Sur les causes profondes de la tribalisation de la société belge
Les conclusions de l’enquête « Noir Jaune Blues 5 ans après »[1], commandée par la fondation « Ceci n’est pas une crise » auprès de l’Institut de recherche en sociologie Survey and Action, révèlent qu’une majorité de Belges (52%) sont favorables à ce que les enquêteurs ont nommé la « retribalisation » de la société belge. Que signifie ce concept et comment expliquer cette évolution inquiétante ? Gaël Giraud met en exergue les inégalités entretenues par le système éducatif et exacerbées par les tendances à la globalisation, à la privatisation et à l’affaiblissement démocratique.
Selon Survey and Action, l’expression « tribalisation », empruntée à Amin Maalouf, recouvre à la fois l’appel à l’autorité d’un chef, la survalorisation de la tradition, l’homogénéité (ethnique, culturelle, linguistique et religieuse), la méfiance vis-à-vis de l’extérieur perçu comme menaçant et de l’étranger « envahisseur », et même l’adhésion au retour de la peine capitale. Elle serait alimentée par la conviction de la « nécessité urgente de changements profonds » et le sentiment « qu’aucun acteur n’agit suffisamment ». En face, selon l’enquête, ils ne sont que 21,9 % à souhaiter une « gouvernance vraiment démocratique » et l’édification d’une « nation de citoyens ».
Préoccupante, cette évolution ne doit pourtant pas surprendre : elle est commune à de nombreux pays occidentaux, États-Unis compris. Elle signale une grande souffrance sociale et l’expression maladroite de frustrations sur lesquelles s’appuient des partis politiques d’extrême droite pour conquérir le pouvoir. Souffrance qui n’est pas la simple réactivation d’un imaginaire réactionnaire ou xénophobe : toujours selon Survey and Action, la « nostalgie du passé, la propension à reporter les difficultés du moment sur un bouc émissaire » semblent moins prégnantes que l’appel à un gouvernement autoritaire, par exemple. La ville de Bruxelles, plus cosmopolite et davantage tournée vers la « communauté internationale » que vers certaines parties de la Flandre ou la Wallonie, échappe en partie à cette vague de « retribalisation » : c’est bien d’un phénomène social et territorial qu’il s’agit. Mais ce dernier ne se réduit pas non plus à une partition entre « gagnants » et « perdants » de la globalisation marchande car la Flandre (qui se rattacherait plus volontiers aux premiers) semble manifester davantage de sympathie pour le tribalisme que la Wallonie.
Schisme éducatif
D’où vient donc cette souffrance ? Les causes en sont nombreuses et il n’y a pas, je crois, d’élément unique qui, à lui seul, expliquerait ce qui n’est pas simplement un « retour aux années trente ».
Un premier élément se trouve peut-être dans la sécession d’une partie des « élites de masse », observée par tant de démographes et de sociologues dans la plupart des pays occidentaux depuis une génération environ ‒ en particulier, en France, par Emmanuel Todd. Selon Statbel (l’office belge de statistiques), 29,9% de la population belge de 15 ans et plus ont un diplôme de l’enseignement supérieur ; 13,9% possèdent au plus un diplôme de l’enseignement primaire ; 55,7% un diplôme de l’enseignement secondaire. Or, le tiers « éduqué supérieur » contrôle grosso modo la plupart des lieux de pouvoir et d’influence dans la société : le politique, l’économie et la finance, bien sûr, mais surtout, les médias. L’endogamie y est aussi très puissante : on trouve son conjoint et ses amis dans le même tiers, on ne travaille quasiment qu’avec ses pairs et on s’assure que ses enfants ne « chuteront » pas dans les deux autres tiers. Inversement, les parents diplômés du primaire (et, dans une moindre mesure, du secondaire) ont de grandes difficultés à aménager l’accès de leurs enfants à l’enseignement supérieur. Il s’ensuit, en Belgique comme dans la plupart des pays occidentaux, une scission entre ce tiers (dont la proportion est invariante depuis environ une génération) et le reste de la société, dont les médias parlent trop peu souvent, sinon pour en déplorer le sort ou « l’incompétence ». C’est particulièrement le cas en France, moins en Belgique. Les deux autres tiers se sentent alors, à juste titre, exclus du miroir que la société se tend à elle-même à travers sa scène médiatique. Situation inédite : 30%, c’est beaucoup, alors qu’il y a encore 50 ans, ceux qui appartenaient à « l’élite » éducative « supérieure », étant ultra-minoritaires (10% de la population environ), étaient contraints de composer avec le reste de la société. Et le « plat pays » a su, à travers son histoire, développer cet art du compromis qui, jusqu’à récemment, avait permis de tenir ensemble les différents éléments constitutifs de la société belge. Aujourd’hui, la monarchie semble à certains l’ultime facteur capable de réconcilier les forces centrifuges qui s’exercent. D’où, sans doute, la proposition du Vlaams Blok d’abolir la royauté. La tribalisation qui sévit aujourd’hui provient, pour une large part, de ce schisme éducatif, en particulier dans les pays, comme la Belgique, où le système d’enseignement ne remplit plus sa fonction d’ascenseur social.
Globalisation post-libérale
Sur ce « schisme culturel » viennent probablement se greffer d’autres facteurs. Primo, l’arrivée sur le marché du travail mondial, dans les années 1990, de centaines de millions d’ouvriers chinois sous-payés a induit en Occident une déflation salariale (et un décrochage des salaires réels vis-à-vis de la productivité du travail, plus élevée en Belgique que dans nombre de pays européens) dans les secteurs exposés à la concurrence internationale ‒ surtout chez les « cols bleus », donc. Les effets en termes de perte de pouvoir d’achat, longtemps dissimulés par les importations chinoises bon marché, sont amplifiés, aujourd’hui, par l’inflation. Autre conséquence de l’irruption de la Chine dans la globalisation et des choix d’investissement de sociétés américaines dans les années 1950 largement biaisés en faveur de la Flandre, la désindustrialisation massive de la Wallonie, aggravée par la crise de la sidérurgie, a conduit à un appauvrissement économique qui, chez les cols bleus des deux « autres » tiers, ne peut que faire redouter l’arrivée des « étrangers » prêts à travailler pour des salaires de misère. En Wallonie, la protection sociale et l’exercice du pouvoir quasi-ininterrompu par le Parti socialiste (PS) depuis plusieurs décennies ont ralenti le phénomène ‒ ce qui explique peut-être que l’attirance pour des solutions « tribales » soit un peu moins forte en zone francophone qu’en Flandre, malgré la vigueur économique de cette dernière. Même si l’indice de Gini (qui mesure les inégalités de revenus) en Belgique reste plus faible que chez la plupart de ses voisins, la financiarisation de l’économie et la bulle immobilière spéculative (qui chasse les Bruxellois hors de Bruxelles depuis dix ans au moins) ont creusé les inégalités, affaiblissant davantage encore les médiations sociales par lesquelles le tiers dit « supérieur » pouvait encore trouver des occasions de fréquenter le « reste » de la population. Si vous appartenez à ce tiers-là, interrogez-vous : quand rencontrez-vous vraiment des membres des deux autres tiers ?
Secundo, la privatisation tous azimuts (Belgacom/Proximus, Bpost, etc.), devenue le mot d’ordre du post-libéralisme depuis 40 ans (c’est-à-dire de l’idéologie sans fondement scientifique qui croit que l’enrichissement des plus favorisés est bénéfique à tous et sera lui-même dopé par la privatisation des services publics), a favorisé l’affaiblissement de l’État-providence dont l’une des vertus était aussi d’organiser la solidarité au sein du corps social. Le débat qui, en Flandre comme en Wallonie, oppose les « séparatistes » aux « unitaristes » au sujet de la sécurité sociale en est un symptôme évident. À la tribalisation des élites « nomades », tentées de se replier dans leur entre-soi, répond alors celle des « sédentaires » qui, eux, cherchent à recréer des liens de solidarité (familiaux, de quartier, de religion pour ceux qui en ont une…) afin de survivre à la disparition des services publics. Pire encore, le démantèlement progressif de l’État de droit et de l’égalité de tous devant la loi (dont les fraudes fiscales, notamment en faveur du Grand-Duché voisin, ont longtemps été l’une des caractéristiques) provoque ce que le juriste Alain Supiot nomme la « féodalisation » de la société ‒ ce processus par lequel c’est mon allégeance à des réseaux qui me permet de « m’en sortir » davantage que la méritocratie éducative et professionnelle chère aux démocraties libérales héritières des Lumières.
Affaiblissement démocratique
Tertio, en dépit de ce que le projet européen a pu avoir de bénéfique pour Bruxelles, l’édification de la zone euro a eu un effet dissolvant supplémentaire : en retirant des mains de l’État le pouvoir de création monétaire pour le réserver à une banque centrale indépendante de tout pouvoir démocratique (mais très sensible aux intérêts allemands) et en pratiquant une politique d’euro fort qui favorise les régions industrialisées du « nord » (Pays-Bas, Allemagne, Autriche, Finlande, Flandre) aux dépens du « sud » (France, Italie, Espagne, Portugal Grèce, Irlande et… Wallonie), la BCE (Banque centrale européenne) a alimenté une divergence économique entre ces « deux Europes » dont la ligne de fracture passe exactement à travers la Belgique. Certes, la Commission européenne octroie des fonds FEDER (Fonds européen de développement régional) à la Wallonie pour l’aider à « rattraper la Flandre » − ce qui favorise sans doute la cohésion belge − mais, globalement, les faveurs accordées par la Commission aux régions ont contribué à promouvoir les particularismes européens (breton, basque, catalan…) tout en affaiblissant davantage encore les États-nations.
Enfin, depuis moins d’une vingtaine d’années, les réseaux sociaux catalysent la dysfonction sociale à travers la manière dont leurs algorithmes de sélection de l’information et de « nudges » (c’est-à-dire, de « coups de pouce » destinés à orienter votre comportement devant l’écran) polarisent les internautes dans des « bulles » digitales, identitaires, peu reliées entre elles et dont la violence mimétique ‒ quelques « influenceurs » dictent au plus grand nombre de la tribu ce qu’il faut penser ‒ finit par tenir lieu de « débat démocratique »[2].
Malgré ses aspects propres, la tribalisation de la société belge n’est donc guère différente de celle qui frappe non seulement l’Italie, la France, l’Allemagne (où l’extrême droite est au pouvoir ou proche de l’être) mais aussi les États-Unis, une partie du Sahel ou l’Inde. Le vote Trump par les hommes blancs peu éduqués de la rustbelt (région désindustrialisée du Nord-Est des États-Unis), le nationalisme hindou de Modi ou encore l’effondrement de l’État dans certains pays sahéliens et la colère anti-française qui s’y manifeste peuvent se lire, en effet, comme les symptômes d’un même drame : l’Occident avait promis l’égalité devant la loi et la prospérité pour tous, mais le dernier demi-siècle a apporté pour le plus grand nombre davantage d’inégalités et la déchirure des mécanismes publics de solidarité, obligeant les victimes à s’en remettre à d’autres formes de lien pour survivre. C’est ce qui rapproche la situation actuelle de l’Europe de l’entre-deux-guerres : en démantelant les structures publiques et en paralysant le discernement collectif sans lequel il n’y a pas de commun, le schème privé provoque le recours désespéré à un régime public autoritaire, sous la forme d’un État-tribal, c’est-à-dire d’un acteur capable d’user du monopole légitime de la violence pour défendre les intérêts d’une tribu contre ses ennemis.
Notes :
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[1] https://cecinestpasunecrise.org/etudes/
[2] Voir Anne Alombert et Gaël Giraud, Le Capital que je ne suis pas, Fayard, mars 2024 ; Anne Alombert, « La culture numérique comme alternative aux idéologies de la Silicon Valley », propos recueillis par Jean-Baptiste Ghins dans la revue En Question, n°145, été 2023, pp. 40-44.