En Question n°140 - mars 2022

Sotieta Ngo : « La fabrique des sans-papiers tourne à plein régime ! »

Créée en 1954, l’asbl belge CIRÉ (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers) défend depuis plus de 65 ans les droits des personnes exilées, avec ou sans titre de séjour. Ses actions sont multiples : d’une part, le CIRÉ propose des services directs aux personnes étrangères ou d’origine étrangère ; d’autre part, l’association réalise un travail de plaidoyer politique auprès des pouvoirs publics sur base des observations de terrain et mène des activités d’information et de sensibilisation de l’opinion publique.

crédit : Frédéric Moreau de Bellaing

À la tête du CIRÉ, sa directrice générale Sotieta Ngo déborde d’énergie. Pour défendre la dignité et les droits humains des personnes exilées (avec ou sans papiers), elle est au contact direct avec le terrain, mobilise les associations, citoyens et citoyennes, intervient dans la presse (écrite, radio et télévision), n’hésitant pas même à croiser le fer avec le secrétaire d’État à l’asile et à la migration Sammy Mahdi[1].

Quelle est la situation des sans-papiers actuellement en Belgique ?

Il est très difficile de donner une description claire du public des sans-papiers en Belgique, à cause de leur invisibilité et donc du manque de données à leur sujet. On sait néanmoins qu’il y a sur notre territoire plus de 100.000 personnes sans papiers, même probablement 150.000, ce qui représente la taille d’une ville comme Namur. Cependant, seules 1.000 à 2.000 d’entre elles sont réellement visibles. Pour donner un exemple, cette année 2021 a été une année assez remarquable pour la visibilisation des sans-papiers, et pourtant il ne s’agissait que d’un groupe de 470 personnes sous le feu des projecteurs. Il est très difficile de décrire la situation globale, car on parle en fait de publics multiples et différents.

Ce qu’on peut dire, c’est qu’il s’agit majoritairement d’un phénomène des grandes villes. Les principales villes concernées sont Bruxelles, suivie de près par Anvers, Charleroi, Liège, Gand… Verviers aussi. Ce sont des lieux où il y a de l’emploi, informel évidemment, et donc où la survie est possible. Ces villes offrent de la discrétion, vu la masse d’habitants, réunissent des communautés qui permettent de créer un tissu social et de procurer de l’aide, assurent des services sociaux. Toutefois, les villages plus ruraux peuvent aussi jouer un rôle important. Par exemple, dans la commune de Grez-Doiceau, un collectif citoyen local a complètement pris sous son aile une famille afghane et l’a soutenue dans ses démarches administratives.

En ce qui concerne les secteurs d’emploi, on sait qu’il y a des pans entiers de notre économie qui fonctionnent sur le dos des travailleurs sans papiers, comme la construction, l’horeca, les soins aux personnes et les services de nettoyage. Et dans bien des cas, on constate une forme d’exploitation, de quasi-esclavage, avec des horaires à rallonge (parfois 24h sur 24) et des salaires très précaires.

Ce qui crève les yeux, quand on se penche sur le vécu des personnes sans papiers, c’est la question de la dignité humaine, qui s’ancre dans plein d’autres droits fondamentaux : les droits au travail, à la santé, au logement, à la scolarité pour les enfants, etc. Soit tous ces champs sont touchés, soit un seul, mais la dignité est directement impactée. Depuis plusieurs années, au CIRÉ, on dénonce des droits à géométrie variable en fonction de la nationalité et du statut des personnes, et donc des situations de discrimination, très difficiles à vivre.

Et le contexte sanitaire n’aide probablement pas…

En effet. Pour vous donner un exemple très concret, j’ai encore récemment reçu plusieurs témoignages de sans-papiers qui n’ont pas pu se faire tester ou vacciner parce qu’ils n’avaient pas de document d’identité… Ils ont bien leur document de l’Office des étrangers, mais celui-ci est rarement connu des services. Pourtant, toutes les autorités politiques ont dit que les sans-papiers avaient accès au testing et à la vaccination, mais les protocoles ne tiennent pas compte du fait qu’il y a l’équivalent d’une grande ville belge de personnes sans papiers en Belgique…

Un autre défi pour les sans-papiers, c’est la numérisation de la société. Avez-vous étudié cet enjeu ?

Oui, notamment lors de la fermeture du centre d’accueil du Petit-Château (à Bruxelles) durant le premier confinement, en mars 2020. Lorsque ce centre a rouvert, les demandeurs d’asile devaient introduire leur demande d’asile par voie digitale, en néerlandais ou en français. D’une part, beaucoup d’entre eux souffrent de fracture digitale, mais en plus, la plupart ne parle pas français, et encore moins néerlandais. Le CIRÉ a donc introduit un recours en justice sur cette procédure digitale, que nous avons heureusement gagné.

Nous nous sommes aussi penchés sur la question de la fracture digitale dans le cadre de notre école de français qui accueille plusieurs sans-papiers. Nous avons maintenu ces cours malgré le contexte sanitaire, ce qui n’a pas été une mince affaire… On a vraiment constaté la fracture digitale chez des personnes qui n’ont aucune compétence numérique parce qu’elles n’ont jamais eu un ordinateur entre les mains, faute de moyens financiers, sont à peine lettrées ou ne parlent pas français. Grâce à un appel à projet de la Fondation Roi Baudouin, on a pu acheter du matériel informatique, des tablettes, etc. et nous pouvons désormais proposer une formation numérique dans nos modules de français. C’est indispensable pour que ces personnes puissent demander un rendez-vous à la commune, communiquer avec l’école, avec le médecin, avec les services sociaux… vu que les administrations ont fermé, sont passées en télétravail et que tout est devenu digital, en raison de la pandémie de Covid.

Un autre exemple, c’est celui des sans-papiers à l’église du Béguinage. Il y a des personnes qui sont ici depuis très longtemps, la plupart depuis au moins 2 ans, certaines depuis 15 ans, et qui n’ont pas d’ordinateur. Elles devaient introduire leur demande, rassembler des documents auprès de différentes administrations, lesquelles étant plus difficilement joignables… On voit bien que la digitalisation de la société rend tout plus compliqué pour des personnes qui sont déjà en difficulté.

En Belgique, la loi de 1980, qui encadre l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, a fait l’objet de plusieurs réformes. Quel regard portez-vous sur ces réformes successives ?

Avec du recul, je vois en fait une certaine cohérence dans ces réformes, dans une logique toujours plus restrictive à tous les niveaux : de l’arrivée, des contrôles, des conditions d’accès, des conditions pour les renouvellements, etc. Par exemple, la loi de 1980 permettait à pas mal de personnes d’obtenir la nationalité belge ; puis, au fur et à mesure, de réforme en réforme, les possibilités d’obtenir la nationalité ont été restreintes et, en même temps, les possibilités de retirer la nationalité ont été multipliées. Non seulement le législateur n’arrive pas à régler la problématique des sans-papiers, mais en plus, il rajoute des problèmes ! La fabrique des sans-papiers tourne à plein régime !

La fabrique des sans-papiers, c’est le fonctionnement administratif et pratique à l’égard des personnes étrangères en Belgique. Quelle que soit la procédure, qu’il s’agisse du regroupement familial, de l’asile, que ces personnes soient étudiants ou travailleurs, même avec un droit au séjour, il y a tellement d’incohérences, de difficultés et de subjectivité, que les cas de personnes qui deviennent sans papiers, ou ne parviennent jamais à en obtenir, explosent complètement. C’est pourquoi, nous dénonçons, au CIRÉ, une véritable fabrique des sans-papiers.

Ainsi, par exemple, une jeune fille violée collectivement par des militaires se voit demander combien d’étoiles portent ces militaires. Et, six mois plus tard, on lui repose la même question pour vérifier si elle ne se contredit pas… Car, les « contradictions », cela conduit à un refus du statut de réfugié. Où est l’humain dans tout ceci ? Ou encore, à propos du regroupement familial, un homme remplit les conditions (notamment de revenus) pour ce faire, mais les choses traînent… Voici que ses revenus diminuent, pour une raison fortuite comme le Covid. Et l’administration ne tient pas compte de ces circonstances exceptionnelles.

Une difficulté supplémentaire, c’est que la plupart des procédures de régularisation imposent comme condition de base d’introduire la demande à partir du pays d’origine. Bien souvent, cette condition empêche les personnes d’introduire leur demande, et donc de faire valoir leur droit au regroupement familial ou à un contrat de travail. Dès lors, il ne leur reste plus qu’une solution : la régularisation humanitaire, qui est la seule voie légale pour introduire une demande de séjour à partir de la Belgique. Or, cette procédure de régularisation humanitaire est opaque, sans critères clairs, sans aucune transparence, ce qui rend impossible de connaître ses chances d’obtenir un titre de séjour. C’est ce que dénoncent les avocats et les associations comme le CIRÉ.

Au niveau politique, comment améliorer les choses concrètement sur le terrain, avec réalisme ?

Tout d’abord, posons-nous la question : pouvons-nous encore longtemps continuer à mener nos vies, quelles qu’elles soient, en sachant qu’il y a l’équivalent d’une grande ville de Belgique qui est peuplée de sans-papiers, enfants, adultes, vieux, malades ou bien-portants ? Parmi ces personnes, il y a toutes celles qui travaillent, qui contribuent au bien-être du pays… Pourquoi ne pas les reconnaître ?

D’un point de vue réaliste, je suis convaincue que c’est par l’emploi qu’on pourra changer la situation. Le statut d’asile a été créé au sortir de la Seconde Guerre mondiale, où l’émotion était immense. Mais si la Convention de Genève[2] devait être examinée aujourd’hui, je pense qu’elle ne serait pas adoptée. Aujourd’hui, la valeur qui semble récolter le plus de respect chez les gens, c’est le travail. On aime parler des « bons travailleurs », quelles que soient leurs origines et couleurs de peau. Et tout le monde est d’accord pour dire que l’économie informelle, ce n’est bon pour personne. Donc, même si je ne suis pas une adepte de cette vision utilitariste, soyons pragmatiques et donnons la possibilité à quelqu’un qui travaille, qui répond à un besoin économique d’un employeur ou à un service qui est demandé par des particuliers, de contribuer à la sécurité sociale. De manière réaliste, il devrait être possible d’obtenir des assouplissements et des droits pour toutes les situations dans lesquelles des sans-papiers travaillent durablement. Les employeurs le demandent aussi : en juillet 2021, plusieurs fédérations d’employeurs et syndicats belges ont signé une carte blanche demandant de donner aux sans-papiers l’accès légal aux métiers en pénurie[3]. Mon espoir réaliste, c’est le travail.

Que faire, au niveau citoyen, pour sensibiliser à la problématique des sans-papiers et lutter contre leur invisibilisation ?

La sensibilisation doit être massive, parce que l’extrême droite occupe énormément ce terrain, en présentant l’autre comme un homme, seul, très différent de « nous », dangereux, musulman, donc candidat au terrorisme, et qui nous veut forcément du mal. C’est donc un travail quotidien, pour inverser la tendance. Il s’agit d’informer un maximum de monde sur l’existence de ces personnes et les problèmes qu’elles rencontrent. Il faut redonner de la dignité humaine aux personnes sans papiers, dans leur diversité, en ouvrant les yeux sur leurs vécus : dire qu’il y a des enfants qui naissent sans papiers, qui vivent toute leur scolarité sans papiers, et qui n’ont aucune autre perspective… Dire qu’il y a des mères et des pères de famille, des jeunes, des adolescents, des personnes qui arrivent à la retraite en ayant travaillé toute leur vie, mais qui n’ont droit à rien, parce qu’ils n’ont pas de papiers. Il faut arriver à toucher les gens, en leur montrant que le meilleur ami de leur fille à l’école, leur voisin ou la dame qui s’occupe de leur grand-mère sont sans-papiers. Leur montrer que ce sont des humains qui essaient juste de vivre dignement, sans rien retirer aux autres citoyens qui les entourent… La clé, c’est la dignité, même si la dignité ne donne malheureusement pas encore droit à un titre de séjour…

Nous avons besoin que les narratifs changent, que l’image du sans-papiers change. C’est Stéphane Hessel qui disait « Indignez-vous ! » J’en suis persuadée, c’est l’indignation citoyenne qui fera bouger les choses.

Ciré
www.cire.be

Notes :

  • [1] Voir notamment « Migration : quelles différences entre Théo Francken et Sammy Mahdi ? », Déclic, La Première, 6 décembre 2021.

    [2] La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, signée à Genève et ratifiée par 145 États parties, définit le terme « réfugié » et énonce les droits des personnes déracinées, ainsi que les obligations juridiques des États pour assurer leur protection. Son principe fondamental est le « non-refoulement », selon lequel un réfugié ne devrait pas être renvoyé dans un pays où sa vie ou sa liberté sont gravement menacées.

    [3] « Donnons aux sans-papiers l’accès légal aux métiers en pénurie », sur le site de La Libre, 13 juillet 2021.