Sortir de l’obsolescence programmée
Entre défis et opportunités
Afin de booster la consommation, de nombreux produits sont programmés pour devenir obsolètes après seulement quelques années d’utilisation. Cela entraine une surconsommation qui a des effets néfastes sur l’environnement et les travailleurs, en particulier dans les pays du Sud. L’analyse revient sur l’histoire de l’obsolescence programmée, ses effets et les possibilités pour lutter contre ce procédé qui est le signe d’une logique économique guidée par le profit.
L’obsolescence planifiée ou perçue est l’un des pires ravages de la société de gaspillage et mine à la fois les droits et les intérêts légitimes des personnes en tant que consommateurs et citoyens. (Tim Jackson)[1]
Paradoxe : Un mode de vie de plus en plus cher et difficile à supporter et un développement croissant des technologies
Depuis de nombreuses années, les produits liés aux technologies et à la communication ne cessent de se développer. Les industriels en créent continuellement des nouveaux qui arrivent de plus en plus vite sur le marché. Malgré des prix restant parfois relativement élevés, une certaine démocratisation permet à tout un chacun de s’en procurer. Mais, si cette accessibilité est rendue possible, c’est notamment en raison d’un processus de production et de méthodes de marketing savamment pensés par les concepteurs.
Recherches d’un profit maximum
« Dans la plupart des cas, les fabricants de biens de consommation ont un but : réaliser les bénéfices les plus élevés possible en vendant leurs produits. Pour y parvenir, deux possibilités s’offrent à eux. La première consiste à limiter les multiples coûts de production. Ainsi, le chef d’entreprise cherche à réduire le coût matériel du produit en utilisant des matières premières et des composants divers les moins onéreux possible – mais aussi, il faut l’avouer, pas toujours des plus durables.
Les économies dans le processus de production passent aussi par la recherche d’une baisse des salaires du personnel travaillant pour l’entreprise. Ceci mène à la délocalisation de nombreuses entreprises vers les pays d’Europe de l’Est et, surtout, vers les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est, dans des régions où le prix de la main d’œuvre est peu élevé mais où, aussi, les employeurs sont beaucoup moins soumis à des règles liées aux droits du travail. Par ailleurs, travaillant à la chaîne dans un système très hiérarchisé, les ouvriers peinent à saisir le sens de ce qu’ils font et à s’y sentir impliqués, ce qui n’aide pas la réalisation optimale des tâches.
La seconde possibilité s’offrant au producteur consiste à résoudre un problème lié au comportement du consommateur[2] en agissant sur la demande. En effet, une fois que celui-ci s’est procuré un produit déterminé, il ne devra plus en acheter. L’entreprise ne pourra plus vendre ce bien à ce consommateur et ne fera donc plus de bénéfice avec lui. Une solution s’offre dès lors à elle : accroître la demande en limitant volontairement la durée de vie du produit afin de contraindre le consommateur à s’en acheter un nouveau dans un laps de temps assez court. C’est ce qu’on a coutume d’appeler l’obsolescence programmée. Elle se traduit par une impossibilité de démonter l’objet et/ou par une pérennité amoindrie des pièces. La qualité du produit en sera d’autant plus affectée que le fabricant utilise des composants trop bon marché et impose des conditions de travail qui ne peuvent garantir au final que le produit manufacturé soit sans le moindre défaut. Ainsi sont mis en vente des produits à prix réduit et dont la durée de vie est limitée de manière à la fois directe et indirecte. Si le phénomène concerne essentiellement les appareils électriques et électroniques, d’autres objets, tels que les vêtements ou les meubles sont également concernés[3]. Et lorsque le consommateur tentera de faire réparer un objet défectueux, il se rendra rapidement à l’évidence qu’il aura plus à perdre en agissant de la sorte qu’à le remplacer, du fait des délais d’attente (afin de se procurer les pièces nécessaires), du prix de la main d’œuvre (la réparation se faisant selon les barèmes de prix en vigueur en Europe), pour en fin de compte garder un modèle vieillissant. La réparation se révèle d’autant plus difficile que l’innovation croissante fait que les pièces ne peuvent être remplacées car conçues différemment dans les nouvelles productions.
Ainsi, si le consommateur a le choix entre une réparation pour un téléphone portable coûtant une septantaine d’euros et l’achat d’un nouveau GSM à un montant de quelques euros de plus pour un modèle semblable neuf, il optera assurément pour la seconde possibilité.
Une autre forme d’obsolescence, moins évidente mais peut-être davantage présente, est d’ordre psychologique. Nombre d’appareils sont conçus afin de suivre une mode, que ce soit sur le plan usuel (par exemple, utilisation de certaines applications sur des supports de téléphonie mobile) ou purement esthétique. Ainsi, alors que l’objet sera encore bien utilisable, le consommateur voudra rapidement s’en débarrasser, parce qu’il n’en a plus besoin ou désire en posséder un autre plus « branché », ayant davantage de fonctions ou différents avantages proposés à la clientèle (les points de fidélité ou un GSM à moitié prix, par exemple). Ceci fait qu’un Français change de téléphone portable en moyenne tous les vingt mois alors qu’il pourrait l’utiliser durant quatre ans[4].
Une pratique récente ?
Si, comme révélé plus haut, l’obsolescence programmée concerne aujourd’hui essentiellement les technologies liées à la télécommunication et utilisant une source d’énergie, elle ne constitue pas une spécificité du XXIe siècle. En effet, la pratique remonte à 1924, lorsque des fabricants d’ampoules se sont organisés pour parvenir en trois ans à faire diminuer de plus de moitié la durée de vie de leurs produits[5]. Avec la période de dépression économique ayant suivi le Krach boursier de 1929, le procédé permit aux industriels d’écouler de manière illimitée la production[6]. Le procédé s’est ensuite généralisé en Europe après la seconde guerre mondiale.
Durant les premières décennies de guerre froide, les Etats-Unis cherchaient à diffuser leur modèle de vie dans le monde en général et en Europe en particulier. Cela passait par l’offre de nombreux biens de consommation liés à la vie quotidienne, tels que la télévision, les outils ménagers, la voiture ou encore la cuisine équipée, conçue comme une véritable usine où s’applique un travail à la chaîne. Après avoir proposé ce « rêve américain » – avec un succès permis par la publicité, qui amène une confusion entre désirs et besoins[7] –, le marché vint rapidement à saturation, tous les ménages s’étant équipés en biens de consommation de masse. Il a donc fallu développer de nouvelles méthodes de marketing afin de continuer à vendre des produits, d’entretenir une demande. C’est ainsi que les concepteurs ont développé l’idée de limiter volontairement la durée de vie des produits qu’ils fabriquaient. Puisque le consommateur ne doit pas disposer du même objet en plusieurs exemplaires, il faudrait faire en sorte qu’il ne puisse plus utiliser le modèle dont il dispose après un certain laps de temps afin de le contraindre à devoir en acheter un autre.
La période dite des « Trente Glorieuses » fit entrer pleinement la société belge dans la consommation de masse. L’exemple du nombre de voitures en circulation illustre très bien cet engouement. Durant les années 1960, le parc automobile belge a été multiplié par 2,7, avant que cette croissance ne descende à 1,5 entre 1970 et 1980, principalement en raison de la saturation du marché[8]. Avec, pour effet, un très fort développement des systèmes de crédit. Ainsi, entre 1972 et 1986, le nombre de cartes de crédit quadrupla et la valeur des crédits ouverts par ces cartes fit plus que décupler[9]. C’est durant cette période que la société belge est pleinement entrée dans la consommation de masse, dont l’obsolescence programmée s’avère être un prolongement.
Des ouvriers exploités
Le recours à l’obsolescence programmée n’est pas sans poser problème à plusieurs points de vue. Tout d’abord sur le plan socioéconomique, tant en amont qu’en aval. En effet, les produits sur lesquels l’obsolescence programmée est appliquée sont généralement fabriqués, comme nous l’avons vu, dans des pays où la main d’œuvre est (sur)exploitée. Les ouvriers doivent travailler à la chaîne plus de dix heures par jour sans discontinuer. Ils n’ont aucun jour de congé. Ils ne bénéficient pas d’un droit du travail les protégeant contre les licenciements. Au moindre soupçon de faute, aussi minime soit-elle, l’employeur peut mettre à la porte un ouvrier, sans justification. Celui qui oserait montrer un quelconque désaccord envers son patron sera immédiatement licencié. Grève, syndicat, censés protéger les travailleurs, sont inconnus pour eux.
Le travail se réalise dans des conditions de sécurité et d’hygiène extrêmement mauvaises. Les ouvriers sont exposés, au mieux avec une très faible protection, à des produits toxiques. Les infrastructures (bâtiments, machines) présentent pour eux de nombreux risques, comme l’a prouvé l’effondrement de l’immeuble d’une fabrique de textile au Bangladesh en avril 2013 ayant causé plus d’un millier de morts.
Malgré ces conditions de travail, les salaires sont extrêmement bas et permettent à peine de vivre une vie qui ne leur donne pas le temps d’avoir des loisirs.
Le travail des enfants est monnaie courante dans les pays asiatiques. En plus des problèmes qui viennent d’être évoqués se pose aussi pour eux la question de l’enseignement. Au lieu de se rendre à l’école, ils partent travailler à l’usine. Ils ne peuvent se construire pleinement en tant qu’êtres humains. Etant donné qu’ils n’ont pas accès à l’éducation, ils n’ont pratiquement aucun espoir de pouvoir faire autre chose de leur vie et de sortir un jour de l’usine.
Des consommateurs lésés
L’obsolescence programmée touche également les consommateurs. S’ils achètent des produits à bas prix, c’est pour une durée fortement réduite. En devant se procurer un nouveau produit dans un temps relativement court, ils devront donc débourser au final une somme plus importante que ce qu’ils auraient payé pour un seul exemplaire plus durable et plus cher.
Aussi, ce sont principalement les moins aisés sur l’échelle sociale qui sont parmi les premières victimes. C’est-à-dire ceux qui ne sont pas en mesure de débourser une somme suffisamment importante pour se procurer des produits de bonne qualité et durables. Ils sont donc contraints de se rabattre sur des produits se révélant – du moins sur le court terme – relativement bon marché mais aussi d’entrée de gamme[10]. Ils subissent le désagrément de voir leurs biens se détériorer rapidement et de devoir s’en passer, le temps de remplacer l’objet défectueux.
Les citoyens aux ressources économiques limitées vivent déjà plus difficilement. Mais l’obsolescence programmée les oblige à dépenser davantage pour un confort finalement moindre.
Par l’augmentation du nombre d’achats de nouveaux produits qu’ils doivent faire, ce sont également eux les premiers touchés par les écotaxes. Par la gêne occasionnée, par la dépense effectuée pour le renouvellement et par les taxes écologiques auxquelles sont soumis certains produits, ils sont donc triplement victimes de l’obsolescence programmée.
Atteintes environnementales
Le problème se pose aussi sur le plan écologique puisque la pratique implique de devoir jeter à la poubelle un grand nombre de pièces ainsi gaspillées. Le recyclage existe, parfois, mais il n’est pas sans frais et des pertes demeurent. Les incinérateurs continuent à rejeter une quantité de gaz polluants trop importante. De nombreux déchets informatiques sont envoyés – illégalement – dans des pays généralement de l’hémisphère sud pour y être déchargés, sans la moindre précaution envers les populations locales et l’environnement[11].
Pour compenser la pollution qui en résulte, des taxes sont émises sur ces produits. Mais, une nouvelle fois, ce sont au final les consommateurs qui sont désavantagés par de telles mesures.
Outre ce gaspillage, la surconsommation des produits mène également à accroître le recours aux ressources naturelles, déjà fortement menacées par notre mode de vie. Mais ces considérations n’étaient nullement prises en compte à l’époque où l’obsolescence programmée s’est développée[12]. A titre d’exemple, la fabrication d’un téléphone portable nécessite l’utilisation d’une dizaine de métaux différents. Or, avec la consommation d’un tel objet, les réserves de plomb, de nickel, d’argent et de zinc seront épuisées dans une vingtaine d’années ; l’aluminium et le fer viendront à manquer dans une soixantaine d’années[13]. Qui plus est, leur extraction engendre « un défrichage des sols, l’élimination de la végétation et la destruction des terres fertiles[14] », au grand détriment des cultivateurs locaux.
Les industriels avanceront que l’obsolescence programmée permet d’une certaine manière le développement de l’économie puisque, en créant une demande, elle pousse à la consommation et permet ainsi d’éviter que les consommateurs ne thésaurisent leur capital. Mais cela se fait sans nul doute au détriment des plus défavorisés, tant au sein des sociétés de pays émergents, producteurs de ces biens, que parmi les pays développés, du côté des consommateurs. Les bénéfices semblent dès lors réservés uniquement à une catégorie de quelques privilégiés, aux industriels. C’est pourquoi il conviendrait de chercher à modifier les comportements des consommateurs et des entreprises en les sensibilisant aux produits durables afin d’en venir à un système économique plus équitable et viable.
Attitudes des industriels
Pour ce faire, plusieurs possibilités peuvent apparaître. Ainsi, l’Union européenne détient sans conteste un rôle important à jouer. Elle peut établir des normes de fabrication, par exemple en exigeant la standardisation de certaines pièces. Ceci devrait permettre d’offrir au consommateur la possibilité de changer les pièces qui s’avèrent défectueuses ou usées plutôt que de devoir acheter un nouvel exemplaire du produit fini. L’idée n’est pas neuve puisque la production à la chaîne, conçue par Henri Ford, comportait déjà à la fin du XIXe siècle un tel avantage. Cela pourrait très bien s’appliquer, par exemple, aux batteries de GSM ou d’ordinateurs portables et au matériel nécessaire pour les recharger, souvent l’un des points faibles de tels outils, plutôt que de les souder à l’appareil afin qu’elles ne puissent être remplacées.
Les instances européennes pourraient également mettre en place des normes de fabrication empêchant la limitation de la durée de vie des appareils tout en développant le principe de garantie sur les produits, notamment par une meilleure information envers les acheteurs. Il arrive, en effet, que la garantie ne s’applique que sous certaines conditions et à certaines pièces spécifiques du produit. Il conviendrait également qu’elle soit étendue afin de protéger davantage le consommateur. On peut aussi imaginer la mise en place de labels de qualité, sur base du même principe que ce qui se réalise sur des produits alimentaires, dans le but de guider l’acheteur dans ses choix afin qu’il agisse de manière pleinement consciente.
Une autre proposition consisterait à décourager les entreprises de limiter volontairement la durée de vie de leurs produits manufacturés par le biais de taxes. Mais, comme souvent dans une telle situation, le risque serait dès lors de voir cette taxe se répercuter sur le prix des marchandises et donc sur le portefeuille du consommateur, qui n’en sortirait pas gagnant.
Plutôt que de limiter de manière directe l’obsolescence programmée, les autorités peuvent contraindre les vendeurs à racheter à leurs consommateurs les produits qui ne sont plus en état de fonctionner. D’une part, ceci inciterait les fabricants à produire des biens plus durables, et d’autre part, cela assurerait, par une centralisation, que les produits usagés ne soient pas jetés à la poubelle par les particuliers mais effectivement destinés au recyclage. De plus ce système reviendrait finalement à proposer aux consommateurs une certaine compensation financière. Une telle pratique semble courante en ce qui concerne les téléphones portables mais elle mériterait d’être systématisée et étendue à d’autres appareils. D’ailleurs, les distributeurs pourraient prendre en charge les coûts liés au recyclage des produits qu’ils proposent lorsque leur durée de vie est inférieure à cinq ans, en particulier si le produit contient des substances nocives pour l’environnement[15].
Privilégier la réparation
Ces dernières années, des projets – encore trop rares mais pour le moins intéressants – se développent progressivement. Des petites entreprises se spécialisent dans la réparation des objets multimédias des particuliers. Ces initiatives ont un double mérite puisque, d’une part, elles permettent de remplacer les pièces défectueuses à un prix très abordable pour le consommateur et, d’autre part, constituent une source d’emploi au niveau local. Et, au vu de l’importance prise par les outils technologiques dans notre vie quotidienne, de tels projets sont sans nul doute promis à un bel avenir.
Cette idée pourrait aller plus loin, en encourageant à réparer soi-même[16]. Mais pour cela, il conviendrait de fournir à l’utilisateur les connaissances requises, entre autres par l’enseignement ou par les notices d’utilisation des appareils[17], trop souvent sommaires dans leurs explications en cas de mauvais fonctionnement. Qui plus est, il s’agit en quelque sorte d’une activité de création très personnelle. Et comme le souligne l’artiste brésilien Paulo Goldstein, « dans une période d’incertitude [à savoir la crise économique dans laquelle nous vivons depuis 2008], reprendre les choses en main confère un sentiment de contrôle qui peut être très thérapeutique. C’est la beauté de la réparation »[18]. L’idée est déjà présente en Belgique, à travers les Repair Cafés. Il s’agit de rencontres accessibles à tout le monde et où chacun peut venir avec des objets divers abîmés ou défectueux (vêtements, appareils, meubles, outils, etc.) pour les faire réparer gratuitement par d’autres particuliers ou des professionnels[19].
Toutefois, la réparation n’est pas sans obstacle. Dans une société où le temps semble ne jamais cesser de s’accélérer et de manquer, on préférera vaquer à d’autres occupations que la réparation de ses biens. Il faudrait donc repenser une large partie de notre mode de vie. Par ailleurs, cela nécessite que les appareils soient initialement conçus pour faciliter le démontage et donc la réparation et que des pièces de remplacement soient mises à disposition sur le marché, ce qui n’est nullement le cas actuellement, comme signalé plus haut.
Qui plus est, pour se démarquer de la concurrence, les appareils sont de plus en plus diversifiés, sophistiqués et soumis à la miniaturisation. Cela complique fortement l’entretien et les réparations pour lesquelles il faut dès lors de plus en plus des compétences en mécanique, mais aussi en électronique[20].
Sensibiliser les consommateurs
Comme le souligne Serge Latouche[21], les entreprises ne sont pas les seules responsables dans l’obsolescence programmée. Il revient au consommateur de mobiliser son libre arbitre afin d’acheter des produits de qualité dont il a réellement besoin et de mener un mode de vie plus sobre. Ceci passe par le développement d’un esprit critique à avoir à l’égard de la vie en société. Les produits soumis à l’obsolescence programmée sont des objets pour lesquels une véritable pression sociale s’exerce – inconsciemment – sur les individus. Chacun se doit, pour exister socialement, de posséder un certain nombre de biens (voiture, téléphone portable, ordinateur, etc.). Ces exigences sont imposées par la publicité, créatrice d’idéaux en tous genres mais aussi par d’autres médias tels que les films, les séries, les représentations artistiques (dans le sens large du terme). Ceux-ci donnent à voir des modèles idéaux de vie, de comportement à l’ensemble de la société, à la masse. Celle-ci va ensuite imposer ces modèles à chaque personne, en tant qu’individualité, qui percevra la possession d’un bien de consommation comme un besoin nécessaire[22]. C’est pourquoi il importerait de permettre à chacun de développer sa propre individualité de manière plus indépendante de la société dans son ensemble pour, en fin de compte, être capable de cerner ses propres besoins. C’est ainsi que nous pourrions sortir d’un système de consommation de masse qui engendre des inégalités sociales.
Serge Latouche va même plus loin dans la question de la responsabilité du consommateur. Il avance qu’il n’y a pas toujours une véritable volonté dans le chef des producteurs de limiter la durée de vie des appareils. Ils ne feraient que répondre à une demande de la part des consommateurs, exigeant sans cesse des prix de plus en plus bas. Mais la qualité ne peut suivre. En cela, on ne peut certainement pas donner tout à fait tort à Serge Latouche.
« La recherche du bien-être joue un rôle central dans la vie en société. L’objectif de toute organisation collective d’une société est de répondre aux besoins de cette collectivité pour atteindre le bien-être. Doivent alors être définis ce que sont les besoins et la façon d’y répondre[23] ». Etant donné que nos standards de vie ne sont pas viables durablement, il convient sans nul doute de modifier notre définition du bien-être, qui se centre sur l’assouvissement du désir de possession, notamment des outils de technologie et de télécommunication desquels nous devenons totalement dépendants.
C’est pourquoi les consommateurs gagneraient à rompre avec le modèle de consommation qui leur est imposé[24].
Il pourrait également être profitable pour le consommateur d’imposer aux fabricants d’informer clairement leurs consommateurs potentiels sur la durée de vie de leurs produits Ce qui se fait pour le secteur alimentaire avec les dates de péremption pourrait ainsi s’étendre aux objets de la vie quotidienne. La pérennité pourrait même devenir ainsi un argument de vente pour les industriels. Mais, et il s’agit d’un élément important à garder à l’esprit, cela doit se faire à titre purement indicatif afin de ne pas confondre cette information avec une garantie. Le but serait de fournir des points de repère afin que le consommateur puisse comparer des produits de différentes marques pour choisir celui qui convient le mieux à ses besoins.
Le cadre législatif en place
Que ce soit au niveau national ou international, les textes légaux réglementant l’obsolescence programmée paraissent pour ainsi dire inexistants. Toutefois, une initiative a été lancée en Belgique par quatre sénateurs P.S. Le 7 octobre 2011, une proposition de résolution[25] a été déposée au Sénat « en vue de lutter contre l’obsolescence programmée des produits liés à l’énergie »[26]. L’obsolescence programmée considérée comme un fléau social et écologique par les initiateurs, ceux-ci proposaient, d’une part, de rendre obligatoire l’affichage de la durée de vie des appareils électroniques et électroménagers et d’indiquer leur caractère réparable et, d’autre part, « de favoriser au niveau européen l’adoption d’une directive de lutte contre l’obsolescence programmée de ces produits[27] ». Finalement, après avoir subi des modifications, le texte adopté par le Sénat le 2 février 2012 apporte peu d’éléments concrets, les membres de la commission chargée de débattre de la proposition jugeant qu’une telle résolution avait bien plus d’intérêt à être prise au niveau européen[28]. Transmis au Ministre de l’Economie, des Consommateurs et de la Mer du Nord, aucune suite ne semble avoir été donnée. Néanmoins, par ce travail, la Belgique constitue une exception dans la production de textes officiels consacrés à l’obsolescence programmée[29].
Une seconde exception est à mettre à l’actif du Comité économique et social européen (C.E.S.E.), organe consultatif de l’Union européenne. Celui-ci a organisé un séminaire sur la question en 2013, réunissant, entre autres spécialistes, des analystes du cycle de vie, des représentants des consommateurs et des philosophes. On regrettera sans nul doute que des grands industriels de l’électronique tels qu’Apple, Samsung ou HP ainsi que l’O.M.C. se soient abstenus d’y prendre part[30]. Quoi qu’il en soit, le travail déboucha en octobre 2013 sur la remise par le C.E.S.E. d’un avis. Il y préconise entre autres une interdiction totale des produits sujets à l’obsolescence programmée, une demande aux entreprises de faire en sorte que leurs produits soient facilement réparables ou encore l’affichage d’une estimation de leur durée de vie, la mise sur pied de certificats. Le C.E.S.E. proposait également la mise en place d’une table ronde en 2014 réunissant des représentants de l’ensemble des acteurs concernés[31]. Cet avis produit par le C.E.S.E. constitue à ce jour la seule expression de l’Union européenne concernant la problématique de l’obsolescence programmée et, tout comme la proposition de résolution du Sénat belge, elle n’a pas (encore) débouché sur un travail législatif. Mais la Commission européenne devrait y donner suite prochainement[32]. Selon l’initiateur du séminaire, Thierry Libaert, l’Europe a un rôle symbolique à jouer en intervenant contre l’obsolescence programmée car « cela peut servir à retisser la confiance des citoyens dans le monde de l’industrie, qui est aujourd’hui au plus bas »[33].
L’absence de textes nationaux et internationaux se penchant explicitement sur la limitation de la durée de vie des biens de consommation serait due à une volonté politique de maintenir un niveau de développement économique élevé, pour les cas de l’Inde et de la Chine. En effet, lutter contre la limitation de la durée de vie des produits risque fortement d’entraver l’industrie en place dans ces pays. De notre côté, l’enjeu est encore plus important, étant donné que les pays européens sont au bord de la récession et visent d’abord et avant tout à maintenir la stabilité de leur niveau économique et que le secteur High Technology représente un nombre d’emplois important (recherche et développement, marketing, production, distribution, etc.)[34].
Quoi qu’il en soit, il convient de conscientiser les différents acteurs sur les enjeux que suppose l’obsolescence programmée, en étant conscient des implications et des revendications de chacun. Certains tendent à mettre en avant les effets écologiques inhérents à ce mode de vie pendant que d’autres soulèvent des problèmes socioéconomiques, qui sont tout aussi préoccupants. Comme le montre le cas de l’obsolescence programmée, ces deux éléments vont souvent de pair, étant donné que ce sont les populations les plus vulnérables qui sont les premières atteintes par les conséquences multiples de la pollution.
Comme souvent, chacun peut avoir l’impression de ne pas pouvoir agir, que cela ne sert à rien, que la responsabilité en revient à d’autres personnes. Pourtant, tout le monde peut gagner à réfléchir ne fut-ce qu’individuellement sur son propre comportement afin qu’il soit plus responsable et plus durable. De nombreuses pistes d’action peuvent être envisagées, à tous les étages. Mais pour cela, il convient de modifier un modèle de vie basé sur le profit, le désir de posséder de nombreux biens, le consumérisme, auquel les pays émergeants aspirent et qui s’est ancré dans la culture des pays développés.
Notes :
-
[1] Cité par LATOUCHE Serge, Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée, Paris, Les Liens qui libèrent, 2012, p. 7.
[2] Par ce terme, nous entendons désigner toute « personne privée ou publique, physique ou morale qui acquiert un bien ou un service aux fins de l’utiliser en fonction de ses objectifs personnels. » (Guy DELVAX et Dominique GILLES (éd.), La consommation belge au quotidien, Bruxelles, Labor, 1988, p. 10.)
[3] Proposition de résolution en vue de lutter contre l’obsolescence programmée des produits liés à l’énergie (Déposée par Mme Muriel Targnion et consorts), Sénat de Belgique, Document législatif n°5-1251/1.
[4] FABRE Marine et WINKLER Wiebke, L‘obsolescence programmée, symbole de la société du gaspillage. Le cas des produits électriques et électroniques. Rapport, Centre national d’information indépendante sur les déchets, septembre 2010, p. 15.
[5] Proposition de résolution en vue de lutter contre l’obsolescence programmée… ; LATOUCHE Serge, Op. cit., p. 43.
[6] FABRE Marine et WINKLER Wiebke, Op. cit., p. 10.
[7] BRANDELEER Claire, Environnement et justice sociale. Invitation à une spiritualité engagée, Bruxelles, Centre Avec, 2011, p. 28.
[8] Guy DELVAX et Dominique GILLES (éd.), Op. cit., p.139.
[9] Ibid., p. 108-109.
[10] LIBAERT Thierry, Avis du Comité économique et social européen sur le thème « Pour une consommation plus durable : la durée de vie de l’industrie et l’information du consommateur au service d’une confiance retrouvée » (avis d’initiative), Bruxelles, Comité économique et social européen, 17 octobre 2013.
[11] Id.
[12] FABRE Marine et WINKLER Wiebke, Op. cit., p. 8.
[13] Ibid., p. 4.
[14] Id.
[15] LIBAERT Thierry, Op. cit.
[16] « L’écologie en un tour de vis », Le Soir, supplément Victoire, 21 décembre 2013.
[17] Des notices qui ont également une forte utilité quant à l’entretien à faire à l’égard des appareils en vue d’un usage prolongé.
[18] « L’écologie en un tour de vis », Op. cit.
[20] FABRE Marine et WINKLER Wiebke, Op. cit., p. 12.
[21] LATOUCHE Serge, Op. cit., 100 p.
[22] Nous reprenons ici l’une des idées principales développées dans RICHARD Michel, Besoin et Désir en Société de Consommation, Lyon, Chronique Sociale, 1980, 221 p. (Synthèse).
[23] BRANDELEER Claire et WILIQUET Claire, Mondialisation dérégulée. Invitation à l’espérance agissante, Bruxelles, Centre Avec, 2013, p. 35.
[24] Guy Delvax et Dominique Gilles utilisent l’expression « norme sociale de consommation » (Guy DELVAX et Dominique GILLES (éd.), Op. cit., p. 161.)
[25] Par les propositions de résolutions, des membres de la Chambre des Représentants ou des Sénateurs « exposent leur point de vue sur certaines questions ou demandent au gouvernement d’orienter sa politique dans la direction par eux souhaitée » sans avoir de valeur obligatoire.
[26] Proposition de résolution en vue de lutter contre l’obsolescence programmée …, Document législatif n°5-1251/1.
[27] Id.
[28] Proposition de résolution en vue de lutter contre l’obsolescence programmée des produits liés à l’énergie (texte adopté par la Commission des Finances et des Affaires économiques), Sénat de Belgique, Document législatif 5-1251/4.
[29] TOLLEMER Lydie, L’obsolescence programmée, Mémoire rédigé sous la direction de Malo DEPINCE, Université Montpellier I, 2012, p. 84.
[30] TOUSSAINT Gilles, « Quelques pistes pour sortir de l’ère du jetable », La Libre Belgique, 8-9 mai 2013, p. 24.
[31] LIBAERT Thierry, Op. cit.
[32] TOUSSAINT Gilles, Op. cit.
[33] Id.
[34] TOLLEMER Lydie, Op. cit., p. 74 et 78. La question du consumérisme comme facteur de reprise de la croissance est également développée par Benjamin Barber. (BARBER Benjamin R., « Le consumérisme dans la culture américaine. Les origines de la crise fiscale et l’avenir du capitalisme », En Question, Bruxelles, Centre Avec, n°95, décembre 2010, p. 25.)