Le 01 novembre 2011

Savoir(s) et responsabilité

Pour une nouvelle prise en charge du Bien commun

Le point de départ de cette réflexion est la lecture de deux ouvrages récents qui, chacun à sa manière, dans leur analyse rigoureuse de la crise de civilisation que nous vivons aujourd’hui, en viennent à s’interroger sur le rôle et le statut du savoir. Pour Ulrich Beck (La société du risque), la science est aujourd’hui plus que jamais nécessaire mais de moins en moins suffisante. Pour Michel Serres (Temps des crises), la prétention du savoir (et du savoir faire) humains est désormais confrontée à un autre savoir, un autre corpus d’informations, celui qu’oppose à cette prétention humaine le monde lui-même (qu’il appelle aussi la « biogée »). Mais comment ces limites s’expriment-elles, qui peut être porteur légitimement et efficacement de cet autre savoir ? On est renvoyé de la science à la conscience, des experts à l’échange et à la délibération démocratique, et en fin de compte, à la responsabilité de chacun. 

Le savoir et son objet dans « l’ancienne modernité »
 

Nous parlons d’« ancienne modernité » par allusion au sous-titre de l’ouvrage d’Ulrich Beck « Sur la voie d’une nouvelle modernité ». On a commencé depuis quelques années déjà à parler de post-modernité. La modernité que nous qualifions d’« ancienne » est la conception du monde et l’organisation de la société, telles qu’elles se sont développées depuis le XVIe siècle, ont régné sans conteste mais sont aujourd’hui mises en question. Elle est caractérisée par une foi inconditionnelle dans le savoir et le savoir-faire humain, censés engendrer le progrès. Dans cette vision des choses, l’homme – la société humaine – et la nature sont deux réalités foncièrement différentes, en face à face. La nature est un donné, objet de connaissance et de manipulation. Dans cette perspective, souligne Beck, alors que le doute comme méthode est généralisé à l’intérieur des sciences, les résultats scientifiques sont utilisés de façon « autoritaire » dans les rapports des sciences avec l’extérieur. C’est ce qu’il appelle la « scientificisation simple ». « Cette figure d’une foi inébranlée dans la science et le progrès est typique de la modernisation de la société industrielle jusque dans la première moitié du XXe siècle… Dans cette phase, la science est confrontée à une pratique et une opinion publique dont elle peut vaincre les résistances, forte de l’évidence de ses succès, en promettant que l’homme se libérera de contraintes dont le sens lui échappe » (p. 342).

Serres, pour sa part, caractérise « l’âge moderne » par un mot de Descartes : « Devenons comme maîtres et possesseurs de la nature ». « Ce programme, continue-t-il, trace la voie de ce que trois siècles appelèrent avec raison le progrès. Résultat des recherches et des travaux que ce projet initial suscita : de plus en plus de choses dépendirent de nous »  (p.36).

De nouveau, la nature est pur objet de connaissance et de manipulation. La conviction implicite est que ses ressources sont inépuisables et surtout que l’esprit humain est apte et autorisé à en faire le meilleur usage. Conviction implicite aussi que les dommages éventuels, soit sont négligeables au regard des profits espérés, soit pourront être facilement réparés ou compensés par le génie humain. Dans l’enthousiasme du progrès, il n’y a pas vraiment de critique du mode de production de la richesse ; l’industrie soviétique était aussi peu, sinon encore moins soucieuse des effets secondaires que l’industrie capitaliste. Les régimes diffèrent et s’opposent lorsqu’il s’agit de partager la richesse produite. Comme le dit Serres, « nous ne jouons, depuis des temps immémoriaux que des jeux à deux : nous ne tenons compte que des hommes… main à main, humain contre humain » (p.39).  Et pour exprimer le changement fondamental que nous sommes en train de vivre et son caractère tragique, il évoque un tableau de Goya qui représente « deux adversaires, torse nu, en train de se battre … dans des sables mouvants ». « Ainsi, conclut-il, le jeu à deux qui passionne les foules et qui n’oppose que des humains, le Maître contre l’Esclave, la gauche contre la droite, les républicains contre les démocrates, telle idéologie contre une autre, les verts contre les bleus… disparaît en partie dès lors que ce tiers intervient. Et quel tiers ! Le Monde soi-même. » (pp.38-39).

Le monde comme sujet
 

Le livre pionnier d’Ulrich Beck est paru dans son édition originale en 1986, peu de temps après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl. Cette circonstance donnait à sa pensée une actualité tragique mais celle-ci ne doit pas occulter l’ampleur de sa réflexion. Ce que la prise de conscience des « risques liés à la modernisation » révèle, c’est la fin d’une opposition commode entre nature et société humaine qui permettait à celle-ci d’exploiter celle-là sans vergogne. L’industrialisation a pénétré la nature, l’a transformée profondément et en a fait une réalité sociale et humaine. « Les problèmes d’environnement ne sont pas des problèmes qui se jouent « dans les environs », ce sont incontestablement – dans leur genèse comme dans leur forme – des problèmes sociaux, des problèmes de l’homme, qui touchent à son histoire, à ses conditions de vie, à son rapport au monde et à la réalité, à son organisation économique, culturelle et politique » (p. 148). Leur surgissement fait vaciller la foi dans le progrès indéfini et met à mal l’autorité du scientifique. « La science devient de plus en plus nécessaire mais de moins en moins suffisante à l’élaboration d’une définition socialement établie de la vérité » (p.343-344). De plus en plus nécessaire, étant donné que seule la recherche scientifique avancée est en mesure de faire apparaître des risques et des dommages qui ne tombent pas sous l’expérience commune; de moins en moins suffisante dans la mesure où les avis des savants, fondés sur une recherche de plus en plus spécialisée et fragmentée, se contredisent et se mettent en question les uns les autres. Beck parle de « faillibilisme triomphant, produit de la méticulosité scientifique » ou encore de « l’hypercomplexité du savoir hypothétique ». Nous serions entrés dans une spirale du doute et de l’insécurité que la science, loin d’y remédier, entretient et même crée.

Serres a une vision, pourrait-on dire, plus poétique, des choses. Il voit le monde comme un nouvel acteur qui s’impose désormais à l’homme. L’homme de la modernité se percevait comme le conquérant, (« maître et possesseur », selon les mots cités plus haut de Descartes) d’une nature infinie, aux ressources inépuisables. Il se heurte aujourd’hui à la finitude de ce monde, une finitude que sa propre exploitation a en quelque sorte hâtée et rendue inéluctable. « Tout allait vers lui (le monde), vers ce que l’on croyait son infinité mais viendra désormais de lui, barrière finie » (p. 33). L’originalité (véritablement poétique) de Serres, c’est qu’il voit le monde comme un véritable acteur, un sujet. Il l’appelle la Biogée (de bios : vie et gê, terre), il rêve d’une « institution à la lettre mondiale, où la Biogée, enfin représentée, aurait enfin la parole » (et que, dans un autre livre, il a appelé WAFEL, « avec les initiales anglaises des quatre éléments et des vifs » (p.40). Le sens profond et irréfutable de cette intuition, c’est que la réalité du monde, son objectivité finie s’impose avec une consistance qui appelle une perception globale, au-delà des saisies compartimentées des différentes disciplines. Le monde est un sujet consistant dont il faut désormais tenir compte et avec lequel un dialogue inédit doit s’instaurer.

Un savoir partagé…
 

Dans un élan quelque peu lyrique, Serres convoque donc pour un parlement mondial d’un nouveau genre, « non point les députés des nations comme toujours, mais les représentants directs de l’eau, de l’air, du feu, de la terre et des vivants, bref de cette Biogée, ainsi nommée pour dire la Vie et la Terre » (p.40). Et Beck de son côté a cette boutade : « Peut-être que les hommes ne reviendront à la raison que lorsqu’on aura accordé un droit de vote actif et passif à l’herbe et aux vers de terre » (p. 55). Il faut entendre la voix du monde, certes, mais qui, dans le concert des humains et en langage intelligible à ceux-ci, s’en fera l’interprète ? Qui surtout pourra prétendre en être le représentant légitime et fidèle ?

Serres rappelle à juste titre qu’il y a des lois de la nature que la science, à travers les temps, a perçues et définies et qu’il convient de les faire connaître et respecter. Il convie à cette tâche le concert des savants. Il en appelle à leur conscience, proposant un nouveau « serment d’Hippocrate » qui mérite d’être cité : « Pour ce qui dépend de moi, je jure : de ne point faire servir mes connaissances, mes inventions et les applications que je pourrais tirer de celles-ci à la violence, à la destruction ou à la mort, à la croissance de la misère ou de l’ignorance, à l’asservissement ou à l’inégalité, mais à les dévouer, au contraire, à l’égalité entre les hommes, à leur survie, à leur élévation et à leur liberté » (p.71). Texte magnifique mais qui déborde largement l’autorité du savoir en lui-même, le subordonnant à la conscience. Les sciences de la nature sont indispensables pour faire entendre la voix du monde mais, encore une fois, quel peut être le critère de leur fidélité ?

Car, indépendamment même des facteurs extérieurs – économiques, politiques, culturels – qui pourraient biaiser leur diagnostic et à supposer donc que tous les savants soient scrupuleusement fidèles au nouveau serment d’Hippocrate, c’est la science elle-même qui est devenue problématique. Beck met cette réalité fortement en relief ; il l’appelle la « scientificisation réflexive ». Le « faillibilisme » dont nous avons parlé plus haut est la  conséquence du succès même de la recherche et devant lui « la prétention à la connaissance et à l’établissement de la vérité dans la logique des Lumières recule systématiquement » (p.344). Et encore : « La différenciation de la science entraîne une augmentation du flot désormais insaisissable des résultats de détail soumis à caution, incertains d’eux-mêmes, déconnectés de leur contexte » (ib.) Les règles de la vérification méthodique ne viennent plus à bout de cette complexité. Vulgairement parlant, en ce qui concerne la gestion de la planète, on entend dire aujourd’hui tout et son contraire. Comment sortir de cette incertitude ?

Beck en appelle à un nouveau type de science « susceptible d’intégrer d’emblée à sa démarche les éventuels effets induits prétendument imprévisibles ». « La science, interroge-t-il, restera-t-elle engoncée dans l’hyperspécialisation… ou saura-t-elle trouver et développer une capacité nouvelle à la spécialisation sur le lien ? » (p.346)

La responsabilité de tous
 

Ce défi est lancé à la science mais celle-ci est-elle encore capable de le relever ? Avec la fin de la foi dans le progrès indéfini, la science qui en était l’instrument a perdu son aura d’infaillibilité, elle est en quelque sorte entrée dans le domaine public. L’ancienne distinction, voire séparation, entre le domaine de la science et de sa mise en œuvre technologique et économique d’une part et le champ de la politique d’autre part, est en train de disparaître. Non point au profit du politique institutionnel, souvent largué et impuissant, mais par la création d’un nouveau champ que Beck appelle la sub-politique. De plus en plus de citoyens, mis au courant des interrogations de la science et de ses points de vue contradictoires, conscientisés aux risques de la société, s’engagent activement. Ils « ont mis en place une diversité de formes d’action échappant à tous les schémas politiques antérieurs – des groupes d’initiative aux ‘nouveaux mouvements sociaux’ en passant par des formes de pratique professionnelle alternative et critique (chez les médecins, les chimistes, les physiciens du nucléaire, etc.)… ils ont également accès aux autres forums centraux de la sub-politique : le judiciaire et les médias » (p.420). On assiste ainsi à une ample démocratisation de l’information qui fonde et alimente une démocratisation de la prise en charge responsable. Ni le savoir ni la décision ne sont plus réservés à un groupe particulier – qu’il s’agisse du monde des scientifiques, des décideurs économiques ou des responsables politiques ; ils sont désormais accessibles à qui s’y intéresse et s’y implique ; et c’est, ce sera sans doute le cas de plus en plus de personnes et de collectivités. Beck n’emploie jamais le terme de « société civile » mais il nous semble que c’est bien de cela qu’il s’agit.

Et l’on retrouve en ce point la vision de Michel Serres, à la fin de son petit livre. Après avoir évoqué le devoir des savants de parler au nom de la Biogée, il s’interroge : « Mais comment éviter qu’ils deviennent à leur tour, une aristocratie analogue à celles qui, sous des masques divers et souvent mensongers, gouvernèrent les peuples de tout temps, clergé, noblesse, possédants d’argent ou d’expertise ? » Et il répond par l’universalité de l’accès de tous à toute information que les moyens de communication actuels assurent. « Cet accès universel change la nature même du pouvoir » (p.74). Il continue : « Non seulement l’accès, possible, mais l’intervention, active… Voici que vient un vote en temps réel et généralisé, qui permet de rêver à une authentique démocratie de participation, puisque l’égalité règne, ici, aussi bien pour l’intervention, libre que par l’accès, facile » (p.75).

La convergence des trajectoires est impressionnante. Par des voies et dans des tonalités fort différentes, ces deux auteurs en arrivent en fin de compte à confier l’avenir du monde à la conscience de tous ses habitants. Cela peut paraître une affirmation creuse, une sorte de slogan désespéré pour masquer un désarroi total. Mais si l’on y réfléchit calmement, c’est la seule voie raisonnable pour dépasser ce désarroi. La généralisation de l’information et sa complexification se conjuguent pour débusquer les magistères et bousculer les secrets. Évolution pleine de dangers sans doute, incertitude qui peut toujours être exploitée ou confisquée par des intérêts particuliers et des pouvoirs de toutes natures, voire déboucher sur le chaos. Mais situation de fait dont, à moins de désespérer, on ne pourra sortir que « par le haut », par une prise en charge responsable. Nous assistons ici en fait à un élargissement de la démocratie à la dimension de ce « patriotisme terrestre » dont Edgard Morin a si bien parlé. La réflexion que nous avons ici menée, à partir de deux auteurs majeurs de notre époque et selon le fil conducteur de la transformation du savoir, confirme singulièrement nos analyses précédentes, que ce soit sur la justice environnementale ou sur les alternatives à générer. En terminant – et sur le mode de la boutade – nous serions tenté de reprendre à notre compte le célèbre slogan de Madame Thatcher : TINA (there is no alternative), l’appliquant, non plus à l’économie libérale mais à la responsabilité de tous les citoyens de notre planète. Boutade peut-être mais vérité incontournable qui laisse ouvert un champ immense pour la réflexion – notamment sur l’articulation entre la société civile et le pouvoir politique – et pour l’action, à tous les niveaux, du plus local au plus universel. Mais qui éclaire ce champ d’une ferme espérance.