Le 28 décembre 2007

Souveraineté alimentaire : dynamiques de résistance pour le respect d’un droit humain fondamental

La souveraineté alimentaire, est le droit des peuples et des Etats de définir des politiques agricoles qui répondent de manière spécifique aux enjeux économiques, sociaux, environnementaux et culturels de chaque région du monde. Il s’agit là d’un droit fondamental, mais menacé par une mondialisation néo-libérale. Quelles alternatives sont réalisables pour changer le système agroalimentaire ? Comment est-il possible, concrètement, d’agir en vue de cette souveraineté ? Quelles sont les limites de ces actions ? Voici quelques unes des questions auxquelles cette analyse tentera d’apporter un éclairage nouveau. 

La souveraineté alimentaire : un droit fondamental

Le terme de « souveraineté alimentaire » a été pour la première fois utilisé par Via Campesina (regroupement mondial des paysans) en 1996. Il a ensuite été largement diffusé par les mouvements paysans et altermondialistes. Derrière ce concept, on retrouve un droit fondamental : celui de se nourrir sainement et d’être respecté non seulement dans ses besoins mais aussi dans ses méthodes de production.

Face à la traditionnelle revendication de « sécurité alimentaire » (accès à une quantité suffisante de nourriture), ce concept ajoute la notion de souveraineté et de résistance à une libéralisation complète de l’agroalimentaire. Il souligne aussi la nécessité de prendre en compte la situation sociale et environnementale de la production.

Lors du sommet de Nyénéli au Mali, plus de 500 représentants de plus de 80 pays[1] signent une déclaration où ils affirment que :

« La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Elle place les producteurs, distributeurs et consommateurs des aliments au cœur des systèmes et politiques alimentaires en lieu et place des exigences des marchés et des transnationales. Elle défend les intérêts et l’intégration de la prochaine génération. Elle représente une stratégie de résistance et de démantèlement du commerce entrepreneurial et du régime alimentaire actuel. Elle donne des orientations pour que les systèmes alimentaires, agricoles, halieutiques et d’élevage soient définis par les producteurs locaux. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux économies et aux marchés locaux et nationaux et fait primer une agriculture paysanne et familiale, une pêche traditionnelle, un élevage de pasteurs, ainsi qu’une production, distribution et consommation alimentaires basées sur la durabilité environnementale, sociale et économique »[2].

Défendre le droit à la souveraineté alimentaire, à l’alimentation saine et respectueuse, c’est donc prendre parti des petits producteurs, des paysans, des indigènes, de ceux qui sont souvent victimes de la mondialisation sauvage. C’est aussi défendre un environnement sain, pour cette génération et celles qui suivront.  Enfin, c’est affirmer un droit fondamental : celui de la vie, et plus largement, de la « vie bonne ».

Défense des droits humains et souveraineté alimentaire : quand le droit de se nourrir est mis en danger par un système agroalimentaire néo-libéral.
 

Cependant, faut-il le dire, ce n’est malheureusement en rien un acquis et, dans de nombreux cas, le profit et le confort superflu d’une minorité aisée prévalent sur le principe de la souveraineté alimentaire. Celle-ci est ainsi souvent mise en danger par des productions massives, des entreprises multinationales peu soucieuses de la qualité de vie des paysans et des populations locales et de l’environnement.

L’exemple des biocarburants est en cela assez frappant. Actuellement, en effet, nous voyons les productions agricoles dans certaines zones du Brésil passer d’une production vivrière en petites parcelles à celle de maïs pour éthanol. Celle-ci se réalise alors sur d’immenses territoires et avec un ajout important d’intrants qui ont un effet dramatique sur l’environnement. De plus, les paysans se retrouvent dépendants des produits extérieurs pour leur survie. Le prix de l’indépendance énergétique et de l’approvisionnement de l’Europe est donc énorme.

Ces acteurs transnationaux, appuyés par des politiques néo-libérales, sont hélas extrêmement puissants et la domination des systèmes alimentaires et agricoles par les multinationales fait indéniablement prévaloir les profits sur les peuples, la santé et l’environnement.

De plus, la machine économique néo-libérale, avec ses multiples rouages, tend à déresponsabiliser tant les intermédiaires que le consommateur final. Le peu de prise que ces derniers peuvent avoir sur l’ensemble du mécanisme peut en effet décourager ceux qui voudraient plus de justice sociale.

Potentialité des dynamiques alternatives pour changer le système agro-alimentaire dans son ensemble
 

Cependant, certaines actions et certaines pratiques permettent de continuer à espérer « une autre mondialisation ».

Ainsi, des alternatives existent et ont fait l’objet d’un débat lors d’un séminaire « souveraineté alimentaire » organisé par Entraide et Fraternité et Justice et Paix, en collaboration avec le Centre Avec et l’Institut de Développement de l’UCL. Elles vont de l’agriculture biologique et/ou équitable aux propositions politiques de la Plate-forme souveraineté alimentaire[3], en passant par la vente directe et les groupes d’achat commun. Chacune de ces alternatives mérite attention et intérêt car elles contribuent à transformer le système agroalimentaire vers plus d’écologie, de justice sociale ou de redistribution.

Cependant, face à cette diversité une question importante émerge : celle des potentialités de ces alternatives à conduire à un changement réel et efficace du système agroalimentaire dominant dans son ensemble et ce, selon une orientation plus durable.

En effet, si les propositions sont multiformes, poursuivent des objectifs  hétérogènes et se déploient à des échelles variées, les différentes interventions et les débats du colloque ont montré qu’elles présentent aussi d’importantes limites. Ainsi, par exemple, les agriculteurs qui se reconvertissent dans l’agriculture biologique ou privilégient la vente directe n’ont qu’une capacité de transformation très ciblée. De même, si le commerce équitable répond à la nécessité  de permettre aux producteurs du Sud de vendre à un prix juste, il n’apporte pas de réponse en ce qui concerne l’environnement et le coût énergétique et social du transport. Enfin, les initiatives politiques tentent d’influencer les politiques des organismes internationaux comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou la Politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne, mais sans proposer, nécessairement, une alternative globale.

Ainsi, la disparité et le cloisonnement des initiatives ont pour corollaire immédiat une importante fragmentation. Face à la complexité et à  l’ampleur de la question de la souveraineté alimentaire, une réponse unique et globale est sans doute impossible. Ce sont donc des propositions variées qui émergent, partant de visions différentes et visant des acteurs de changement distincts.                                                                                    

D’une part, on trouve des expériences alternatives concrètes comme le commerce équitable, la production bio ou les groupes d’achat commun qui visent avant tout à mobiliser le consommateur comme acteur de changement. Selon cette optique, c’est par ses choix quotidiens plus que par son pouvoir d’orientation politique en tant que citoyen, que ce dernier sera capable d’influencer le système dans son ensemble. Cette stratégie se construit, en quelque sorte, « par la base » et selon une conjonction ou convergence de choix individuels.

D’un autre côté, on retrouve aussi différentes stratégies politiques de changement, ou « mouvements » : groupes de pression sur des organisations, plate-formes de discussion, associations de sensibilisation, etc. Il s’agit donc de stratégies « par le haut ». C’est le cas notamment des actions de Via Campesina, de la Coordination paysanne européenne et des syndicats agricoles (comme la Fédération wallonne de l’agriculture) présents au sein de la plate-forme souveraineté alimentaire.

On peut regretter le manque de concertation, parfois, entre l’une et l’autre manière de penser la transformation. La rencontre de ces deux formes d’action pourrait en effet permettre plus d’efficacité de part et d’autre.

Par ailleurs, en terme de vision, d’aucuns pourraient reprocher à certaines initiatives de ne pas respecter la « pureté dans la démarche » et de ne pas s’inscrire dans une remise en question globale du système. Ainsi, accepter la vente de produits biologiques ou équitables dans des chaînes de grande distribution peut être vu comme un compromis inacceptable ; il en va de même à propos des stratégies d’action « politiques » comme débattre des orientations de l’Organisation mondiale du commerce, sans remettre en cause fondamentalement son existence. En ce sens, ces dynamiques peinent à se poser comme anti-système, c’est-à-dire à dépasser radicalement les logiques dominantes.

Une brève analyse systémique nous permet de mieux comprendre cette contradiction et de resituer la place des alternatives dans une perspective plus large. Il convient en fait de se rendre compte que les stratégies de transformation font elles-mêmes partie du système agroalimentaire et, plus généralement du système socio-économique global. Ceux-ci constituent les cadres dans lesquels elles agissent et non des structures extérieures. Elles se voient donc nécessairement conditionnées et limitées par ces derniers.

Face à un tel constat, deux types d’action transformatrices sont donc envisageables : une qui, au nom de la défense d’un idéal, refuse toute sorte de compromis et tente de casser la cadre global (logique de révolution) et une autre qui accepte ses limites et place son action, dans le système, sous le signe du concret (logique de transformation de l’intérieur).

Dans ce cas, il s’agit, comme le représente le schéma, d’agir « à l’intérieur » du cadre, sur certains des rouages du système pour en infléchir le fonctionnement. Malgré leurs limites, ce sont ces stratégies qui nous paraissent les plus efficaces : concrètes et ciblées, elles  peuvent -par leur nombre – réellement permettre des transformations du système, sans attendre un hypothétique – et improbable – Grand Soir. Le travail d’Oxfam – Wereld Winkels qui limite son combat au commerce équitable et accepte une récupération – limitée et réfléchie – par les grandes entreprises en est un bon exemple.

Cette dualité entre une vision idéalisée de transformations et les limites concrètes auxquelles elle doit faire face est en réalité une des questions les plus délicates posées par l’action sociale, que ce soit au niveau de la problématique de la production agroalimentaire au sens strict ou de celle des ressources extractives.

Quoi qu’il en soit, le défi à relever est énorme et d’une très grande complexité et tous les leviers qui pourront être actionnés dans le sens d’une plus grande souveraineté alimentaire méritent d’être pris en compte pour plus de justice et d’équité.

Notes :