Le 07 mars 2007

« Summum jus, summa injuria? »

Réflexions sur l’application des droits humains

Résultat d’un long processus historique, les Déclarations des Droits de l’Homme (1948) et des Droits de l’Enfant (1959) ont aujourd’hui une portée universelle. Mais, sous peine de conduire à de plus grandes injustices, leur application doit tenir compte de situations concrètes profondément différentes selon les pays. La présente analyse aborde le cas du travail des enfants. L’interdire sans plus peut avoir des conséquences catastrophiques ; il convient plutôt de l’encadrer pour le bien réel des enfants, comme cela se réalise dans plusieurs expériences positives ici rapportées. 
 

Depuis leurs signatures en 1948 et 1959, les déclarations universelles des droits de l’Homme et de l’Enfant veulent être les principes de base qui règlent les relations entre les hommes et entre les Etats, par-delà les frontières et les différences culturelles.  La prise de conscience de l’égalité intrinsèque de tous les êtres humains et de leurs libertés fondamentales est le résultat d’un long processus historique et pose les jalons de principes de base communs de sociétés mondialisées.

Cependant, la mise en œuvre de ces déclarations n’est pas sans poser question, car une interprétation qui suit la « lettre de la loi » plus que le sens de celle-ci peut conduire, en réalité, à des situations de négation des droits humains plus qu’à leur pleine reconnaissance et épanouissement.  Nous envisagerons ici un cas où la question se pose avec une très grande acuité : il s’agit de l’encadrement des enfants travailleurs.

Nous voulons ainsi mettre en évidence le danger de toute absolutisation de ces droits, tout aussi problématique, d’ailleurs, qu’un relativisme excessif. Ils doivent en effet se comprendre dans leur contexte et être situés dans le contexte de vie de chacune des personnes auxquelles ils s’appliquent. Cela signifie donc une prise de conscience de ce qu’est la réalité du terrain, mais aussi, plus fondamentalement, une compréhension pleine du contexte social et culturel dans lequel les droits humains sont vécus.

Egalité des droits, inégalité des situations

Ratifiée le 10 décembre 1948 par les 58 Etats Membres qui constituaient alors l’Assemblée générale des Nations Unies, l’actuelle Déclaration universelle des droits de l’Homme définit les libertés fondamentales applicables à l’ensemble des être humains.  De portée universelle, elle considère que tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits et sont doués de raison et de conscience. Chacun, par ailleurs, peut se prévaloir des droits et des libertés proclamées dans la Déclaration, sans distinction de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune ou de naissance. Il en va de même pour la Déclaration des droits de l’enfant.

Cependant, si tous les êtres humains doivent bel et bien être considérés comme égaux en droits, la situation dans laquelle ils évoluent est, elle, profondément inégale. Etre un enfant des rues de Lima ou de Kinshasa ou fils d’une famille aisée de Bruxelles ou de Moscou implique des contextes et des réalités tout à fait différentes. Ainsi, pour mener des politiques qui promeuvent les droits de ces enfants, il faut nécessairement prendre en compte ces différences et adapter son action.  

Droits de l’enfant versus droits des enfants travailleurs ?

Selon le Bureau international catholique de l’enfance (BICE), trois cents cinquante-deux millions d’enfants dans le monde travailleraient, majoritairement dans les pays du Sud[1]. La main-d’œuvre enfantine occupe de nombreux emplois, que ce soit dans les rues (vendeurs, chiffonniers, cireurs de chaussures, etc.), dans les domiciles, l’agriculture ou les industries. Bon nombre d’enfants sont exploités et manquent de la protection et du minimum vital qui devraient leur permettre de grandir et de se développer.

Cette situation s’inscrit dans un système plus large d’inégalité et d’exploitation. Certaines familles doivent en effet compter sur les revenus de leurs fils et filles pour s’en sortir. Alors que d’autres enfants se retrouvent seuls pour de nombreuses raisons (SIDA, abandon…) et doivent trouver le moyen de survivre.

Comme le confie César, enfant des rues du Brésil : « Dans la rue si un enfant cherche du travail, mais n’en trouve pas, alors il fait la manche, si il n’obtient pas assez, alors il vole. S’il ne vole pas, alors, il meurt de fait… » [2]

Face à ce constat lucide, le travail des enfants apparaît parfois comme la moins mauvaise des solutions. Il faut ici faire preuve de réalisme : dans des situations économiques extrêmement précaires, le travail des enfants est nécessaire, simplement, à la survie. Et l’interdire sans proposer d’alternative se révèle catastrophique. Ainsi, le BICE rapporte-il que :

« L’interdiction de toute activité économique pour les enfants semble relever de l’impossible. En 1994  au Bengladesh, des patrons d’usines textiles avaient  licencié 50.000 enfants, suite au dépôt d’une proposition de loi aux Etats-Unis qui prévoyait d’interdire l’importation des vêtements fabriqués par des enfants. Résultat : beaucoup de petits chômeurs en étaient réduits à mendier ou à se prostituer »[3].

Face à des situations économiques extrêmes et aux graves menaces qui pèsent sur les enfants sans revenus, il est nécessaire de faire preuve de réalisme et d’engager une action qui soit en rapport avec les conditions de vie.

Le mouvement des NAT’s (Niños y adolescientes trabajadores – Enfants et adolescents travailleurs) est en cela remarquable. Il s’agit en fait d’un mouvement d’enfants et d’adolescents travailleurs qui se sont regroupés pour défendre leurs droits : celui d’un travail décent qui permette de vivre dignement ainsi qu’une scolarité. Né dans les années 70 à Lima, au Pérou, il s’est étendu à toute l’Amérique latine pour gagner l’Afrique de l’Ouest, l’Inde et aujourd’hui, d’autres pays asiatiques.

Lors de leur premier congrès mondial en 1996, les enfants et adolescents travailleurs proclamaient : « Oui au travail digne, non à l’exploitation… Oui au travail protégé, non à la maltraitance et aux abus… Oui au travail humanisant, non aux conditions indignes… Oui au travail reconnu, non à l’exclusion et la marginalisation… »[4]. Opposés à l’idée d’un âge légal d’accès au travail, les NAT’s s’insurgent contre le boycott des produits qu’ils fabriquent et demandent aux Nations Unies de faire la distinction entre le travail et l’exploitation au travail. Ils revendiquent un salaire décent et le respect de leurs droits.

Ce faisant, les NAT’s se mettent en porte-à-faux avec l’article trente-deux de la déclaration universelle des droits de l’enfant : « L’enfant ne doit pas être admis à l’emploi avant d’avoir atteint un âge minimum approprié » que la Convention sur l’âge minimum[5] définit comme quinze ans. Les difficultés auxquelles les NAT’s doivent faire face sont nombreuses et elles sont en partie liées à cet attachement à la lettre de la loi en matière de doits humains. La méconnaissance de leur contexte d’application peut ainsi être très grave.

Des structures d’accueil, comme le MANTHOC (Movimiento de adolescientes y niños trabajadores, hijos de obreros cristianos – Mouvement d’adolescents et enfants travailleurs, fils d’ouvriers chrétiens) au Pérou, permettent pourtant aux jeunes de bénéficier de programmes d’éducation adaptés, d’un soutien juridique et d’aides pour obtenir des soins avec les dispensaires et les hôpitaux.

La négociation de lois spécifiques se révèle donc nécessaire pour leur permettre de poursuivre leur travail. Au Pérou, une loi autorise le travail[6] à partir de douze ans à condition que cela ne perturbe pas l’assistance à l’école, que cela n’excède pas quatre heures par jour et ne mette pas en danger le développement de l’enfant[7]. Cette autorisation est soumise à l’obtention d’une dérogation.

Cet accord montre une juste attention au contexte dans lequel s’appliquent les droits de l’enfant : les encadrer dans leur travail, leur offrir un salaire décent, ce n’est pas aller à l’  encontre de leurs droits, c’est au contraire veiller au meilleur respect de ceux-ci en prenant en compte le contexte dans lequel ils s’appliquent.

La position, réaliste, du Bureau international catholique de l’enfance, nous paraît en cela tout à fait juste :  ion

« Plutôt que promouvoir l’abolition totale et immédiate de toutes formes de travail des enfants, le BICE préfère une approche adaptée selon les pays et les situations, plus réaliste et respectueuse du statut de l’enfant dont le travail peut être partie intégrante et nécessaire de sa vie dans la communauté. Le BICE lutte contre l’exploitation de la main d’oeuvre infantile et tout ce qui met en danger son développement physique, comme le spécifie la Convention internationale des droits de l’enfant. La personne de l’enfant est considérée dans une perspective chrétienne qui respecte sa nature unique et digne de Dieu. L’action du BICE se concentre sur la protection des enfants au travail : prévention contre les abus et l’exploitation, amélioration des conditions de vie avec le respect de droits fondamentaux comme l’accès à l’éducation et à une formation professionnelle ainsi qu’à un salaire équitable, aux soins médicaux, au repos et aux loisirs »[8].

Les droits humains, plus que des déclarations

Militer en faveur des droits humains, nous semble avant tout signifier militer en faveur de leur application réelle. La prise en compte du contexte dans lesquels ils se développent est donc essentielle.

L’adage romain « Summum jus summa injuria  », le maximum de la loi est le maximum de l’injustice, est un bon rappel qu’au delà de « la lettre de la loi », c’est avant tout son esprit, le but qu’elle poursuit qui doit être pris en compte, sans quoi ce qui devait être juste se transforme en injustice.

Par cette analyse, par cet exemple, il ne s’agit aucunement de justifier des violations des droits de l’homme ou de l’enfant, mais, au contraire d’œuvrer pour leur application réelle et réaliste, en prenant en compte – hélas – les terribles inégalités qui frappent les êtres humains.

Les débats sont nombreux autour de ces questions et leur actualité est criante dans de nombreux champs. Cette analyse devrait donc susciter la réflexion et invite à se questionner sur la manière de mener des actions sociales.

Notes :

  • [1] POMMERON , Cécile,  « Grandir et travailler dignement », in Enfant de Partout, revue du Bureau international catholique de l’enfance, n° 106, mai-juin-juillet 2006, p. 4

    [2] GRILLO, Gemma Elisa et SCHILBOTTO, Giangi, Y trabajan de todas las edades: testimonios de niños trabajadores de América Latina, Movimiento de Adolescentes y Niños Trabajadores Hijos de Obreros Cristianos, Lima, 1992. p. 20.

    [3] POMMERON , Cécile,  Op. Cit. , p. 5.

    [4] « Enfants et adolescents travailleurs au Pérou », in Enfant de Partout, revue du Bureau international catholique de l’enfance, n° 106, mai-juin-juillet 2006, p. 7.

    [5] Convention sur l’âge minimum, n° 138, adoptée 26.06.1973 par la Conférence générale de l’Organisation internationale du Travail, ratifiée le 19.06.1976.

    [6] En dehors des activités agricoles,  industrielles ou de pêche

    [7] Code de l’enfant et de l’adolescent, loi 27337, publiée dans le journal officiel « El peruano » , Lima, le 07.08.2000.

    [8] Enfant de Partout, revue du Bureau international catholique de l’enfance, n° 106, mai-juin-juillet 2006, p. 9.