Mai 68 par le groupe AUSIA (Architectes, Urbanistes, Sociologues et Ingénieurs Associés), la Cité recèle 15% de logements destinés à des personnes atteintes d’un handicap moteur. La population est hétérogène : artistes, intellectuels, familles… À l’inverse des ensembles constitués de grands blocs isolés, la Cité révèle un enchevêtrement de rues, de terrasses, d’escaliers et de coursives, structuré autour de huit immeubles mitoyens de hauteur réduite[4]. « C’est une solution de logement social extrêmement intéressante », nous dit Cristián Valenzuela, gestionnaire de la salle ARA (Accueil Rencontre Amitié), l’un des cinq centres de quartier de la commune. « La Cité s’intègre parfaitement à l’environnement, les tours sont à taille humaine, l’espace extérieur est vert et ouvert aux promeneurs, ce qui en fait un lieu à la fois calme et accueillant ».
Le tourisme éclairé
Voyager près de chez soi ne signifie pas uniquement visiter le visitable, soit ce qui commence par une billetterie et finit par une cafeteria. C’est appréhender soudain l’espace environnant comme quelque chose d’idéologiquement chargé, c’est-à-dire de pensé et, par conséquent, d’historiquement significatif. La culture ne peut pas se concevoir comme un monde à part dans lequel on ferait des incursions ponctuelles : elle est l’immanence que nous parcourons chaque jour, elle est le médium de nos réalisations, elle est l’attitude réflexive d’une subjectivité consciente d’elle-même. La Cité de l’Amitié, pour ne citer qu’elle, n’a pas la splendeur des grands halls Renaissance, mais elle est une proposition d’être ensemble bien plus réelle que ces derniers et, ce faisant, elle est tout entière, parmi nous, à chérir et à préserver. Car elle est un espace commun où l’on vit concrètement, où l’on éprouve le social, où l’on entrevoit l’utopie.
On aurait tort de croire que le tourisme éclairé résulte d’un simple calcul écologique, bien que ce seul argument suffise à le justifier. En réalité, il est l’unique échappatoire pour quitter l’engrenage du mépris collectif dans lequel le loisir industriel nous a embarqués. Car on méprise profondément le touriste. On lui inflige files, mauvaise nourriture, inhospitalité et prix exorbitants. Lui-même se berce de l’illusion satisfaisante d’avoir à sa disposition un système bien huilé, et peut jouir du plaisir sadique d’être exceptionnellement obéi là où il doit d’habitude obéir : des travailleuses en acte servent des travailleuses en sursis. Contre cette vaste entreprise d’humiliation, réjouissons-nous des escapades sans pétrole : elles seules épargnent aux autres nos appétits voraces, et provoquent au hasard le sentiment de la découverte.
Notes :
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[1] Maurice Culot, Françoise Aubry et al., La Maison Cauchie. Entre rêve et réalité, Édition Maison Cauchie, 2005.
[2] Au sujet du Coin du Balai, voir le reportage « À la recherche du (bien) commun », dans En Question, n° 143, hiver 2022.
[3] Laurence Bragard, Régis Duqué et al., Bruxelles insolite, Les Beaux Jours, 2013.
[4] https://monument.heritage.brussels/fr/buildings/17608